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(Dé)faire le malheur : Edmond Dantès, agent du sort dans "Le Comte de Monte-Cristo"

(Dé)faire le malheur : Edmond Dantès, agent du sort dans "Le Comte de Monte-Cristo"

La trame narrative d’Edmond Dantès, héros du roman Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas (1844-1846)1, prend place dans une période sociohistorique incertaine et chancelante du XIXe siècle, c’est-à-dire qu’elle se calque sur la précarité de l’époque historique de la Restauration entrecoupée par les Cents Jours. Bien que l’historicité du récit ne soit pas nécessairement mise au premier plan, sa liminarité2 même participe grandement à façonner la destinée des personnages impliqués, car elle motive les choix qu’ils font pour eux-mêmes et envers autrui. Le Comte de Monte-Cristo n’est pas une histoire de hasard, mais au contraire de prévision et de calcul où tout un chacun planifie égoïstement son prochain mouvement, et c’est en gardant toujours en tête la position sociale et les intérêts personnels qui pourraient en découler (tout dépendamment du régime politique en place) que les ennemis de Dantès font basculer sa vie dans un état liminaire – à l’image de cette époque où les allégeances sont ébranlées et en changement constant. Arrêté le jour de ses fiançailles, moment rituel d’entre-deux, le héros du roman est arraché à son père et à sa future épouse, puis emprisonné sans l’ombre d’un jugement au château d’If, ce lieu en marge de la terre et des hommes3. Dès lors, le but de Dantès est d’accomplir sa vengeance en défaisant, pierre par pierre, toute forme d’ascension sociale bâtie méticuleusement par ses ennemis. Victime du sort, sa trajectoire narrative liminaire (Scarpa, 2009) peut se comprendre à travers de nombreuses interdiscursivités (juridique, épique et folklorique, biblique) qui traversent le roman et façonnent l’identité du héros de Dumas. Ces discours transforment éventuellement Dantès en comte de Monte-Cristo, un agent du sort dont la liminarité est aussi investie de facultés médiatrices.

 

Le statut juridique sous la Restauration : foi et loi de l’identité française

Le Comte de Monte-Cristo dépeint une culture beaucoup plus parisienne que méridionale, bien que plusieurs personnages clés soient originaires de Marseille. Les culturèmes de l’œuvre, tels que l’ascension dans la hiérarchie sociale, les alliances familiales et les façons de se construire une fortune, s’organisent en plusieurs systèmes discursifs gravitant autour d’une cosmologie4 de spéculation et d’anticipation, au sens monétaire et politique du terme. Une des cosmologies principales dans laquelle s’inscrit Le Comte de Monte-Cristo est donc tout autant centrée sur la fortune et la position sociale comme instances de pouvoir et de légitimité que sur les allégeances politiques qui ont le poids de définir (et de dévier) les trajectoires de vies des personnages. À ce titre, on peut évoquer dans le roman une cosmologie politique des biens limités, une matrice culturelle organisant les relations entre le personnel romanesque où « on ne saurait s’enrichir sans appauvrir simultanément un tiers [et que dans] ces conditions, il ne reste à celui qui n’a rien ou peu qu’à s’approprier “par ruse ou par force ce qu’on ne [lui] donne pas de bon gré” » (Privat et Vinson, 2018 : 21). Dans le cadre historique de la Restauration et des Cent Jours où les rois et l’Empereur sont pratiquement interchangeables, les personnages du roman ne connaissent pas d’autre méthode d’ascension sociale en dehors du rabaissement ou de la destruction sociale d’autrui. Celle-ci s’articule surtout en termes de dénonciation, de trahison ou encore de « fausses bonnes actions » destinées à se faire valoir et à s’enrichir au détriment de l’adversité.

C’est au sein de cette vision du monde calculatrice, qui guide plusieurs personnages, que s’inscrit l’interdiscursivité juridique du récit ; elle permet de poser les bases du « statut identitaire » de Dantès, à la fois victime et agent du sort. Les questions du nom et du droit à une identité sont une trame de fond très importante au XIXe siècle5, puisque ces deux éléments réunis concrétisent l’existence légale et juridique des individus en leur octroyant une visibilité sociale. C’est aussi le véritable but qui occupe la majorité des personnages détracteurs de Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo. À cette époque, on hérite d’un nom par relation filiale ou matrimoniale, mais on peut aussi se faire un nom en achetant des titres de noblesse, soit grâce à une large fortune ou par service rendu à l’État (et souvent par une combinaison des deux).

Dans cette optique, les principaux détracteurs qui font de Dantès une victime du sort, soit Fernand (dit Morcef), Danglars et Villefort, sont des « parvenus » dans la société parisienne alors que tous trois sont, justement « par ruse et par force » (Privat et Vinson, ibid.), le résultat de la seconde option. Fernand de Mondego, le pauvre pêcheur catalan, parvient, grâce à la disparition de Dantès, à faire sienne Mercédès (sa fiancée), à monter les échelons militaires et à s’enrichir aux dépens des gens qu’il trahit, dont le sultan Ali Pacha et sa famille. Connu sous le nom du comte de Morcef à Paris, il porte le grade de lieutenant-général et est décoré de la Légion d’honneur après avoir mené quelques campagnes militaires. Il en va de même pour Danglars, jeune comptable à bord du navire Le Pharaon jalousant le succès de Dantès et qui, après l’avoir faussement dénoncé comme bonapartiste dans une lettre adressée au procureur du roi, parvient lui aussi à se faire une place dans la société mondaine en devenant banquier. Grâce à sa fortune, il réussit à obtenir les titres de baron, chevalier de la Légion d’honneur et membre de la Chambre des députés. Toutefois, Danglars abdique ceux-ci pour faire bonne figure lorsque siège à Paris un gouvernement populaire. Quant à Villefort, qui est le substitut du procureur du roi à Marseille au début du récit, il constitue un bon contre-exemple de l’importance filiale du nom, c’est-à-dire qu’il représente le bénéfice de s’en dissocier pour préserver son statut social. Ce dernier n’aurait pas pu atteindre le haut poste du procureur du roi à Paris sous la Restauration s’il avait gardé le nom complet Noirtier de Villefort, car Noirtier est le nom de son père, le célèbre bonapartiste à qui était notamment adressée la lettre de l’île d’Elbe rapportée par Dantès.

