Affiche du colloque « L’ethnocritique aujoud’hui. 30 ans de recherche avec Jean-Marie Privat », Metz, 2018.
Le mot ethnocritique, forgé sur le modèle de psychocritique, de sociocritique ou encore de mythocritique, fait son apparition sous la plume de Jean-Marie Privat en 1988 pour désigner une méthode d’analyse littéraire qui vise à articuler une poétique des textes et une anthropologie du symbolique1. L’ethnocritique s’inscrit donc dans le paradigme des herméneutiques de la littérature et plus largement d’une anthropologie des imaginaires.
L’ethnocritique postule l’hétérogénéité culturelle constitutive des langages fictionnels et plus généralement de toute production symbolique – « toute culture est meslée » disait Montaigne. Les œuvres littéraires sont ainsi considérées prioritairement ni comme des documents ethnographiques ni comme des trésors anthropologiques sur la condition humaine, ni même comme des observatoires de la domination ou de l’aliénation culturelle (à la différence des cultural studies)2.
C’est dans la lignée des travaux de Bakhtine et de l’anthropologie du symbolique, que la recherche en ethnocritique s’est orientée – loin de toute valorisation exclusive ou nostalgique des cultures populaires et/ou magico-folkloriques – vers l’étude de la polyphonie narrative et culturelle à l’œuvre dans les œuvres. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est dans la configuration critique des sciences de la culture des années 70 précisément qu’a pu naître une approche ethnocritique de la littérature (sans exclure les autres systèmes de signes comme le cinéma ou la peinture, par exemple). C’est ainsi qu’en dissidence relative ou mieux en dissonance théorique et politique avec les traitements formels ou technicistes des univers littéraires et de leurs cosmologies propres, l’ethnocriticien fit sien dès le début cette libératoire formule barthésienne : « […] cette diablerie, le langage […] » (1970 : 353). C’est en somme la conquête de la grammaire culturelle d’un grimoire textuel qui présida et continue de présider à la quête herméneutique de l’ethnocritique. L’idiolecte du texte en somme plus que son sociolecte, a fortiori on ne sait quel figé ethnolecte.
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La publication d’un premier essai, Bovary Charivari, dans la collection « Littérature » aux Éditions du CNRS (1994), marque une étape très importante évidemment dans la reconnaissance de cette nouvelle démarche critique. D’autres études suivront, écrites par d’autres ethnocriticien.ne.s, à commencer, en 2000 et dans la même collection, par Le Carnaval des Halles, l’essai de Marie Scarpa qui va inaugurer toute une série de travaux sur l’œuvre de Zola. De très étroites collaborations naissent alors et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Avec les équipes Flaubert et Zola de l’ITEM-CNRS d’abord4 – ce dont témoignent ici même la contribution de Jeanne Bem ou l’entretien de Jean-Marie Privat avec Henri Mitterand – puis à l’international.
Si l’ethnocritique s’est développée en premier lieu dans deux laboratoires de l’Université de Lorraine, le CELTED puis le CREM5, de forts partenariats se sont très vite construits avec le Québec et le Centre Figura de l’UQAM6, grâce à la rencontre essentielle de Véronique Cnockaert, puis avec des chercheur.e.s devenu.e.s des ami.e.s, comme Jérôme Meizoz de l’Université de Lausanne ou Silvia Disegni à l’Università Federico II di Napoli. Du côté de l’anthropologie contemporaine et plus spécialement de l’anthropologie du symbolique, c’est l’association des ethnocriticien.ne.s au LAHIC, dès sa fondation en 2001, laboratoire de recherche conçu et animé par Daniel Fabre7, qui est décisive et riche de nombreuses réalisations collectives8. De la solidité et de la continuité de ces relations « structurelles » témoignent également les deux colloques internationaux d’ethnocritique, organisés à dix années d’intervalle à Metz (2007 et 2018), avec les mêmes ancrages institutionnels et ces mêmes partenaires scientifiques, le CREM, Figura et le LAHIC9.
