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Écritures liminoïdes et langues sur le seuil

“L’Assommoir” de Zola, “L’Avalée des avalés” de Ducharme

Écritures liminoïdes et langues sur le seuil

Cet article s’inspire de différents travaux qui portent sur l’anthropologie de la performance et s’appuie tout spécialement sur ceux de Victor Turner. Comme le rappelle Jean-Marie Pradier dans son article de synthèse « De la performance theory aux performances studies » (2017), la polysémie du « léxème performance appartient au vocabulaire de plusieurs champs disciplinaires dont il nourrit la fabrique théorique plurielle : la linguistique, la philosophie, […] les arts du spectacle vivant […], l’esthétique, l’anthropologie » (287). Nous croyons que dans certains cas, comme ceux dont cet article va traiter, le concept de performance permet de montrer qu’une esthétique du dire comme geste et la notion de rite de passage percolent afin d’offrir de nouveaux paradigmes esthétiques et poétiques, qui permettent une réflexion critique par la mise en crise de systèmes qui font consensus. L’Assommoir de Zola1 et le bérénicien, langue inventée par la protagoniste de L’Avalée des avalés de Ducharme2, mettent en scène des conflits par une désarticulation du discours romanesque en ce qui concerne le roman de Zola et par celle de la langue elle-même dans le cas de la langue de Bérénice. Nous voudrions montrer que le rapprochement entre expérience esthétique et phase liminaire du rite s’établit à partir d’un emploi singulier de marques orales, c’est-à-dire autant la voix que le corps qui l’expriment. En effet, la notion d’oralité comme nous l’avons rappelé dans une contribution précédente, nécessite de « [s]’intéresser aux pratiques d’oralité, [à leur] contexte d’actualisation, voire aux propriétés ou aux codes de sa mise en situation. Les paroles, suivant ce système culturel, sont […] indissociables de la gestuelle qui les accompagne, le tout regroupé au sein d’une performance. Autrement dit, elles ne peuvent se penser sans l’idée de la présence du corps – corps de soi, corps de l’autre, corps des autres. » (Cnockaert et Dumoulin, 2015 : 123) Considérer la parole indissociable du geste permet de recourir à la notion de performance, qui implique, ainsi que le souligne Paul Zumthor « la nécessité de réintroduire la considération du corps dans l’étude de l’œuvre » (1990 : 42). Nous verrons également que la notion de performance est soutenue par une impression d’instabilité de la forme romanesque résultant de l’intégration d’une oralité qui s’offre en mode exploratoire puisque, que ce soit la prose argotique de L’Assommoir ou le bérénicien, l’une comme l’autre n’existe pas. C’est donc l’aspect proprement créatif qui nous intéresse ici.

 

« Ah, la forme, là est le grand crime! »

Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. […] [Q]uand on l’eut fait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque gaillard. Il était justement sur le trône, une caisse de bois très propre, qui ne répandait pas la moindre odeur; et ils rirent de ce qu’elle le trouvait en fonction, son trou de balle au grand air. N’est-ce pas? On sait bien ce que c’est qu’un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagou d’autrefois. Oh! Il allait mieux puisqu’il reprenait son cours. […] Puis, au moment de quitter le trône pour se refourer dans son lit, il rigola de nouveau. (A : 397)

