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Le Diable et la Doxa

Le Diable et la Doxa

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Je me souviens parfaitement du jour où je suis arrivée pour la première fois au séminaire d’ethnocritique de l’EHESS (Paris)1. D’après mes notes de l’époque, c’était le jeudi 4 décembre 2003. Je venais tout juste d’apprendre l’existence, assez récente, du séminaire, et j’avais raté non seulement la première année mais encore les premières séances de l’année en cours... ainsi que les dix premières minutes de cette séance-là, puisque j’arrivai en retard – ce qui était certes la première fois (dans ce séminaire, j’entends) mais ne devait pas être la dernière.

Une petite assemblée d’auditeurs était réunie dans une salle minuscule dont les tables avaient été disposées en U. J’étais loin alors d’être en mesure d’y voir un exemple d’inscription de la littératie dans notre monde physique; je perçus en revanche immédiatement le caractère de cercle intime que cette disposition dans l’espace conférait à la scène. La lumière était jaune et en ce soir d’hiver le personnage qui officiait, installé à la base dudit U, avait lui-même davantage la posture d’un conteur à la veillée que celle d’un directeur de séminaire à l’EHESS. J’essayais de m’installer discrètement, lorsqu’il m’interpella avec une franche bonne humeur, et une légère pointe d’accent méridional : « Madame – ou Mademoiselle – qui venez d’arriver... Madame ou Mademoiselle? Bienvenue en tout cas! Alors pour que vous ne vous sentiez pas trop perdue... » Et il prit le temps de m’expliquer que le séminaire travaillait depuis plusieurs séances sur la dialogisation des traits culturels, ce que c’était, et comment la séance du jour allait porter sur cette dialogisation dans l’image de frontispice des Contes de Perrault, avant de me faire passer une imposante liasse de photocopies – histoire sans doute que je ne me sente pas trop perdue. Je venais de faire la connaissance de Jean-Marie Privat.

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Légende / Crédits

Frontispice pour les Contes de ma mère l'Oye, copie manuscrite des contes en prose de Charles Perrault, 1695. New York, The Pierpont Morgan Library (MA 1505). Photo J. Zehavi. S. Lee, 19 x 13 cm.

N’ayant pas alors conscience de l’importance, pour un ethnocriticien, des notions de seuils et de rites de passages, j’avais omis de répondre à la question « Madame ou Mademoiselle? »; non qu’elle m’ait paru intrusive, ce qu’elle n’était assurément pas, mais parce qu’elle avait trouvé en moi une drôle de caisse de résonance qui m’avait totalement prise au dépourvu. J’étais alors en effet dans une sorte d’entre-deux : mon mari, qui ne l’était pas encore à l’époque, venait tout juste de me demander en mariage. Assez étrangement, la question de Jean-Marie avait suscité en moi, l’espace d’un instant, une sorte de pensée magique. Quelque chose comme : mais comment diantre ce personnage jovial qui parle avec bonhomie d’anthropologie de la littérature dans une petite salle perdue au bout d’un dédale de couloirs au dernier étage du 105 bd Raspail devant une petite assemblée d’initiés a-t-il fait pour savoir que je vais me marier? Il y avait là sans aucun doute quelque diablerie. La présence du Malin dans la pièce ne tarda d’ailleurs pas à m’être confirmée : quelques instants plus tard, nous la pointions, sous les espèces d’un chat et d’une bougie, sur l’image de frontispice de Perrault – qui avait pourtant l’air, au premier abord, d’être la représentation d’une paisible scène de contage2.

C’est donc le diable qui a présidé à ma première rencontre avec Jean-Marie Privat, et avec l’ethnocritique. Et il a bien fait les choses, le diable : l’envoûtement ethnocritique fut non seulement immédiat mais encore aussi durable que peut l’être un bon mariage; au fil du temps, de nombreuses autres liasses de photocopies, pour lesquelles il me faudra un jour acquérir une armoire dédiée, allaient venir rejoindre le don massif du premier jour. Car dans les presque quinze ans qui suivirent, je ne devais rater pratiquement aucune séance du séminaire dirigé par Jean-Marie Privat, bientôt rejoint par Marie Scarpa (on retranchera bien sûr du décompte des heures les dix premières minutes de chaque séance que je rate quasi rituellement depuis le début).