Durant cette décennie, au gré des manifestations scientifiques et des publications, en particulier des thèses de doctorat devenues des ouvrages parus dans la collection « EthnocritiqueS10 », la démarche poursuit son étayage théorique. Y contribuent de nouvelles rencontres déterminantes11 : ainsi, avec Pierre Popovic et la sociocritique du CRIST de l’Université de Montréal, nous organiserons, à Metz ou à Montréal, cinq colloques internationaux12. Y contribue fortement aussi l’ouverture de l’ethnocritique à d’autres corpus que le roman français du XIXe siècle : les récits de Marcel Aymé, de Charles-Ferdinand Ramuz, de Cixous ou de Borgès, le théâtre de Bernard-Marie Koltès ou de Jean-Luc Lagarce, la poésie de Villon, de Baudelaire, de Cendrars ou d’El-Mahdi Acherchour, la littérature de jeunesse, à l’initiative de Marie-Christine Vinson qui en explore l’hétérophonie langagière et culturelle13.
Ce sont donc, peu ou prou, trente années d’ethnocritique riches et buissonnantes que ces Actes viennent marquer d’une nouvelle pierre collective.
Affiche du colloque « L’ethnocritique aujoud’hui. 30 ans de recherche avec Jean-Marie Privat », Metz, 2018.
La rencontre des 22 et 23 novembre 2018 – à Metz – a donc poursuivi un double objectif : faire le point sur les « avancées » théoriques de l’ethnocritique dans la dernière décennie et rendre, ce faisant, un hommage amical et scientifique à Jean-Marie Privat dont la pensée ne cesse d’innerver nos travaux.
Certes, à considérer un peu rapidement ses publications d’un point de vue strictement disciplinaire ou même à l’aune des repères institutionnels classiques, on pourrait penser que les sujets et les objets de recherche du fondateur de l’ethnocritique ont quelque chose d’éclectique. Non seulement cet éclectisme n’est qu’apparent mais cette indiscipline savante est une des conditions de la bataille herméneutique, ses enjeux culturels, ses défis idéologiques, ses profits intellectuels, ses bénéfices littéraires. C’est sans doute la théorie bourdieusienne de l’habitus qui pourrait rendre à meilleur compte de l’unité d’un engagement et d’une pratique. Il est en effet assez aisé d’observer les homologies de position citoyenne et de tension réflexive entre ses intérêts pour la médiation littéraire en général et la place du lecteur – c’est son travail didactique, souvent mené en compagnonnage avec Marie-Christine Vinson, au sein de la revue Pratiques, et qu’évoquent ici, avec elle, deux autres compagnons de route, André Petitjean et Yves Reuter – et son implication dans la quête personnelle puis la conquête collective d’un mode de rapport anthropologique aux univers symboliques et à leurs singularités14. C’est en effet une forme volontariste et optimiste d’insatisfaction civique et d’insubordination critique qui explique peut-être le mieux et son intérêt pour des formes alternatives d’appropriation culturelle (la co-médiation, l’auralité, l’appropriation textuelle, etc.) et son investissement pour développer aussi collégialement que possible un paradigme ethnocritique15. Une ethnocritique où comme il aime à dire avec le poète – « dans la mélodie une et commune […], tissée de mille voix […], notre solo n’a sa place que de temps en temps. » (R.M. Rilke)
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De fait, l’ethnocritique s’est souvent présentée comme un work in progress, se nourrissant des discussions et/ou des rapprochements qu’elle ne manque pas de susciter, comme toute in-discipline – interdisciplinaire qui plus est – en voie de reconnaissance. Ainsi le premier titre du colloque de 2007 était « Regards croisés sur l’ethnocritique » et notre objectif à l’époque était de définir les principes de la démarche et de les penser dans « les théories de la littérature et de la culture ». Nous avons soumis notre outillage conceptuel et méthodologique d’alors – la polyphonie culturelle, l’homologie rite/récit, la liminarité, pour l’essentiel – à la réflexion de spécialistes venus d’autres paradigmes critiques (Jacques Dubois, Philippe Hamon, Dominique Maingueneau, Stéphane Vachon, Yves Vadé ou encore Pierre V. Zima) – mais aussi, bien entendu, du champ de l’anthropologie du symbolique, comme Daniel Fabre, Claude Gaignebet, Nicole Belmont ou encore Jack Goody.