On ne compte plus les points de vue et les études critiques consacrés à L’Assommoir de Zola, et tous abordent, d’une manière ou d’une autre, la question du style et de la langue à laquelle il est difficile d’échapper. Mallarmé, le premier, dès la sortie du roman en feuilleton, salue « l’admirable tentative de linguistique, grâce à laquelle tant de modes d’expression souvent ineptes forgés par de pauvres diables prennent la valeur des plus belles formules littéraires […]. » Il ajoute : « C’est quelque chose d’absolument nouveau dont vous avez doté la littérature […]. » (1966 : 146) Même Flaubert, peu convaincu par ce roman, avoue à mots couverts à sa nièce l’impact de cette nouvelle manière d’écrire en se désespérant qu’après la publication de ce livre il « va avoir l’air d’écrire pour les pensionnats. On va me reprocher d’être décent et on me renverra à mes précédents ouvrages. » (1975 : 551) Quant à Céline, dans son discours d’hommage au romancier, le 1er octobre 1933 à Médan, il affirme net que « [d]epuis L’Assommoir […] on n’a pas fait mieux » (2003 : 87). Plus humblement, Zola, dans sa préface à l’édition en volume, afin de répondre à la critique, et notamment à celle d’Albert Millaud, qui dans Le Figaro, s’indigne que « [c]e n’est plus du réalisme, c’est de la malpropreté; ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie », explique et défend son choix esthétique en ces termes : « L’Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j’ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots. Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah! la forme, là est le grand crime! » (1er janvier 1877). Qu’on soit adepte ou non des romans de Zola, on ne peut en effet qu’être saisi par ce « tour de force » linguistique que représente L’Assommoir, même un siècle et demi plus tard, et qui a fait, souligne Jérôme Meizoz, « entrer le peuple non plus en tant qu’objet d’observation, mais en tant que sujet d’énonciation » (2005 : 102).

L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme, d’une autre manière, défraie également la critique à sa sortie en 1966 pour la « flamboyance de la langue » (Nardout-Lafarge, 2006). La narration est portée par la voix singulière de la jeune Bérénice Einberg en guerre contre sa puberté. Ainsi tente-t-elle vainement d’échapper aux mutations biologique et physiologique dont elle est l’objet :

J’irai voir en secret un chirurgien pour qu’il mette le scalpel une fois pour toutes dans mon écœurant appareil sexuel. […] Dieu que ça va mal! Vacherie de vacherie! […] Il faut que personne ne s’en aperçoive. (AdA : 196)

Cette haine de la puberté s’arcboute à celle des adultes, haine qui trouve une manière d’expression dans l’invention d’une langue, le « bérénicien » :

Je hais tellement l’adulte, le renie avec tant de colère, que j’ai dû jeter les fondements d’une nouvelle langue. Je lui criais : « Agnelet laid! » Je lui criais : « Vassiveau ». La faiblesse de ces injures me confondait. Frappée de génie, devenue extoplasme, je criai, mordant dans chaque syllabe : « Spétermatorine étan-globe! » Une nouvelle langue était née le bérénicien. (AdA : 302-303)

Ce « geste de sécession radicale » (Nardout-Lafarge, 2006) s’élabore à travers la création d’un ordre lexical et linguistique nouveau. Ordre que Bérénice est seule à comprendre et qui n’a d’ailleurs pas pour objectif d’être partagé ou compris. Il sert plutôt d’armure face à un univers de signifiés dont elle renie la forme et le sens.

« Les langues humaines sont de mauvaises langues, soutient-elle, elles ont trop de vocabulaire » (AdA : 257), aussi « [j]’établis de toutes mes forces, des certitudes. […] Pour parer à l’insuffisance qui ne me permet pas d’agir sur les choses et les activités indéfinissables de la vie, je les définis noir sur blanc sur une feuille de papier et j’adhère de toute l’âme aux représentations fantaisistes ou noires que je me forge ainsi de ces choses et de ces activités. [...] Par exemple […] j’affirme que les étoiles sont des grillons, des criquets […]. J’affirme que tout ce qui touche ma peau est une chenille. » (AdA : 185)

Au sein de ce système imaginaire, la jeune fille octroie au bérénicien une valeur expressive et corporelle, sorte de force physiognomonique qui aurait un effet protecteur contre l’extérieur.

Alors que ces deux œuvres semblent très différentes, le combat de Bérénice n’est pas si éloigné de celui esthétique de Zola qui, lui, dans une Lettre à la jeunesse, clame l’importance de « créer une nouvelle rhétorique pour exprimer une société nouvelle » (1968 : 1210). La transformation du monde passe dans un cas comme dans l’autre par le langage. Par ailleurs, il me semble que dans ces deux récits, l’écriture peut être envisagée comme performance liminoïde au sens où l’entend Victor Turner. Ainsi, il sera moins question du roman comme rite que d’une écriture faisant l’épreuve du seuil. À certains égards ce travail rejoint pour l’écriture, ce que Marie Scarpa a élaboré avec les personnages romanesques dans son article sur le personnage liminaire (2009).