Dans la logique des biens limités, ces trois personnages ont pu se faire un nom sur le malheur de Dantès, car c’est au moment de le dénoncer faussement pour leur compte qu’ils ont connu l’ascension sociale : Danglars a pris sa place à bord du navire, Fernand a épousé sa fiancée et Villefort s’est hâté d’aller annoncer le retour de Napoléon de l’île d’Elbe au roi Louis XVIII grâce à la lettre interceptée. En ce sens, Villefort pose une « fausse bonne action » qui lui vaut la reconnaissance de l’État, puisqu’il est un fin calculateur ne connaissant pas réellement d’allégeance politique, si ce n’est qu’envers la position sociale accordée par le régime en place. Pendant les Cent Jours, Villefort avait d’ailleurs la possibilité de faire libérer Dantès, mais il se doutait bien que le rachat de sa faute risquerait son propre futur : « [Villefort] conserva précieusement entre ses mains cette demande [de libération] qui, pour sauver Dantès dans le présent, le compromettait si effroyablement dans l’avenir, en supposant une chose que l’aspect de l’Europe et la tournure des événements permettaient déjà de supposer, c’est-à-dire une seconde restauration. » (CMC, 126) Or Villefort, à partir de ce moment, se voit aussi « pris entre [la] règle collective (la coutume) et sa trajectoire singulière (son destin) » (Scarpa, 2009 : 26), c’est-à-dire entre la vision du monde qui consiste à faire fortune en s’emparant des biens (symboliques, matériaux) d’autrui, et ce qui aurait pu racheter son destin s’il s’était acquitté de sa faute envers Dantès. Son choix lui assurera un avenir malheureux, puisque Dantès aura par la suite comme objectif ultime de rétablir le balancier des biens limités en défaveur de ses ennemis. Villefort a d’ailleurs le présage des effets de sa trahison avant même de l’avoir commise : 

Cet homme qu’il sacrifiait à son ambition, cet innocent qui payait pour son père coupable, lui apparut pâle et menaçant, donnant la main à sa fiancée, pâle comme lui, et traînant après lui le remords, […] ce tintement sourd et douloureux qui, à de certains moments, frappe sur le cœur et le meurtrit au souvenir d’une action passée, meurtrissure dont les lancinantes douleurs creusent un mal qui va s’approfondissant jusqu’à la mort. (CMC, 91)

Ce présage annonce que c’est en outrepassant la loi, c’est-à-dire en détournant le système judiciaire dont il est le représentant (en ne dénonçant pas son propre père à l’aide de la lettre dont Dantès était porteur), que Villefort subira le malheur à son tour quand le comte de Monte-Cristo, l’agent du sort et alter ego de Dantès, viendra d’outre-tombe régler ses comptes.

Pour mener sa vengeance à terme, Dantès joue lui-même sur son statut juridique : il emprunte diverses identités (l’abbé Busoni, Simbad le Marin, Lord Wilmore) et se « prête au jeu » de la Restauration en se conférant le nom et le titre de comte grâce à l’acquisition de l’île de Monte-Cristo. Toutefois, il s’agit d’une fausse agrégation à cette cosmologie, puisque c’est pour lui un moyen de rétablir la justice et non une fin en soi. Il utilise sa mort légale, comme on le croit noyé à la suite de son évasion du château d’If, pour se constituer une nouvelle identité : celle du très vite renommé comte de Monte-Cristo. Cette « renaissance » (Biglia, 1999) signera, à partir de ce moment, la mort symbolique de Dantès, car il ne prononcera plus jamais son nom à qui que ce soit en-dehors de ses ennemis, et précisément au moment d’accomplir sa vengeance envers eux6.

 

L’homme aux mille visages : Dantès, mauvais mort et figure biblique

Une autre interdiscursivité organise le roman, celle folklorico-épique du retour du mort. En effet, déjà par sa longueur, le récit se présente comme une longue épopée, voire un « voyage odysséen » (Larrieu, 2019) dans lequel on retrouve la thématique du retour du fiancé disparu7 qui, après des années d’absence et désormais méconnaissable, réapparaît pour se faire reconnaître des siens. Or les proches du disparu, le croyant mort, ont fait leur deuil et continué leurs vies pendant que le héros, lui, est resté figé dans un état liminaire de souffrance morale et physique. Ce motif du retour comme schème culturel, très productif dans la trame narrative du roman, transforme Dantès en revenant, ce « mauvais mort » (Privat, 2005 : 213) qui instaure inévitablement le désordre dans la société. En effet, même s’il sort vivant du château d’If, sa mort, légale et symbolique, signe la fin d’un monde et le place en marge de la communauté d’avant son emprisonnement – communauté à laquelle il est désormais impossible de s’agréger (son père est décédé et Mercédès a épousé Fernand). Il conserve par ailleurs tous les attributs physiques liminaires d’un prisonnier « mort-vivant » aux yeux des différents groupes sociaux qui croiseront son chemin. Ayant toujours une pâleur mortelle, on dit de lui qu’il a la main « glacée comme celle d’un mort » (CMC, 479) et il est notamment comparé à « un déterré » (CMC, 412) et à un vampire (Lord Ruthven [CMC, 501]), personnifiant toujours la figure du revenant. Le héros dumasien a d’ailleurs pleinement conscience de son statut liminaire de « mort vivant », comme il l’exprime à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que cela me fait, à moi qui ai passé vingt ans entre la vie et la mort, de vivre ou de mourir ? » (CMC, 1112) Même si la privation et la rudesse des quatorze années passées en prison ont durcit ses traits, étrangement, il sera mentionné quelques fois dans le roman que Dantès conserve un air jeune et une chevelure noire, comme si le temps s’était arrêté.

