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Le gilet de Charles

Le gilet de Charles

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17 décembre 2018
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Le beauf était déjà un Charlot :

            « Jusqu’à présent, qu’avait-il eu de bon dans l’existence ? Etait-ce son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades, plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, qu’il faisait rire par leur accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères venaient au parloir avec des pâtisseries dans les manchons ? Etait-ce plus tard, lorsqu’il étudiait la médecine et n’avait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa maîtresse ? […] Il serait maintenant impossible à aucun de nous, de se rien rappeler de lui. » (Madame Bovary, 1857.)

    La figure tutélaire du beauf – ce stéréotype du péquin moyen vulgaire, inculte et borné – est ce Charles B. que la vulgate lettrée (& scolaire) s’est longtemps plu et repu à considérer comme un inconsistant inoffensif, alpha/bêta de toute méprise sinon de toute bêtise. Un buvard & péquenot de la vie en somme. Voilà notre Charles B. habillé. Comme tous ces  gens qui ne sont rien (Président Macron, 15 juin 2018, Salon VivaTech, Paris). La réussite de cette humiliation symbolique fut telle dans la culture française que réussir en France c’est avant tout savoir distinguer le bon gain de l’ivraie. Et le bon gars du beauf. Notre vocabulaire le plus commun abonde de Marcel à casquette cheap & de ploucs qui sortent de leur cambrousse. Le dessein est clair. 

    Mais ce qui (me) paraît encore trop à l’arrière-plan c’est que cette beauferie si gracieusement accrochée aux gilets des moins agiles n’est pas le monopole des élites au pouvoir - fussent-elles parisiennes. C’est le discours commun de la/notre doxa ambiante. Jusqu’à notre cher Roland B., naguère (1957) : « Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises. » On ne peut pas dire que l’analyste fit ici beaucoup de niches à la dialectique. Il est possible que nous ayons à faire maintenant avec le renversement de ce défoulé. Ne serait-ce qu’en se dédouanant soi-même [notre grande & bonne âme nationale] et en taxantJ) les seules dites élites de ce piteux racisme social.  L’affaire est d’ailleurs à tiroirs quand les classes populaires ne s’embarrassent pas pour désigner les plus exclus comme des paumés ou plus violent et méprisant encore comme des cas soc’…

    Un dernier point, sans tourner en rond si possible. Je cite Wicky Pedia : « Dans le langage familier, le personnage du ‘beauf’ est une abréviation de ‘beau-frère’. » Or, comme chacun & chacune sait, le beau-frère est dans notre vocabulaire aussi bien le mari de la sœur que le frère de la femme. Le dessin est encore lisible. Si mari et frère sont en palimpseste l’un de/pour l’autre, alors un inceste lexical et symbolique rôde. Le beauf (où est passée la beaufe ?) ne serait pas seulement l’autre social et culturel dont il faudrait à tout prix se démarquer. Ce serait en même temps et il faut bien le dire paradoxalement le masque grotesque dont on affuble – et comme par délégation – ses propres désirs inavouables. Le beauf – la fameuse pièce rapportée –serait ainsi en quelque façon la figure menaçante de celui qui viendrait menacer « la douceur, éternellement déniée à l’homme social, d’un monde où l’on pourrait vivre entre soi 1 », caste sociale ou pas, parisienne ou pas. 

    Comme aurait pu dire Gustave en son dictionnaire des idées reçues, non plus à bon compte le beauf c’est l’autre, mais le beauf c’est celui qui croit qu’il en existe. Ça fait encore du monde. 

  • 1. Lévi-Strauss, dernière phrase des Structures élémentaires de la parenté, 1947.
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Pour citer

Pour citer

Privat, Jean-Marie, 2018, "Le gilet de Charles", priv@public, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http//ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/le-gilet-de-charles

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