On connaît la structure tripartite du rite de passage tel que formalisé par Van Gennep à laquelle est soumis l’initié : 1. La séparation, 2. La marge et 3. L’agrégation. Victor Turner dans Le Phénomène rituel. Structure et contre structure (1969), rebaptise cette division en 1. phase préliminaires, 2. phase liminaire et 3. phase post-liminaire. Le choix de ce changement n’est pas une coquetterie, selon lui ces termes inscrivent une durée, alors que les précédents marquent des bornes (notamment les deux premiers). Turner s’accorde avec Van Gennep pour dire que « [p]endant la période liminaire, […], les caractéristiques du sujet rituel sont ambiguës » (1990 : 95), « [l]es entités liminaires ne sont ni ici ni là; elles sont dans l’entre-deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. » (96) « Il faut, ajoute l’ethnologue, que le néophyte soit dans la liminarité une table rase, une page vierge, sur laquelle on inscrit le savoir et la sagesse du groupe eut égard à ce qui concerne [son] nouveau statut. » (103) On le voit, durant la période liminaire, l’entre-deux fait son lit, les frontières s’effacent, la norme est mise à mal, pour ces raisons, et à cause de ce décloisonnement, c’est un moment qui offre la possibilité d’appréhender de l’autre. Dit autrement, la phase liminaire implique un rapport aigu à l’altérité.

Dans son texte Liminal to Liminoid, in Play, Flow, and Ritual : an Essay in Comparative Symbology (1974), Turner, qui s’attarde à l’étude des phénomènes artistiques, ressent le besoin de marquer plus spécifiquement que dans son premier ouvrage, les différences entre processus liminal et liminoïde. Il rappelle que pour qu’un rite soit effectif et qu’il y ait agrégation, c’est-à-dire pour que l’initiation soit complète et que l’initié puisse être agrégé, l’adhésion totale du groupe est nécessaire, c’est la communauté qui valide in fine l’épreuve initiatique. Différemment, l’expérience liminoïde possède de l’extérieur toutes les marques de la phase liminale, cependant si l’on suit l’ethnologue, ce phénomène ne s’inscrit pas dans un rite soutenu par l’ensemble de la communauté : « Les phénomènes liminaux sont intégrés dans un processus social, formant un ensemble complet, symbolisant sa nécessaire négativité ou son potentiel inhérent », alors que le phénomène liminoïde « se développe plus particulièrement au dehors des processus économiques et politiques principaux, au long de leur lisières […] » (1974 : 85). Il ajoute que ces phénomènes liminoïdes sont surtout visibles dans les sociétés post-révolution industrielle. Ainsi pour exemple, durant le rite de l’Halloween, les individus ont le choix d’ouvrir ou non leur porte aux enfants, alors qu’au sein d’une société traditionnelle, le refus de participer au rite n’est pas envisageable. Ce n’est donc pas un déni de ritualisation que souligne Turner, mais il observe que la mise en scène des rites est marquée par une fluidité dans les codifications et une efficience qui n’agit pas sur l’ensemble de la communauté, mais plutôt sur des groupes particuliers. Dès lors, on peut dire que le rite lui-même s’inscrit dans une marge et que le terme de liminoïde insiste davantage sur la nature transgressive que sur le passage en tant que tel (1974 : 72). Ainsi en est-il de certaines formes de théâtre ou de performances artistiques qui remettent en cause l’ordre établi. Notons également, car cet aspect du rite nous intéresse ici au plus haut point, l’importance du langage dans le dispositif ritique; en effet, ainsi que le rappelle l’anthropologue Christoph Wulf, « le caractère performatif de la langue durant des actions rituelles a une importance cruciale. Ceci apparaît […] lorsque les paroles prononcées lors de l’accomplissement du rituel contribuent pour une grande part à l’instauration d’une nouvelle réalité sociale. » (2005 : 13)

C’est à cette oralité du rite que je vais donner la préférence en m’intéressant à la dialectique oralité/littératie et à leur articulation d’une part dans l’utilisation que Zola fait de l’argot dans L’Assommoir, et d’autre part dans le pouvoir qu’octroie Bérénice au bérénicien. Comme précisé précédemment, l’oral, ainsi que l’entend Jack Goody, ne représente qu’une partie de l’oralité, il est nécessaire de prendre en compte la gestuelle qui l’accompagne, tout acte de parole se référant de facto à un geste, à une posture corporelle.