Aussi, du point de vue anthropologique, l’on peut distinguer les « morts reconnaissants », qui « renoncent à leurs conduites persécutrices » et qui garantissent la longévité aux vivants restant fidèles à leurs engagements (Lévi-Strauss, 1950 : 20), des « mauvais morts », qui, décédés en position de marge, ne les laissent pas tranquilles, car ils « [dénoncent] des ratés de la coutume et un déficit rituel à l’égard de [leur] destin posthume qui [les] immobilise dans un entre-deux-mondes » (Ménard, 2014 : 334). Les mauvais morts sont souvent, comme Monte-Cristo, « motivés par un règlement de comptes : ils effectuent, la plupart du temps, une réclamation, une requête ou un avertissement afin que le survivant paye une dette. » (Ménard, ibid.) Cette dette envers le mort qui fait retour sera pour Fernand, Danglars et Villefort difficile à effacer. L’exécution de sa vengeance fait de Monte-Cristo un mauvais mort, agressif et vindicatif, qui revient hanter les mauvais vivants, soit ses ennemis qu’il ruine et pousse jusqu’à la folie ou la mort. Toutefois, il incarne aussi le mort reconnaissant et prévoyant pour les bons vivants. En effet, il redistribue les biens et richesses à ceux qui, malchanceux comme lui, sont injustement tombés sous le joug de la cosmologie politique des biens limités. Son statut liminaire de « mort-vivant » lui octroie la compétence de médiateur du seuil du bonheur/malheur : il fait évidemment passer du bonheur au malheur ses principaux ennemis (Fernand, Danglars et Villefort), et à l’inverse, il sauve d’un malheur certain ceux qui, selon lui, méritent le bonheur. Sous les traits d’un bienfaiteur anonyme, il rend l’honneur et la fortune à la famille de son ancien armateur, les Morrel8 ; il épargne Valentine de Villefort d’un empoisonnement certain (qui peut de ce fait épouser Maximilien Morrel) ; et, finalement, il sauve Haydée, la fille d’Ali Pacha qui avait été réduite en esclavage par Fernand, en lui offrant sa protection et son amour. Dantès espère lui-même trouver une forme de bonheur à ses côtés : « Je dis qu’un mot de toi, Haydée, m’a plus éclairé que vingt ans de ma longue sagesse ; je n’ai plus que toi au monde, Haydée ; par toi je me rattache à la vie, par toi je puis souffrir, par toi je puis être heureux. » (CMC, 1396)

Cette (in)capacité à n’être pas totalement l’un ou l’autre des « morts » rend le héros marginal et ensauvagé socialement (car il ne peut pas régresser à son état d’avant la phase de séparation et ne peut pas non plus atteindre la phase d’agrégation9), ce qui lui permet néanmoins de jouer avec son statut de revenant. Rappelons-le, Dantès utilise cet anonymat à son avantage et révèle son nom véritable à ses détracteurs seulement au moment où il est certain que les biens limités sont redistribués.

Ce schème culturel du héros faisant sa propre justice mobilise, dans le texte, une interdiscursivité biblique. Le roman est en effet traversé par la question de la Providence et de l’inévitabilité du destin dans une logique culturelle du malheur selon laquelle ce dernier est à la fois une contrepartie à un trop grand bonheur (la théorie des biens limités) et est intimement lié au paradigme de la vengeance (comme réparation d’outrages). Se croyant investi de la loi divine et, paradoxalement, de celle de Satan (la loi du talion comme « justice naturelle » [CMC, 613]), Dantès plie et contourne les lois des hommes pour faire sa propre justice. Comme le Christ, il souffre une Passion10 lors de son emprisonnement et de son évasion du château d’If avec un boulet aux pieds. C’est précisément à ce moment que s’accomplit la « mort initiatique », voire le baptême (Biglia, 1999) de Dantès, autrement dit sa mort symbolique puis sa résurrection en comte de Monte-Cristo : « moi, trahi, assassiné, jeté dans une tombe, je suis sorti de cette tombe par la grâce de Dieu, je dois à Dieu de me venger ; il m’envoie pour cela, et me voici. » (CMC, 1100) Tout un vocabulaire biblique et christique – sans compter les centaines d’occurrences du nom divin – lui est d’ailleurs associé à la suite de cet évènement où « Dieu [l]’a tiré du néant pour [en] faire ce qu’[il est] » (CMC, 617) : Monte-Cristo est « certain d’être l’envoyé de Dieu » (CMC, 1117) ; il « a assez de foi en Dieu pour obtenir des miracles » (CMC, 1266-1267) ; Maximilien lui obéit « comme un apôtre » (CMC, 1268) ; enfin, Julie et Emmanuel (la sœur de Maximilien et le mari de cette dernière) croient qu’il va « remonter au ciel après être apparu sur cette terre pour y faire le bien » (CMC, 1332). Donc, tel le Christ, « revenu d’entre les morts, âgé de trente-trois ans, il va juger les vivants » (Gengembre, 2012 : 160), puis va accomplir son Chemin de croix pour commémorer cette Passion dont il a tant souffert. Les discours du protagoniste prennent alors des airs de « pacte faustien » (Larrieu, 2019) où on ne peut plus déceler le moindre remord :

« […] je veux être la Providence, car ce que je sais de plus beau, de plus grand et de plus sublime au monde, c’est de récompenser et de punir. » Mais Satan baissa la tête et poussa un soupir. « Tu te trompes, dit-il, la Providence existe ; seulement tu ne la vois pas, […] parce qu’elle procède par des ressorts cachés et marche par des voies obscures ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de te rendre un des agents de cette Providence. » Le marché fut fait ; j’y perdrai peut-être mon âme mais n’importe, reprit Monte-Cristo, et le marché serait à refaire que je le ferais encore. (CMC, 618)

