La Mere L'Oie, no 1008, lithographie couleurs, 4x4 vignettes, Imprimerie-Librairie Pellerin, Épinal, 1861, Arch. dép. Vosges, 8 T 2817.
La pensée européenne est dominée depuis longtemps, jusque dans ses formes dites « populaires », par la ville, l’écriture et l’école.
(Bourdieu, 1978 : 521)
En régime d’oralité première, par définition, les situations de contage mettent directement en contact le conteur ou la conteuse et son auditoire. En régime d’oralité seconde (la culture est aussi écrite), les contes sont soit donnés hors de leur contexte d’énonciation, soit le cadre de l’échange oral est reconstruit, d’une façon ou d’une autre. Le mode le plus mimétique est alors la reconstitution plus ou moins imaginaire de la situation de communication première (le contage moderne et son pacte pragmatique) ou l’image plus ou moins illusionniste d’une scène réelle de contage. C’est ainsi que le fameux frontispice des Contes (1697) de Perrault2 met sous nos yeux une conteuse en train de conter (et de filer) dans un espace domestique à l’adresse de trois jeunes personnes qui l’entourent et l’écoutent. En fait, la conteuse joue le rôle d’intermédiaire culturel entre le monde d’une oralité paysanne aux connotations mythiques – c’est une Mère l’Oye (Privat, 2004 : 23-52)3 – et l’univers clos, urbain et bourgeois, où s’affiche le désir de récits fabuleux : « Si Peau d’Âne m’était conté/J’y prendrais un plaisir extrême. » (La Fontaine, 1995 : 235)
La renommée de Perrault (en particulier), conjuguée à la fois au déclin historique des modes les plus traditionnels de contage et à des usages plus ludiques ou pédagogiques des contes eux-mêmes, a donné lieu à de surprenantes formes de réappropriation fictionnelle et de recomposition narrative.
Le corpus que nous nous proposons d’étudier est constitué de deux planches de l’imagerie « populaire » du XIXe siècle à peu près contemporaines : 1) La Mere L’Oie (Imagerie Pellerin, Épinal, 18614) et 2) Histoire de la Mere-L’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit (Imagerie Thomas, Metz, entre 1861 et 1865). Cette planche porte en exergue ou en sous-titre cette moralité rimée : « Petit à petit l’oiseau fait son nid, Petit à petit aussi vient l’esprit. Pour croire ce dicton qui longtemps se dira, Lisez ce conte, enfants, il vous le prouvera. »
Par un beau jour d’été, le Petit Poucet rencontre le Petit Chaperon rouge et ils décident d’aller ensemble rendre visite à la mère l’Oie, « une bonne vieille un peu grondeuse » (vignette 1). Toutefois, « elle savait de si beaux contes que c’était plaisir d’aller l’écouter » (vignette 1). Ils se mettent donc en chemin et, passant par la forêt, ils cueillent un beau bouquet (vignette 3). Arrivés devant la maisonnette de la mère l’Oie, celle-ci les embrasse et les fait entrer (vignette 4). Elle les régale d’une bonne jatte de lait et leur conte une histoire, assise devant la cheminée (vignette 5). C’est l’histoire de deux jeunes enfants, Henriette et Charlot, qui demandent à leur mère, qui est en train de laver le linge dans une bassine en bois, la permission d’aller se promener dans la grande rue (vignette 6). La gourmandise (conte moral vs conte de fée) les entraîne jusqu’au profond de la forêt où un ogre de 40 pieds de haut, muni d’un grand bâton et d’un long couteau, les attrape (vignette 7), les fourre dans sa gibecière et regagne sa caverne (vignette 8). Prisonniers de l’ogre, la fillette regrette amèrement d’avoir désobéi et pleure à chaudes larmes (vignette 9), pendant que le garçon, plus opiniâtre et combatif, tel David contre Goliath, menace l’ogre (vignette 10). Celui-ci, fou de rage, se saisit de Charlot et lui tord aussitôt le cou « comme à un poulet » (vignette 11). Il le met alors sur le gril pour le manger sur le champ (vignette 12). C’est le tour d’Henriette d’être dévorée… Mais elle lui fait « tant de caresses et lui dit tant de jolies choses » que l’ogre finit par s’attendrir (vignette 13). Il finit par lui donner la clé des champs (vignette 14). Elle rejoint le logis maternel et raconte leurs mésaventures, tragiques pour son frère. La mère est au désespoir (vignette 15). La conteuse tire alors une morale pratique de son histoire : « Lorsqu’on est au pouvoir de plus fort que soi, mieux vaut douceur que violence. » (vignette 15) La mère l’Oie, toujours flanquée de son oie et chaussée de fortes galoches, raccompagne sur le seuil de son humble demeure le Petit Chaperon rouge et son « ami » le Petit Poucet, qui prennent poliment congé et s’en retournent en bons enfants au domicile familial (vignette 16).