Même si dans L’Assommoir, l’argot est une langue directement tirée du Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau, il n’en reste pas moins que c’est une langue d’abord parlée servant de signe distinctif par ceux qui l’emploient comme le confirme le Trésor de la langue française :

Langage de convention dont se servaient les gueux, les bohémiens, etc., c’est-à-dire langage particulier aux malfaiteurs (vagabonds, voleurs, assassins); aujourd’hui essentiellement, parler qu’emploient naturellement la pègre*, le Milieu*, les repris de justice, etc. P. ext. Langage ou vocabulaire particulier qui se crée à l’intérieur de groupes sociaux […] déterminés, et par lequel l’individu affiche son appartenance au groupe et se distingue de la masse des sujets parlants. (« Argot », TLF)

À cette définition, on peut sans conteste rattacher la langue délinquante de Bérénice qui lui sert spécifiquement à s’éloigner et à se distinguer du monde des adultes, mais aussi de l’amour. Inventer une langue pour elle seule devient le moyen de renaître dans un monde qui ne rencontrerait que sa propre résonance, projet qui rejoint celui ontologique de l’enfant :

Ce qui importe c’est vouloir, c’est avoir l’âme qu’on s’est faite, c’est avoir ce qu’on veut dans l’âme. Ils se demandent d’où ils viennent. Quand on vient de soi, on sait d’où l’on vient. […] Il faut se recréer, se remettre au monde. […] Christian, Constance Chlore… que sont-ils? Je suis le général et ils sont les forteresses à prendre. Je suis portée à les aimer, mais je ne les aime pas. Parce que je ne veux pas les aimer. […] Ils sont mes batailles. […] Tout est ma bataille. Boum! Un coup de canon sur le nez de l’Indien! Vlan! Un coup de soulier sur les oreilles de l’Indien. […] Va te coucher. Vacherie de vacherie! […] La vie ne se passe pas sur la terre, mais dans ma tête. La vie est dans ma tête et ma tête est dans la vie. Je suis englobante et englobée. Je suis l’avalée de l’avalée. (AdA : 37-38)

Cet extrait, comme les précédents, révèle à quel point Bérénice a saisi l’arbitraire des signes et de la langue, c’est en quoi elle s’autorise à en inventer une. Jouant avec les références culturelles et les phonèmes, cet arbitraire considère le langage comme un espace ludique de perpétuelle construction et reconstruction identitaire. C’est un fait que le réel ne peut être séparé de sa nomination. Du haut de son jeune âge, du haut de sa rage émouvante à exister autrement, plus fort, plus vite, plus vrai, plus que personne, Bérénice a compris qu’elle vivait dans un monde symbolique dont le langage est à la fois l’organe et l’expression. Toute sa prose se déploie à travers cet investissement imaginaire qui épouse une dialectique qui articule « jeux de corps » et « jeux de langue ».

D’une autre manière, Zola est un des premiers romanciers à cerner avec autant d’acuité que nos conduites individuelles et collectives sont soutenues par différents supports (verbal, gestuel ou postural) et que le corps en est un éloquent, parlant. Avec L’Assommoir particulièrement, il adjoint à cette éloquence corporelle une langue tout en chair. Cette conjonction entre dire et représentation corporelle, est un des moyens pour écrire, comme il le programme dans le dossier préparatoire, dans « un style à toute volée » et « tout dire » d’un ton uni et « simple » (fo1).