En effet, la poursuite de la justice pour Dantès est dans le récit une véritable croisade. Il passe une décennie à planifier sa vengeance, mais il le fait en respectant un certain code d’honneur qui rappellerait aussi le Décalogue. À l’image de Moïse, il a été « voyageur en une terre étrangère » (Exode, 18 : 3) pendant de nombreuses années et a connu la faim et la soif dans le désert (en prison) avant d’arriver à Paris, cette Terre Promise11. Monte-Cristo souhaite, en tant qu’agent de la Providence, rectifier plusieurs écarts aux commandements bibliques. Nommons-en quelques-uns :

  • « tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain » (Exode, 20 : 16) rappelle que Fernand, Danglars et Villefort l’ont faussement accusé de bonapartisme ;
  • « tu ne convoiteras point la femme de ton prochain ; […] ni aucune chose qui appartienne à ton prochain » (Exode, 20 : 17) condense les motifs du vol de la fiancée par Fernand et de la jalousie de Danglars (enviant la nomination de Dantès à titre de capitaine) ;
  • « tu ne tueras point » (Exode, 20 : 13) ravive le crime de Villefort ayant enterré son fils Benedetto vivant ;
  • « tu honoreras ton père et ta mère » (Exode, 20 : 12) n’est pas respecté par Villefort qui exècre son père, Noirtier, car ce dernier complique ses projets politiques ;
  • « tu ne commettras point l’adultère » (Exode, 20 : 14), rappelle également que Villefort et la baronne Danglars ont eu un fils de leur union extra-maritale ;
  • et « tu ne voleras point » (Exode, 20 : 15) en ce qui concerne Caderousse et Benedetto qui seront finalement châtiés pour leurs nombreux vols.

Monte-Cristo s’en prend aussi impunément aux familles de Fernand, Danglars et Villefort sous le couvert des mots de Dieu qui « puni[t] l’iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération » (Exode, 20 : 5) en ne distinguant point les innocents des coupables. Dans la logique culturelle où « le destin prend toujours le “visage de la famille” » (Verdier, 1995 : 154), où le malheur s’hérite, plusieurs membres de ces trois familles deviennent des dommages collatéraux, dont Édouard de Villefort, qui meurt empoisonné par sa mère, instruite délibérément sur les poisons par le comte. Ainsi, Dantès, l’homme, meurt symboliquement lors de son « épreuve initiatique » carcérale pour renaître en tant que Monte-Cristo, sorte de « surhomme ». En figure christique et dérivée de Moïse à certains égards, il est désormais omniscient et omnipotent, « investi d’un pouvoir quasi sacré » (Gengembre, 2012 : 161) qui lui octroie une position de sur-initié.

Du point de vue global de l’œuvre, ces interdiscursivités racontent toutes, à leur manière, le retour des morts. Les modèles empruntés (juridique, épique et folklorique, biblique, mais aussi historique avec le retour des aristocrates sous la Restauration puis de Napoléon) sont réécrits et transformés par le texte dumasien pour traduire un profond désenchantement lié à cette vie menée sous le régime de la cosmologie politique des biens limités. Toutefois, au sein de ce récit de vengeance, contrairement au Christ et à Moïse, Monte-Cristo n’a pas une visée collective purement altruiste de faire le bien.

 

Trajectoire liminaire, médiatrice et sur-initiée

Bien que Monte-Cristo s’autoproclame agent de la Providence et médiateur de la justice divine, force est de constater qu’il est d’abord et avant tout l’agent de sa propre justice : un « être exceptionnel » (CMC, 616) en marge des lois, des coutumes et des territoires culturels qui indiquent l’appartenance à une cosmologie :

[N]’étant d’aucun pays, ne demandant protection à aucun gouvernement, ne reconnaissant aucun homme pour mon frère, pas un seul des scrupules qui arrêtent les puissants ou des obstacles qui paralysent les faibles ne me paralyse ou ne m’arrête. Je n’ai que deux adversaires ; je ne dirai pas deux vainqueurs, car avec la persistance je les soumets : c’est la distance et le temps. Le troisième, et le plus terrible, c’est ma condition d’homme mortel. Celle-là seule peut m’arrêter dans le chemin où je marche, et avant que j’aie atteint le but auquel je tends : tout le reste, je l’ai calculé. Ce que les hommes appellent les chances du sort, c’est-à-dire la ruine, le changement, les éventualités, je les ai toutes prévues ; et si quelques-unes peuvent m’atteindre, aucune ne peut me renverser. À moins que je ne meure, je serai toujours ce que je suis […]. (CMC, 616)