Ce séminaire, je ne l’avais pas trouvé par hasard. Je l’avais même activement cherché. Ce fut pour moi, au départ, une histoire de viande. Je travaillais alors à une thèse sur la boucherie et la charcuterie dans la poésie du XXe siècle et très vite, l’ethnologie m’était apparue comme la discipline la plus féconde pour mon sujet, la plus à même de me fournir des entrées intéressantes. Mais le moyen pour moi d’articuler un peu proprement, si ce n’est intelligemment, savoir ethnologique et poétique des textes? Sans compter que mes connaissances en ethnologie, et surtout en ethnologie du proche et du contemporain, étaient embryonnaires. J’avais certes bricolé un certain nombre de choses et produit quelques articles dont je devais me rendre compte plus tard que, sans être à proprement parler des articles d’ethnocritique, ils s’en rapprochaient sur le fond, et dans l’esprit. Mais je manquais cruellement d’une démarche théorique viable, d’un cadre de réflexion, et plus encore d’interlocuteurs aimant à farfouiller dans les mêmes recoins que moi, aux intersections entre les mêmes disciplines, et trouvant plus stimulantes que farfelues mes préoccupations poético-boudinières – ce n’était pas le cas partout. Je m’étais donc mise, sans savoir qu’ils s’appelaient ainsi, à la recherche des ethnocriticiens.

Le jour où j’ai vu, de mes yeux vu, le diable sur l’image de frontispice des Contes, j’ai su immédiatement que j’étais au bon endroit. Cette première séance avait en effet été emblématique à bien des égards. J’y avais appris qu’on ne demeure pas plus de quelques minutes incognito au séminaire de Jean-Marie Privat, tout simplement parce qu’on y est accueilli. C’est simple comme l’arrivée dans un cercle d’amis ou dans une conversation de bistro et il faudrait d’ailleurs, pour parler correctement de ce séminaire, évoquer aussi le bistro tout proche, Le Calumet, à moins que ce ne soit Le Cabriolet... Le Canari? Le Colibri? Enfin ce bistro auquel, au cours du temps, nous avons donné tous les noms de la terre – et encore d’autres, bien moins courants. Il faudrait encore, pour parler correctement du séminaire, pouvoir évoquer la personnalité des divers auditeurs qui s’y sont succédés, tant il est vrai que c’est aussi l’une des spécificités de Jean-Marie que d’attirer des personnages d’horizons divers et parfois incertains, psychanalystes en rupture de ban, latinistes excentriques ou chirurgiens à la retraite qui apportent tous leur habitus et leur façon de penser le monde. Jean-Marie a le don de les réunir et de parvenir à les faire discuter entre eux d’ethnologie et de littérature, pour le plus grand intérêt commun, même si l’on se retrouve parfois à emprunter des chemins de traverse.

Il aurait enfin et surtout fallu évoquer le fait que quand Jean-Marie Privat vous dit qu’il présente un work in progress, un chantier en cours, il ne vous refile pas, comme beaucoup d’orateurs qui adoptent le terme par coquetterie, un produit déjà abouti et quasi prêt pour la publication – autrement dit un produit qui n’est sujet à aucune des modifications que sa rencontre avec vous aurait éventuellement pu provoquer; il utilise encore moins le terme comme précaution oratoire pour vous faire accepter un travail médiocre, peu abouti certes, mais tout aussi peu susceptible de « progrès ».

Quand Jean-Marie vous dit qu’il continue à chercher, sur un sujet, et qu’il va vous faire part de l’état de ses recherches, c’est exactement ce qu’il fait. L’homme qui arrive avec ses cinq kilos de livres, autant de photocopies à distribuer et de nombreuses mais très succinctes notes griffonnées façon hiéroglyphes au crayon rouge ou bleu sur des papiers de taille et de couleurs diverses, semblant respecter un étrange protocole dont je rêverais de pouvoir un jour percer le mystère; cet homme, sachez-le, c’est la recherche en acte sous vos yeux. On ne sait jamais, quand on s’empare d’un sujet au séminaire, combien de temps on va pouvoir rester dessus. On ne le sait pas car cela va dépendre de l’évolution du chantier, et cette évolution, elle se fait devant vous et en partie aussi avec vous : cela rebondit, s’allonge des trouvailles faites en cours de route, dans une forme vivante et ouverte.

Car quand Jean-Marie dit qu’on peut l’interrompre à chaque instant, cela aussi, c’est vrai. Non seulement on peut l’interrompre et même l’interrompre longuement, mais encore, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, écoute-t-il vraiment ce qu’on dit. Il accueille avec curiosité et enthousiasme les propos des autres, et réfléchit le cas échéant à la façon de les rendre compatibles avec ses propres propositions; il va parfois jusqu’à revoir son approche entre deux séances, quand de la discussion est sorti quelque chose de vraiment intéressant, et il le fait avec le plaisir gourmand du découvreur, un plaisir qui est tout sauf feint. Ego, sens de la hiérarchie ou faux-semblants sont totalement absents de ces rencontres. Seul, le plaisir d’avancer ensemble dans la compréhension des textes demeure.