 

La langue en délit

Dans son article « L’Assommoir. Langage de l’autre » (1974), Martine Léonard relève avec précision les outils et marqueurs linguistiques qu’a justement utilisé le romancier pour concilier style endiablé et homogénéité du ton, dit autrement fondre la langue populaire dans la langue classique. Elle note sans surprise l’emploi du style indirect libre (qui n’est plus une nouveauté en 1881), qui permet « l’uniformisation de l’écriture » (43) en représentant l’« intériorisation de la parole » (49), son emploi gomme par ailleurs les formules et signes linguistiques qui marquent le passage du personnage au narrateur et vice versa. Elle signale une préférence pour l’emploi de « l’imparfait [qui] réduit l’opposition du temps du récit (le passé simple) et du temps de la parole (centré sur le présent) » (43-44). Moins attendue est la présence intempestive de syntagmes nominaux péjoratifs et sarcastiques pour nommer de nombreux personnages, ainsi « cette rosse de Coupeau », « ce louchon d’Augustine », « cet animal de Boche », etc., syntagmes qui favorisent eux aussi l’uniformisation en superposant affirmation et jugement exclamatif, le tout soutenu par un démonstratif qui introduit particulièrement bien les termes argotiques (51). Manière efficace de dissoudre la langue parlée dans le texte. Dans la même logique, le pronom démonstratif neutre « ça » produit également un effet d’oralité par son caractère familier. Par ailleurs, le démonstratif installe une forme de complicité des personnages entre eux, la langue plus que les descriptions, on le sait, servant l’entre-soi, connivence qui va jusqu’à intégrer le lecteur puisque le démonstratif atténue aussi la frontière entre ce dernier et les acteurs de l’histoire. L’utilisation fréquente du pronom « on » permet aussi de réduire ce rapport de distance entre personnage et lecteur, étant donné que ce pronom, remarque M. Léonard, insiste sur « le personnage en tant qu’élément d’une collectivité » (53) qui l’emporte sur l’individu, communauté que le lecteur intègre à son corps défendant par sa participation lectorale. Ajoutons que l'usage fréquent de formules passives qui donne la faveur à l’action plutôt qu’au sujet redouble cet effacement des frontières subjectives (56).

Image
Légende / Crédits

Alphabet de la Bourbonnaise,  French Political Cartoon Collection (Library of Congress), 1789, 24,6 x 21,3 cm.

Tous ces moyens pour fondre une langue dans une autre montrent qu’il s’agit moins pour Zola de jongler avec un binarisme qui ferait passer le texte d’une langue à une autre, que d’user d’une logique mobile qui joue avec la plasticité de la langue, sa forme et ses règles. En d’autres mots, la langue de L’Assommoir se tient sur un seuil qui fonctionne à la manière d’un fondu enchaîné permanent, processus qui ne contredit pas la tactique zolienne qui travaille à cacher la frontière. Comme l’écrivain l’explique dans une lettre à un critique : « Vous me concédez que je puis donner à mes personnages leur langue accoutumée. Faites encore un effort, comprenez que des raisons d’équilibre et d’harmonie générale m’ont seules décidé à adopter un style uniforme. » (Corr., II : 489) Défense que reconnaîtrait Albert Thibaudet qui au sujet du style de Flaubert note qu’« [a]voir un style pour un homme comme pour une littérature, c’est écrire une langue parlée. Le génie du style consiste à épouser certaines directions de la parole vivante pour les conduire à l’écrit. […] À la base d’un style, il y a donc ceci : un sens de la langue parlée, une oreille pour l’écouter. » (1992 : 274) « Équilibre et harmonie », « style uniforme », résultent, dans le cadre de L’Assommoir, d’une intégration savante de l’argot dans le texte littéraire. « Manière de désordre » et non pas « désordre » car en fait, la syntaxe n’est jamais mise à mal (comme elle le sera chez Céline par exemple). Cependant, comme l’extrait en ouverture le prouve, l’incorporation de la langue parlée qui offre une place notoire au corps et à ses fonctions les plus triviales, donne l’impression d’une torsion de la langue dite littéraire. Les corps avalent la langue autant qu’ils sont digérés par elle.