Or, qu’est véritablement Edmond Dantès ? Puisque la construction identitaire d’un individu, d’un point de vue anthropologique, se base sur « l’exploration des limites, des frontières […] sur lesquelles se fondent la cosmologie d’un groupe social » (Scarpa, 2009 : 28), par exemple celle du civilisé et du sauvage ou du vivant et du mort, Dantès se présente dès lors comme un être liminaire qui ne franchit pas « les seuils et les étapes inhérents à la construction individuelle et sociale de l’identité » (Scarpa, 2013 : 7). C’est en outre un marginal « inachevé » sur le plan initiatique, car il « n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, la fois, un peu des traits de chacun de ces états » (Scarpa, 2009 : 28). En son sein, il y a cohabitation de deux facettes identitaires distinctes : d’un côté, il y a Dantès, victime du sort, condamné à son statut de fiancé-revenant, ensauvagé par l’absence de tout lien filial et matrimonial, dépourvu même de son identité légale (il est le « numéro 34 » au château d’If) et sans aucune attache politique. C’est un non initié (ou un mal initié). De l’autre côté, il y a le comte de Monte-Cristo, son alter ego sur-initié, agent du sort, « mauvais mort » (et parfois « mort reconnaissant ») et même personnage sur-civilisé. En effet, il acquiert une grande érudition en prison grâce à l’abbé Faria, ainsi que pendant ses nombreux voyages dans le monde où il apprend les ressorts de la politique et du système légal de toutes les cultures. La prison comme phase de marge et d’initiation est déterminante pour Dantès/Monte-Cristo, car c’est à cet endroit que le premier doit mourir symboliquement pour que le second puisse renaître. D’ailleurs, lorsque Dantès se voit dans un miroir pour la première fois, après quatorze ans de captivité, se concrétise le dualisme entre les deux parts de lui-même : « Edmond sourit en se voyant : il était impossible que son meilleur ami, si toutefois il lui restait un ami, le reconnût ; il ne se reconnaissait même pas lui-même. » (CMC, 234) Il y a, à partir de ce moment, une interchangeabilité des costumes, des pseudonymes et des identités. Danglars lui dira même, comme Dantès ne lui a toujours pas révélé son nom véritable : « vous n’êtes pas de notre génération, vous, vous êtes un jeune homme. » (CMC, 1245) Cette affirmation n’est pas totalement fausse, puisque Dantès a en effet manqué les années charnières qui ont défini l’identité sociale de sa génération pendant que lui était en prison – n’ayant pu devenir ni mari ni capitaine comme il aurait dû. Or, sa renaissance donne à Dantès/Monte-Cristo, ce « non initié sur-initié », la possibilité de fonder un ordre nouveau (Scarpa, 2009 : 34) : celui où marginalité devient synonyme de supériorité.

Cette compétence se fonde sur sa capacité à jouer le jeu des apparences : sa profonde érudition, son anonymat et un discours volontairement marginaliste (il affirme ne pas s’abaisser aux coutumes parisiennes et leur préférer celles du Monde) lorsqu’il est en société lui permettent de reconduire une vengeance à la frontière des normes légales. C’est notamment par dissociation d’avec la loi des hommes et par association à la loi divine qu’il peut faire sa propre justice dans un rapport de « contractualisme poussé à l’excès » (Larrieu, 2019) : Monte-Cristo est prêt à ébranler le monde parisien et à rétablir un ordre plus juste, où richesse et rang social ne prédéterminent pas la réussite et le bonheur. Si l’on admet que « la simple prise de conscience de son unicité met automatiquement l’individu “auto-créateur” en une situation de conflit ouvert avec la société » (Gengembre, 2012 : 167)12, Monte-Cristo se présente en effet comme un être supérieur et indépendant visà-vis de toute société (peu importe la culture), ainsi que des lois et des coutumes qui lui sont associées. Le point de vue du protagoniste est particulièrement clair en ce qui a trait à la société française sous la Restauration : il ne souhaite pas s’agréger à cette matrice culturelle où la cosmologie politique des biens limités organise les relations interpersonnelles. En ce sens, sa liminarité lui donne une certaine force, une volonté de transcendance, puisqu’il refuse de voir « toute chose [d]u point de vue matériel et vulgaire de la société, commençant à l’homme et finissant à l’homme » (CMC, 614).

Suivant cette optique, l’indépendance et l’unicité du personnage liminaire sur-initié, dont le chapitre « Idéologie » est la plus éloquente représentation (on comprend la trajectoire psychologique parcourue par le protagoniste dans une sorte de « bataille » idéologique entre Monte-Cristo et Villefort), trouvent écho dans la figure du trickster13. C’est un être « équivoque – trompeur-trompé, dériseur, ensauvagé et civilisateur – qui fait tourner la roue du destin par son ambiguïté même » (Scarpa, 2009 : 35), car en incarnant les deux côtés de la dualité qui le définissent (son état liminaire), Monte-Cristo acquiert un pouvoir de changement. Également, le trickster interroge les « “vérités négatives” sur lesquelles peuvent se construire les systèmes culturels » (Scarpa, ibid.) ; autrement dit, Monte-Cristo remet en question les fondements des cosmologies de sa société. En habitant son prime échec d’agrégation (il choisit de devenir « mauvais mort » et de vivre en marge plutôt que retrouver ses anciennes connaissances sous ses propres traits), en jouant sur les failles de la distribution inégale des biens limités pour se venger de ses détracteurs, le héros de Dumas ne tend-t-il pas à la société française de la Restauration un miroir où reconnaître ses propres dysfonctionnements ? Sans la changer du tout au tout, il ébranle assurément quelques-uns des « parvenus » qui lui ont fait du tort en exposant le caractère éphémère des instances de légitimité de ce monde, notamment par la ruine de la réputation et des finances de ces derniers.

Edmond Dantès se déguise en abbé Busoni et surprend Caderousse à voler chez le comte de Monte-Cristo.Cependant, pour réussir sa vengeance et ainsi faire tourner la roue du destin, les énoncés de Monte-Cristo (en tant qu’agent du sort) doivent être investis d’une performativité, d’un capital symbolique, c’est-à-dire avoir « la reconnaissance, institutionnalisée ou non, qu’ils reçoivent d’un groupe » (Bourdieu, 1982 : 68), lui permettant, à son tour, de faire le malheur et d’enclencher le retour du balancier. Les supplications de Dantès – alors qu’il est non initié – au fond de son cachot n’ont pas le pouvoir de plier la destinée d’autrui ni de faire dévier les trajectoires de vies (« Malgré ses prières ferventes [à Dieu], Dantès demeura prisonnier » [CMC, 142]), contrairement aux mots de Monte-Cristo qui ont le pouvoir de condamner comme les paroles d’un juge. Ses avertissements ne sont d’ailleurs jamais à prendre à la légère : « Vous [Villefort] avez été servi à votre guise, monsieur ; car vous avez été prévenu tout à l’heure, et maintenant encore, je vous préviens. » (CMC, 616). De même, les gens dans ses bonnes grâces ne doivent pas non plus abuser de sa générosité. En effet, Monte-Cristo peut très bien reprendre ce qu’il a donné s’il juge que l’individu en question ne se conforme plus à ses exigences ou qu’il ne mérite plus ses grâces et celles de Dieu. C’est le cas pour le personnage controversé de Caderousse qui, malgré sa nature jalouse et sa présence lors de l’écriture de la lettre incriminant Dantès, se voit non seulement pardonné, mais récompensé. Monte-Cristo lui permet d’améliorer sa situation sociale et financière en lui faisant don d’un diamant d’une grande valeur, mais celui-ci choisit la voie du crime et du meurtre plutôt que d’user de sa nouvelle richesse intelligemment14. Caderousse est poignardé par Benedetto alors qu’il tente de voler chez Monte-Cristo, et ce sont les paroles du comte qui ont le pouvoir de condamner à mort le malheureux. Le fait de prononcer son véritable nom a une puissance perlocutoire, ses mots sont investis d’une efficacité symbolique qui précipite ses ennemis dans la folie ou la mort, tel un dernier coup de grâce :