L’organisation de la page permet de dégager un récit-cadre5 dans lequel s’insère l’histoire d’Henriette et Charlot. Ce récit-cadre est une mise en abyme du frontispice gravé par Clouzier pour l’édition originale de 1697 des Histoires ou Contes du temps passé avec moralités rédigés par Charles Perrault. Il ne faut pas moins de cinq vignettes pour rappeler la dimension d’oralité populaire propre aux contes que le titre lui-même, La Mere L’Oie, semble mettre en avant. Mais, à y regarder de près, cette mise en scène s’intéresse moins à l’évocation d’une scène réelle de contage qu’à l’inscription dans une filiation littéraire, celle des contes de Perrault, de façon à légitimer l’adaptation très libre du Petit Poucet qui occupe les vignettes suivantes.
La Mere L'Oie, no 1008, lithographie couleurs, 4x4 vignettes, Imprimerie-Librairie Pellerin, Épinal, 1861, Arch. dép. Vosges, 8 T 2817.
Le titre de la planche, les premières vignettes mais également la dernière parlent de la mère l’Oie. Mais le personnage, si on le compare avec celui de Clouzier, s’est affadi. Ce n’est plus la fée filandière, sorte de reine Pédauque un peu sorcière, vaguement inquiétante, qui est encore présente dans le frontispice. Le décor s’est simplifié : pas de chat à l’affût pour fixer étrangement le spectateur ou la spectatrice, pas de bougie à la lumière vacillante pour éclairer, avec les flammes du foyer, une pièce sombre sans ouverture sur l’extérieur. L’image d’Épinal s’ouvre sur l’extérieur rassurant d’une campagne anodine « par un beau jour d’été » (vignette 1). La mère l’Oie, devant sa porte, apparaît sous l’aspect d’une paysanne ordinaire, « une bonne vieille un peu grondeuse » nous dit le texte (vignette 2). Elle se tient debout, figée, accompagnée de ses attributs. Une quenouille reprend, de façon stéréotypée, un élément de l’illustration de Clouzier (qui propose la première image de la mère l’Oie). Une oie se tient en évidence dans le cadre de l’image et illustre explicitement le titre mais du coup réduit la charge de culture folklorique dont le terme est porteur dans l’expression « mère l’Oie ». La substitution du possessif « Ma » (mère l’Oie) par le défini « La » (mère l’Oie) rompt le lien de proximité culturelle qui unissait la conteuse et son auditoire. La mère l’Oie ne serait plus qu’une banale gardeuse d’oies : le motif mythique (la reine de Saba) et le motif folklorico-religieux des saintes ansériformes (sainte Néomaye, la sainte poitevine) (Grange, 1983 : 142-143) se sont dilués en un motif icono-verbal (gardeuse d’oies) qui est devenu essentiellement rural et éducatif. La gardeuse d’oies garde les oies bien évidemment, mais aussi les oisillons et donc en toute logique les enfants6. Ne reste plus alors qu’un artefact de mère l’Oie propre à alimenter le folklore enfantin.
Le jeune public auquel s’adresse la mère l’Oie dans l’imagerie d’Épinal est un public diégétique : deux personnages des contes de Perrault sont sortis de leurs textes respectifs pour jouer les enfants sages et attentifs. Le Petit Poucet et le Petit Chaperon rouge viennent chez la vieille conteuse pour écouter une version du conte du Petit Poucet dans laquelle le texte de Perrault s’est effacé pour n’être plus que le prétexte à une variation moralisatrice. Ce système d’échos, ce jeu de miroirs plus ou moins déformants permet à l’univers du conte de Perrault de s’imposer dès le récit-cadre. Non seulement on y retrouve deux de ses héros les plus célèbres, mais aussi des éléments caractéristiques : le bouquet, par exemple. Dans la planche d’Épinal, il est dit des deux personnages « et comme ils passaient dans la forêt, ils cueillirent un beau bouquet pour la mère l’Oie » (vignette 3) ; ce motif n’est pas sans rappeler le texte bien connu « la petite fille s’en alla par le chemin le plus long s’amusant à […] faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait » (Perrault, 1697). Il n’y a pas de coupure entre l’histoire racontée (celle d’Henriette et de Charlot) et la scène qui lui sert de contexte. Tout est conte, même la scène de contage ! En effet, ce n’est pas tellement un moment d’oralité que met en images le récit-cadre, mais bien plutôt quelques signes de reconnaissance d’un écrit constituant à lui tout seul un genre à part entière destiné aux enfants : le « conte-de-Perrault ».