En effet, la lecture de L’Assommoir laisse entendre (au sens premier du terme) que le corps façonne l’écriture, relisons : « On sait bien ce que c’est qu’un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagou d’autrefois. Oh! Il allait mieux puisqu’il reprenait son cours. […] Puis, au moment de quitter le trône pour se refourer dans son lit, il rigola de nouveau. » (A : 397) Alors que, M. de Certeau l’a largement démontré, l’écriture façonne les corps leur imposant une posture, un maintien, ici c’est l’irruption des corps pris dans le quotidien le plus vil que soutient un langage familier, qui sculpte l’écriture zolienne, lui donnant vocalement une forme. Corps et langue partagent une même familiarité. En effet, l’écriture est définitivement soumise à ces corps touchés par l’ivresse; soumission qui s’exprime par une ivresse de l’écriture. Quoi de plus logique dans un roman sur l’alcoolisme? On connaît les effets désinhibants de l’alcool, ils créent de la transgression, et surtout délient les langues. Bachelard n’a-t-il pas souligné dans La psychanalyse du feu que « l’alcool est un facteur de langage. Il enrichit le vocabulaire et libère la syntaxe. » (1968 : 144)? Pour fondre la forme et le fond, Zola, lui, a mis la langue, une certaine langue, en délit, en poussant la norme dans ses retranchements.

La conjonction entre oralité et écriture, les différents marqueurs linguistiques qui masquent le passage entre langue littéraire et langue du peuple, la désinvolture langagière qui estompe les différences sexuelles puisque les sous-entendus obscènes ne sont pas uniquement l’apanage des hommes, tous ces éléments linguistiques assurent un façonnage particulier du texte en rusant avec un emploi de la langue verte, dit autrement une alliance du cru de la langue dans le cuit de la grammaire. Une certaine délinquance orale est mise en scène, les valeurs morales déclinent à mesure que la langue se familiarise. Même le corps de Gervaise perd ses limites — on se souvient qu’elle est énorme alors qu’elle meurt de faim —, et rejoint ainsi le texte qui « s’argotise » à mesure qu’il avance. À certains égards, le corps de Gervaise appartient au monde du concept dans sa monstruosité irreprésentable, il est avant tout un corps « exprimé », à tous points de vue un corps symbolique.

Du côté de Bérénice, « [l]a langue n’est [plus] cet outil qui sert à communiquer […]. Elle est ailleurs, hors propos, dans la démesure » (2006 : 23) explique Jean-Christophe Delmeule. Cette écriture aussi mime le corps en devenir de la jeune fille, ses désordres, ses excroissances nouvelles, ses violences, ses inquiétudes, ses paradoxes et ses émois troubles. Il faut saisir le bérénicien comme une tentative langagière d’épouser le corps adolescent de la protagoniste qui l’a créé, elle en révèle le mouvement et ses aléas. Et c’est en quoi cette langue ne sert que Bérénice et c’est pourquoi on peut parler d’une langue endogamique, c’est-à-dire de soi pour soi, qui renvoie un peu à l’amour incestueux que Bérénice développe pour son frère Christian. Cet entre-soi en revanche, il est important de le souligner, permet à la jeune fille de doucement tendre vers la femme et l’altérité. En effet, cet amour « immoral » marque un pont vers l’autre, encore très proche certes, mais autre néanmoins. C’est donc bien une langue trait d’union, une langue seuil, que celle-là qui signifie le passage tout en s’y installant.

Ce seuil est marqué par une friction entre langue classique et langue populaire dans le cas de L’Assommoir, entre signifiés et signifiants dans le cas du bérénicien, à chaque fois, la dissonance est mise à l’honneur. Ce sont des langues chargées de tensions contradictoires, comme le veulent les expériences liminaires, et ce tintamarre langagier dramatise l’écriture, dramatisation au sein de laquelle les corps sont mis à contribution dans leur fonction les plus charnelles (sexualité, digestion, etc.) et biologiques (le désordre pubertaire). C’est à notre avis cette corporéïté textuelle associée à un contexte de passage qui permet de convoquer la notion de performance. En effet, l’intégration d’une forte oralité et d’une gouaille idoine au monde ouvrier dans L’Assommoir, la multiplication des jeux de mots et inventions langagières dans L’Avalée des avalés, brisent le caractère « textualiste » des récits pour en faire des textes hautement performatifs, poreux à une autre forme de culture que celle savante, perméable à d’autres codes.