— Je suis… lui dit-il à l’oreille, je suis…

Et ses lèvres, à peine ouvertes, donnèrent passage à un nom prononcé si bas, que le comte semblait craindre de l’entendre lui-même. 

Caderousse, qui s’était soulevé sur ses genoux, étendit les bras, fit un effort pour se reculer, puis joignant les mains et les levant avec un suprême effort :

— Mon Dieu, mon Dieu, dit-il, pardon de vous avoir renié ; vous existez bien, vous êtes bien le père des hommes au ciel et le juge des hommes sur la terre ! Mon Dieu, Seigneur, je vous ai longtemps méconnu ! Mon Dieu, Seigneur, pardonnez-moi ! mon Dieu, Seigneur, recevez-moi !

Et Caderousse, fermant les yeux, tomba renversé en arrière avec un dernier cri et avec un dernier soupir. (CMC, 1041-1042)

Ainsi, lorsqu’il est l’agent de la Providence, Monte-Cristo incarne un pouvoir langagier performatif caractéristique de l’autorité religieuse ou juridique, exemplifiant que « [t]out un aspect du langage autorisé, de sa rhétorique, de sa syntaxe, de son lexique, de sa prononciation même, n’a d’autre raison d’être que de rappeler l’autorité de son auteur et la confiance qu’il exige » (Bourdieu, 1982 : 74). De la sorte, le protagoniste se voit investi de reconnaissance symbolique divine qui donne à ses paroles la force de faire ou de dire le malheur.

En tant qu’agent du sort et personnage liminaire sur-initié, il a aussi la compétence de faire franchir le seuil de la loi à autrui, c’est-à-dire de transformer « le coupable en innocent et l’innocent en coupable » (Larrieu, 2019). Il se sert de son érudition et sa fortune qui, rappelons-le, sont des moyens et non une fin, pour y arriver. Lorsque cela sert sa mission vengeresse, Monte-Cristo fraternise avec des criminels, comme il le fait avec le célèbre bandit et assassin Luigi Vampa dont il utilise les services. Les rôles sont inversés entre le criminel qui devient un « bon bandit » en abdiquant Danglars pour lui soustraire sa fortune, car lui est un « mauvais riche » avec de fausses motivations. Parmi ses nombreux plans judicieusement élaborés, il transforme également le forçat Benedetto en un riche prince italien pour déshonorer Danglars et exposer l’adultère de sa femme avec Villefort. Pour mettre à profit sa vengeance, il joue sur les règles sociales et transgresse les frontières terrestres15 et symboliques, décidant qui passe d’un côté et de l’autre de la loi. Par exemple, Monte-Cristo rend Héloïse de Villefort criminelle en lui apprenant à se servir de poisons qui finissent par décimer la maison Villefort en entier. L’on peut conclure que, dans la majorité des trajectoires de vie narrées, il y a bel et bien retour du balancier. Le roman fait des expressions « les premiers finissent les derniers » et « qui mal veut, mal lui arrive » (CMC, 1245) des matrices culturelles constitutives de sa trame narrative. Le Comte de Monte-Cristo met donc en œuvre la logique des biens limités à grande échelle, démontrant que tous les « parvenus » ne peuvent rester éternellement au sommet de la gloire sociale sans être rattrapés par leurs fautes.

 

Une impossible agrégation à la société ?

Au terme de l’intrigue romanesque, la vengeance de Dantès n’est cependant pas complètement accomplie pour deux principales raisons : les remords et les victimes collatérales. Il épargne Albert de Morcef, fils de Fernand et de Mercédès, ainsi que Valentine de Villefort, fiancée de Maximilien Morrel. Attrapé à son propre jeu, il se prend surtout de sympathie pour ces deux individus sur qui il n’arrive finalement pas à faire « retomber la faute des pères », par amour pour Mercédès et par affection pour le fils de son ancien armateur. Enfin, la mort d’Édouard de Villefort, empoisonné au jeune âge de cinq ou six ans par sa mère, « remet en cause toutes les croyances de Dantès notamment sur la légitimité de sa vengeance » (Gengembre, 2012 : 161) et sur le droit de perpétrer sa propre justice sous le couvert de la justice divine. Estimant de ce fait avoir « outrepass[é] les droits de la vengeance » (CMC, 1328) à la vue de l’enfant mort, le protagoniste saisi de remords pardonne ultimement Danglars, qu’il avait destiné à mourir de faim et dépouillé de sa fortune, comme son propre père. Dans la lettre adressée à Maximilien et à Valentine, il reconnaît avoir eu tort de se substituer à la justice divine, « pareil à Satan, s’[étant] cru un instant l’égal de Dieu » (CMC, 1397). Il aura fallu la mort d’un innocent pour que Dantès laisse tomber le masque d’agent de la Providence et redevienne en partie un homme ordinaire – en partie seulement, car même s’il abandonne sa fortune et toutes les attaches à son ancienne vie, il garde son titre de comte de Monte-Cristo dont il signe la lettre. Il semble par ailleurs profondément tiraillé entre ces deux parts de lui-même :