Dans ces conditions, le séminaire peut devenir prenant comme le serait un feuilleton. La fin de l’année, à plus forte raison si on n’a pas épuisé le sujet abordé, vous laisse dans l’état du téléspectateur qui, arrivé au bout d’une saison de sa série à suspense, se demande avec angoisse quand (et si) la saison suivante va être tournée.

Cela tient aussi à autre chose, qui me passionne : dans la recherche ethnocritique, et particulièrement dans la façon dont Jean-Marie et Marie la font partager, non seulement dans leurs communications orales mais aussi dans leurs travaux écrits, il y a quelque chose de l’enquête menée en direct. Le chercheur ne vous fait pas seulement part de ses conclusions, il vous fait reparcourir avec lui le chemin qu’il a parcouru pour y parvenir – à moins que vous ne le parcourriez en temps réel (ou presque) en séminaire. Vous passez par ses doutes, ses interrogations, ses eurêka. C’est haletant comme du polar.

Souvent, l’un des points de départ de l’enquête est à trouver dans la déconstruction de la doxa universitaire. C’est un travail qui demande une attention constante à l’impensé culturel, suppose une forme de méfiance envers la pensée lettrée, la pensée légitime, autorisée, sur la littérature. C’est un travail qui passe nécessairement, aussi, par une auto-ethnologie. Souvent, avec Jean-Marie qui a développé une exceptionnelle capacité à repérer les académismes et à se libérer de l’emprise des modes de pensée légitimes, un nouveau chantier démarre comme ceci : « voilà ce qu’on dit habituellement, voilà ce que dit la doxa sur tel et tel texte, telle ou telle image. Or il y a quand même ceci ou cela à pointer de bizarre, qui ne cadre pas. Comment la doxa s’accommode-t-elle de cet élément? Et nous, que pouvons-nous en faire? » C’est alors que l’enquête commence, et avec elle vient le progressif et fascinant changement de regard sur un objet qu’on croyait connu.

Alors bien sûr, l’ethnocritique une fois rencontrée a pour moi plus que tenu ses promesses en termes de cochonnailles : la lecture du Pourceau gagné de Nicolas de Troyes, dans laquelle Jean-Marie se référait à une ethnographie de la tuée du cochon conjuguée à une ethnologie du rituel du partage festif (et de ses dérèglements); les travaux de Marie Scarpa sur la carnavalisation dans Le Ventre de Paris, mais aussi les travaux d’une ethnologue comme Yvonne Verdier, que j’ai découverte au séminaire, tout cela m’a fourni une abondante matière. Mais surtout, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, j’ai compris dès les premières séances que l’ethnocritique allait m’accompagner bien au-delà de mon histoire de viande. Bien au-delà de l’étude de ce thème, pour laquelle j’étais venue à sa rencontre, la discipline créée par Jean-Marie Privat, en tous points rigoureuse mais en aucun cas rigide, allait tout simplement changer mon approche de la littérature et m’ouvrir un monde.

Littératie dans Le Colonel Chabert, logogenèse dans Le Petit Chaperon rouge, initiation des personnages dans des œuvres aussi variées que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ou Ma Bohême de Rimbaud, je pourrais citer encore bien des séances marquantes : au cours des années et au gré des textes abordés, je devais acquérir, grâce au séminaire et pour mon plus grand plaisir, de nombreuses notions d’ethnologie et de nombreux outils d’analyse ethnocritique. Parmi ceux que j’ai le plus souvent utilisés dans mes travaux, et notamment dans mes travaux sur Raymond Queneau ou sur Paul Fournel, mais aussi plus largement dans mes travaux sur la nourriture, je citerais volontiers la domestication du sauvage et l’ensauvagement du domestique, le don et le contre-don, ou la structure des rites de passage chère à Van Gennep...

Petit à petit, au cours de ces quinze années, mes cahiers de notes de séminaire ont évolué. J’ai pris l’habitude d’écrire sur la page de droite ce qui est dit du texte sur lequel on travaille ensemble, et en regard, sur celle de gauche – la page du diable – ce que cela me suggère pour mes propres travaux : telle idée à reprendre pour l’analyse d’un roman de Mac Orlan, telle remarque à garder dans un coin de la tête pour relire un poème de Ponge ou de Desnos, telle réflexion à prolonger ou à adapter pour la reprise de mon article sur les pommes de terre ou sur les crustacés... Et au fil des années, la page de gauche est devenue parfois presque aussi remplie que celle de droite, tant ce séminaire est pour moi une source continuelle de découvertes, une occasion perpétuelle de rapprochements stimulants et productifs. J’en ressors à chaque fois – ou peut-être faut-il dire « j’en ressortais à chaque fois »? – en ayant fait le plein d’énergie, les neurones en alerte, de nouvelles idées plein la tête, et avec une belle envie de me mettre au travail.

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Pour citer

Pour citer

Bouygues, Astrid, « Le Diable et la Doxa », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, février 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/246/.

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