Dix ans après ce que nous pourrions considérer après coup comme une sorte de baptême officiel, les enjeux, on le comprend, ont changé d’inflexion. S’il s’agit toujours de questionner la situation épistémologique et institutionnelle de l’ethnocritique dans le champ des études littéraires et ses modes d’affiliation aux sciences humaines et sociales, les contributions ici de Pierre Popovic, Jeanne Bem, Jérôme Meizoz, Claude Meyer et pour l’anthropologie, celles de Sylvie Sagnes et de Thierry Wendling, mettent davantage l’accent sur les voisinages, les réciprocités et les compagnonnages critiques.
Le choix a été fait aussi de se centrer sur deux des problématiques ethnocritiques actuelles les plus prometteuses.
La première de ces accentuations porte sur un point constitutif de l’interrogation ethnocritique elle-même : la dialogie belligérante des discours et leurs continus remuements internes… C’est sous le régime général de l’hybridation et dans la poétique même des œuvres, des mo(n)des écrits et des oralités et leurs jeux en matière de polyphonie voire d’hétérophonie narrative, politique et culturelle que nous situons ces enjeux. Ce sont les concepts ou notions de liminarités en ses multiples formes, d’ensauvagements symboliques, de culture de la mètis, de résistance à la littératie (à ses instituants formels et idéologiques), de nostalgie ou encore d’aura culturelle, qui tendent ainsi à venir au premier plan de nos travaux. L’on découvrira des perspectives de ce type dans les contributions de Marceline Laparra et de Véronique Cnockaert, ou encore dans l’entretien (filmé) avec Jack Goody lui-même16.
La deuxième accentuation s’inscrit dans la continuité des travaux sur le dialogisme culturel. Nous avons souhaité réinterroger la dynamique intralocutive et interlocutive de l’échange verbal dans la mesure où la littérature prend volontiers en charge « l’appréhension active du discours d’autrui » (Bakhtine, Esthétique de la création verbale, 1984). Notre hypothèse, travaillée ici par Jean-Marie Privat et Sophie Ménard, est que l’économie des transactions énonciatives dans nombre de récits se donne à entendre selon une logique en consonance avec la théorie générale ternaire – donner, recevoir, rendre – des échanges symboliques selon Marcel Mauss (Essai sur le don, 1924). C’est sur la généalogie de cette théorie anthropologique et compréhensive des échanges que Jean-François Bert donne un éclairage, en historien des pratiques en sciences sociales.
Les perspectives pour l’ethnocritique de demain, sa vitalité théorique, sa visibilité institutionnelle, sa tonicité culturelle nous paraissent aussi nombreuses que passionnantes et exigeantes. Un enjeu majeur est sans doute dans la diversification toujours plus grande des corpus littéraires (corpus numériques en particulier mais aussi bandes dessinées, romans graphiques, littératures émergentes, etc.) et dans l’étude plus attentive des expressivités culturelles contemporaines in situ, hors du seul tête-à-texte en quelque façon. Un autre défi d’importance nous semble-t-il – et c’est l’exigence dont nous parlions – est de construire toujours mieux la qualité de l’herméneutique ethnocritique. Nous postulons toujours plus (avec un Bakhtine qui nous tient à cœur et à raison) que tout ce qui se fixe et se « défixe » sans fin dans « la mémoire des langues, des genres, des rites […] » pénètre « la parole et les rêves17 » et que ces paroles et ces utopies ou dystopies pénètrent à leur façon nos langues, nos genres (à tous les sens du terme), nos rites, nos sites et nos mythes... C’est ainsi qu’une attention constante à cette dynamique de la créativité des œuvres et des imaginaires s‘impose à nous, et que des compagnonnages interdisciplinaires réfléchis conditionnent en grande partie le dynamisme dialogique de nos travaux.
Véronique Cnockaert, Université du Québec à Montréal, Figura
Marie Scarpa, Université de Lorraine, CREM
Marie-Christine Vinson, Université de Lorraine, CREM
Cnockaert, Véronique, Marie Scarpa et Marie-Christine Vinson, « L'ethnocritique en mouvement », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, février 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/247/.