Allons donc, homme régénéré ; allons, riche extravagant ; allons, dormeur-éveillé ; allons, millionnaire invincible, reprend pour un instant cette funeste perspective de la vie misérable et affamée ; repasse par les chemins où la fatalité t’a poussé, où le malheur t’a conduit, où le désespoir t’a reçu ; trop de diamants, d’or et de bonheur rayonnent aujourd’hui sur les verres de ce miroir où Monte-Cristo regarde Dantès ; cache ces diamants, souille cet or, efface ces rayons ; riche, retrouve le pauvre ; libre, retrouve le prisonnier ; ressuscité, retrouve le cadavre. (CMC, 1344)

Dantès peut-il revivre humblement sans Monte-Cristo ? Y a-t-il une fin heureuse possible pour lui ? En reprenant sa trajectoire narrative et en la comparant une fois de plus au discours biblique, l’on pourrait être porté à croire qu’après avoir connu l’enfer en prison et le purgatoire à Paris, Dantès atteindrait finalement le paradis en se retirant aux côtés d’Haydée (Gengembre, 2012 : 160). Or son état, toujours décrit comme celui d’un « mort-vivant » (« ressuscité-cadavre »), même à la toute fin du récit, montre qu’il est bien ancré dans un « entre-deux » constitutif (Scarpa, 2009 : 28), comme en témoigne la série de termes oxymoriques « dormeur-éveillé », « riche-pauvre » et « libre-prisonnier ». En outre, si ce dernier cherche à réconcilier les deux parts de son identité fragmentée par l’abandon de sa vengeance (et d’une partie des moyens de la réalisation de celle-ci), le dénouement du récit laisse entendre que Dantès n’en reste pas moins meurtri, empreint de regrets et de « remords qu’il emporte au fond de son cœur » (CMC, 1397).

***

 

Marqué par une série d’interdiscursivités (juridique, folklorico-épique, biblique) qui sollicitent des figures elles-mêmes marginales et parfois sur-initiées (le revenant, le « mauvais mort », le Christ, l’agent de la Providence, Satan), le roman met à mal par le biais de Monte-Cristo, alter-ego de Dantès sur-initié aux airs de trickster vengeur et médiateur des seuils, les instances de légitimation centrées sur l’argent et l’ascension sociale qui condamnent les non-parvenus à un destin malheureux. La fatalité est néanmoins difficilement réversible : Dantès en Monte-Cristo ne révolutionne pas le vivre-ensemble parisien dominé par la précarité des changements de régimes, imprégnant la société française d’une perfidie sournoise, car il en souffre tout de même les sinistres retombées (il regrette d’avoir brisé la vie des familles de Fernand, Danglars et Villefort). Ses derniers mots à Maximilien « Attendre et espérer ! » (CMC, 1398) font donc planer le doute quant à la possibilité d’un destin heureux pour le protagoniste ; la mémoire du passé demeure vive dans son esprit, et l’amour d’Haydée, soudain et fondé sur des bases curieuses, pourrait n’être qu’une bouée à laquelle se raccrocher. S’il n’existe par ailleurs, comme il l’affirme, « ni bonheur ni malheur en ce monde », mais seulement « la comparaison d’un état à un autre » (CMC, 1397-1398), peut-être Dantès est-il éternellement voué à l’entre-deux et à la marge tant qu’il refuse d’adhérer à la communauté. Force est de constater que le bonheur n’est certainement pas un bien symbolique unilatéral, simple et facile à acquérir, et, en exprimant le regret de sa vengeance non achevée, Edmond Dantès qui attend et espère pourrait bien rester dans un état latent et perpétuel de liminarité, tel un véritable « personnage liminaire ».