Ces tentatives nouvelles, ces infractions langagières et explorations linguistiques provoquent un écart, une fissure au creux de laquelle surgissent des capacités transformatives.

Dans un cas comme dans l’autre, une rhétorique du mic-mac3 s’exprime grâce à une articulation intime entre oralité et écriture, par le mélange des genres, à travers l’exhibition d’audaces lexicales, au sein d’une syntaxe qui canalise le désordre tout en le dévoilant. Cette rhétorique renvoie au principe actif du rite et à son efficacité, et plus spécifiquement, à la période liminaire où l’ensauvagement s’avère un passage obligé. C’est en quoi on peut taxer l’écriture de L’Assommoir et celle du bérénicien de liminoïdes. En effet, ainsi que l’explique Turner au sujet des performances liminoïdes, la subversion dynamise et potentiellement crée du nouveau en mettant l’ordre et le consensuel en danger. Ainsi, cet éclatement contrôlé de la langue argotique dans la langue classique, ou les éclats langagiers de Bérénice comme moyens d’accueillir à son corps défendant l’altérité, s’apparentent à une volonté d’incorporer la résistance au cœur d’un ordre conventionnel par l’emploi savant d’une langue performante et ensauvagée. Dit autrement, affranchissement et aliénation font ami-ami dans une coexistence paradoxale, mais novatrice par son paradoxe même. La rencontre élective d’incompatibilités, au sein de laquelle les séparations sont diluées, enrichissent le réel de l’écriture, mais aussi le point de vue que nous pouvons avoir sur le réel romanesque dès lors modifié.

  • 1. Émile Zola, L’Assommoir, Paris, Livre de poche, « Classiques de poche » 1996 [1877]. Les références à cette œuvre seront indiquées par le sigle A et intégrées directement dans le corps du texte.
  • 2. Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés, Montréal, Édition du Bélier, « ARIÈS », 1967 [1966]. Les références à cette œuvre seront indiquées par le sigle AdA et intégrées directement dans le corps du texte.
  • 3. Clin d’œil à la très fine étude de L’Assommoir de Jean-Marie Privat, « Le mic mac des rites » dans Le Moment réaliste. Un tournant de l’ethnologie, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 225-272.
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Pour citer

Pour citer

Cnockaert, Véronique, « Écritures liminoïdes et langues sur le seuil. “L’Assommoir” de Zola, “L’Avalée des avalés” de Ducharme », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, février 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/250/.

Bibliographie

Bachelard, G., La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1968.

Céline, L.-F., « Hommage à Zola », Études françaises, vol. 39, no 2, 2003, p. 87-91.

Delmeule, J.-C., « Les Altérités singulières dans L’Avalée des Avalés », Roman 20-50, vol. 1, no 41, 2006, p. 15-25. En ligne : https://www.cairn.info/revue-roman2050-2006-1-page-15.htm.

Ducharme, R., L’Avalée des avalés, Montréal, Édition du Bélier, 1967 [1966].

Flaubert, G., Correspondance, Club de l’Honnête homme, t. XV, 1975, p. 551. Cité par Jean-Pierre Leduc-Adine, L’Assommoir d’Émile Zola, Paris, Gallimard, 1997.

Léonard, M., « L’Assommoir. Langage de l’autre », dans Études françaises, vol. 10, no 1, 1974, p. 41-60. En ligne : https://id.erudit.org/iderudit/036566ar.

Mallarmé, S., Correspondance, t. II, 1966, p. 146. Cité par Jean-Pierre Leduc-Adine, L’Assommoir d’Émile Zola, Paris, Gallimard, 1997.

Meizoz, J., « La Langue du peuple dans le roman français », Hermès, vol. 2, no 42, 2005, p. 101-106.

Nardout-Lafarge, É., « L’insaisissable Réjean Ducharme », Roman 20-50, vol. 1, no 41, 2006, p. 3-14. En ligne : https://www.cairn.info/revue-roman2050-2006-1-page-3.htm.

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