  • 1. L’édition utilisée pour le présent article est celle de 1981, annotée et commentée par Gilbert Sigaux, publiée chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Le roman a d’abord été publié en feuilletons dans le Journal des débats, entre 1844 et 1846. Désormais abrégé en CMC suivi du numéro de la page.
  • 2. La Restauration constitue une période d’une quinzaine d’années marquant le retour des Bourbons sur le trône et de la monarchie constitutionnelle après l’abdication de Napoléon Ier. Toutefois, elle est interrompue par les Cent Jours alors que l’Empereur reprend le pouvoir, puis le perd à nouveau. Pendant ce temps, les allégeances politiques de la population changent au même rythme que le souverain à la tête du pays. Cette période dangereuse, instable et transitoire engendre beaucoup de suspicions et de conflits entre les Français. Pour un portrait précis de l’histoire politique, voir l’ouvrage d’Henry Houssaye 1814-1815 : Histoire de la campagne de France et de la chute de l'Empire, la première Restauration, le retour de l'Ile d'Elbe, les Cent Jours (1899).
  • 3. C’est dire que dès le début du récit, l’accent est mis sur la marge, les espace-temps liminaires et l’entre-deux par les fiançailles interrompues et la prison du château d’If.
  • 4. Selon Vincent Descombes, une cosmologie est le « système du monde d'un groupe social », c’est-à-dire un ensemble de principes régissant le monde dans lequel évolue une communauté donnée, « un territoire rhétorique » sur lequel sont basées les actions et les croyances de celle-ci (1987 : 173-192).
  • 5. Jean-Marie Privat et Marie Scarpa démontrent justement l’étendue de l’importance du nom et du statut légal dans leur analyse sur Le Colonel Chabert de Balzac (2010) où Chabert, légalement mort, se voit refuser la reconnaissance de son épouse et de l’État sous la Restauration. Cette question du statut identitaire revient souvent au centre des préoccupations du personnel du roman dans Le Comte de Monte-Cristo.
  • 6. Sauf exception pour la famille Morrel qui supplie Monte-Cristo de lui révéler l’identité de leur bienfaiteur.
  • 7. La thématique du retour est un motif commun dans la littérature du XIXe siècle : ce peut être le retour d’un mari, d’un fils, d’un soldat ou encore d’un marin disparu en mer. Voir l’article sur Le Retour de Maupassant (Privat, 2005) et sur Le Colonel Chabert de Balzac (Privat et Scarpa, 2010).
  • 8. En baisant le diamant donné par Dantès des années plus tôt, Maximilien affirme qu’il vient d’un « homme par lequel [son] père a été sauvé de la mort, [eux] de la ruine, et [leur] nom de la honte » (CMC, 632).
  • 9. Les trois phases du rite sont : 1. la phase de séparation : l’individu est séparé d’avec son groupe social par des rites marquant la rupture avec son état antérieur ; 2. la phase de marge : il fait l’expérience de l’altérité et du changement d’état, c’est un « entre-deux » ou un état transitoire dans lequel il traverse différentes épreuves et rites d’initiation ; 3. la phase de ségrégation : réintroduction dans sa/une communauté par des rites d’intégration, son agrégation à titre d’initié (statut symbolique) est complète. Voir Les Rites de passage (Van Gennep, 1988).
  • 10. Arrestation, condamnation puis mort du Christ.
  • 11. Lecture inspirée de l’article de Privat et Scarpa sur Le Colonel Chabert (2010).
  • 12. Gengembre cite Vittorio Frigerio qui compare le roman de Dumas à un « bréviaire de l’individualisme anarchiste » dans Les Fils de Monte-Cristo. Idéologie du héros de roman populaire (2002).
  • 13. Marie Scarpa reprend cette figure aux anthropologues dans son article sur « Le personnage liminaire » (2009).
  • 14. La trajectoire narrative de Caderousse constitue un autre exemple de la théorie des biens limités à l’œuvre montrant la corrélation entre richesse, statut social et bonheur. Quand Dantès le retrouve sous les traits de l’abbé Busoni, il constate que l’aubergiste est plutôt pauvre et malheureux tandis que Danglars et Villefort s’enrichissent à Paris grâce à des mensonges, ce pourquoi il lui fait don du diamant. Goûtant brièvement au bonheur d’être riche, Caderousse fait toutefois de mauvais choix qui mènent à la perte de ses gains – il redevient donc pauvre et misérable.
  • 15. Nous pouvons supposer que sa facilité à passer les frontières terrestres ne soit pas de l’ordre de la coïncidence. Ayant à peine eu un pied à terre à Marseille dans sa jeunesse, Dantès est successivement marin, second du navire Le Pharaon, emprisonné sur l’île du château d’If au large de Marseille et propriétaire de l’île de Monte-Cristo par la suite. La mer est aussi, dans ce cas-ci, un espace liminaire, un espace de fuite qu’il connait par cœur et le seul endroit non-délimité où il semble trouver une forme d’aise et de confort.
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Pour citer

Pour citer

St-Martin, Émilie, « (Dé)faire le malheur : Edmond Dantès, agent du sort dans Le Comte de MonteCristo », dans M.‑A. Bernier, S. Ménard et É. St-Martin (dir.), Les vies de malheur(s) au XIXe siècle, mai 2023, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/defaire-le-malheur-edmond-dantes-agent-du-sort-dans-le-comte-de-monte-cristo-de.

 

 

Bibliographie

Biglia, M., La figure du héros dans Le Comte de Monte-Cristo, mémoire de maîtrise, Toulouse, Université Toulouse Jean Jaurès, 1998-1999. En ligne.

Bourdieu, P., « Le capital symbolique : un pouvoir reconnu », Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard,1982, p. 68-75.

Centre Biblique, « Exode », BibleEnLigne, trad. de J. N. Darby, Bruges, 2021. En ligne.

Descombes, V., « La philosophique de Combray », Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, « Critique », 1987, p. 173-193.

Dumas, A., Le Comte de Monte-Cristo, édition de Gilbert Sigaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981 [1844-1846].

Gengembre, G., « Le Comte de Monte-Cristo, ou le surhomme, la justice et la loi », Les Cahiers de la Justice, vol. 1, no 1, 2012, p. 159-169. En ligne.

Houssaye, H., 1814-1815 : Histoire de la campagne de France et de la chute de l'Empire, la première Restauration, le retour de l'Ile d'Elbe, les Cent Jours, vol. 4, Paris, Perrin, 1899.

Larrieu, P., « L’insularité dans Le Comte de Monte-Cristo : Analyse juridique », M@GM@, vol. 17, no 1, « Mythanalyse de l’insularité », 2019. En ligne.

Lévi-Strauss, C., « Première conférence : La Visite des Âmes », École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, annuaire 1951-1952, 1950, p. 20-23.

Ménard, S., « Le “personnage liminaire” : une notion ethnocritique », Litter@ Incognita, Toulouse, Université Toulouse Jean Jaurès, n° 8, « Entre-deux : Rupture, passage, altérité », 2017. En ligne.

Ménard, S., « Les créances du roman : le revenant dans Thérèse Raquin de Zola », @nalyses. Revue de critique et de théorie littéraire, vol. 9, no 1, 2014, p. 330-358. En ligne.

Privat, J.-M. et M. Scarpa, « Le Colonel Chabert ou le roman de la littératie », Horizons ethnocritiques, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2010, p. 161-206.

Privat, J.-M. et M.-C. Vinson, « … c’est là que le monde commence », dans J.-D. Ebguy et P. Petitier (dir.), Lectures des Maîtres sonneurs de George Sand, « Publications du centre Seebacher », Paris, Université Paris Diderot, 2018. En ligne.

Privat, J.-M., « Le Retour et ses discours. Une ethnocritique des intersignes », dans J.‑M. Adam et U. Heidmann (dir.), Sciences du texte et analyse du discours. Enjeux d’une interdisciplinarité, Genève, Slatkine, 2005, p. 197-227.

Scarpa, M., « L’ethnocritique de la littérature : Présentation et situation », Multilinguales, vol. 1, 2013, p. 7-18. En ligne.

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Van Gennep, A., Les Rites de passage, Paris, Picard, 1988 [1909].

Période historique