Ce remodelage du littéraire s’effectue selon des stratégies qui rappellent, pour partie, le travail opéré sur les textes par les imprimeurs de la Bibliothèque Bleue. L’imagerie privilégie comme la bibliothèque de colportage « les textes qui font série » (Chartier, 1987 : 255-257 ; Andries, 2004 : 133-147), c’est-à-dire des genres dont l’identification ne pose pas de problème. Ainsi en est-il du conte vis-à-vis d’un jeune public. Une sorte de restructuration est également pratiquée : les vignettes découpent l’histoire en une succession de moments typés et même stéréotypés qui constituent autant de repères explicites. Ce découpage favorise la lecture tâtonnante du débutant ou de la débutante, mais aussi, sans doute, la lecture fragmentée de l’adulte qui s’arrête pour laisser à son jeune auditoire le plaisir de la découverte de l’image. Autre stratégie utilisée, la simplification qui peut aller jusqu’à l’édulcoration : la mère l’Oie, comme nous l’avons vu, n’est plus qu’une bonne vieille qui offre à ses petits visiteurs du lait et un conte à tremper dedans. Dans la dernière vignette, le Petit Poucet et le Chaperon rouge s’en retournent sagement chez leurs parents après avoir écouté l’histoire édifiante qui se trouve enchâssée dans le récit-cadre. Plus rien de transgressif ne subsiste chez ces deux héros célèbres ; ils ne sont plus que deux inoffensives défroques, deux images pour enfants sages. La simplification va donc de pair avec une forte exigence de moralisation. Public enfantin oblige.
Mais, paradoxalement, et à l’instar de la Bibliothèque Bleue, cette entreprise de simplification pour la jeunesse échappe parfois à ses éditeurs. La vignette 4 peut nous servir d’exemple. Elle montre la mère l’Oie embrassant le Petit Poucet alors que le Petit Chaperon rouge se tient debout juste à côté. Si l’image est compréhensible, le texte est plus alambiqué : « Étant arrivés : du plus loin qu’ils l’aperçurent : bonjour la mère l’Oie, s’écrièrent-ils, bonjour mes enfants, répondit-elle, puis les ayant embrassés elle les fit entrer dans sa maisonnette. » D’entrée, le sens est perturbé. Si les personnages sont arrivés, pourquoi précise-t-on immédiatement à la suite « du plus loin qu’ils l’aperçurent » ? Est-ce la force évocatrice de l’expression qui est sollicitée ? En effet, ce syntagme en évoque d’autres plus célèbres, créant une sorte d’écho qui met en réseaux, cette fois de façon implicite – aucun titre, aucun personnage n’est cité –, d’autres contes. On pense à La Barbe bleue (Perrault, 1697), bien sûr. Mais ce jeu de correspondances est aussi à observer dans la mise en mots elle-même. Le texte cherche à « faire conte ». Un exemple parmi d’autres, Charles Perrault, dans « Les Fées » (1697), écrit, quand la mère voit revenir sa deuxième fille de la fontaine : « D’abord que sa mère l’aperçut, elle lui cria. » (1991 [1697] : 149) On peut, dès lors, se demander si ces indices scripturaux facilitent véritablement la lecture. Une ponctuation très hachée, qui use des deux-points de façon plutôt incongrue, achève de parasiter l’activité de compréhension.
Il nous faut maintenant revenir sur un point que nous avons trop rapidement signalé et qui touche à la dimension morale de ces images. En effet, tout l’intérêt de cette « planche à thèse » réside dans l’entreprise de moralisation du conte qu’elle propose. Le récit-cadre sert de faire-valoir à l’histoire d’Henriette et de Charlot racontée par la mère l’Oie dans « le but de [leur] prouver que lorsqu’on est au pouvoir de plus fort que soi, mieux vaut douceur que violence ». Cette morale très explicitement exhibée et mise en images est une morale de la résignation, une morale individuelle qui, même si elle repose sur un certain réalisme, n’en est pas moins profondément conservatrice. Il faut accepter l’ordre social du monde et obéir aux plus forts que soi. C’est l’attitude de la douce Henriette qui fait preuve d’un repentir sincère, « regrettant la gourmandise qui l’avait poussée à la désobéissance » (vignette 9). Elle considère la rencontre avec l’ogre – sorte de Père Fouettard, image du père absent qui administre la punition – comme les conséquences de sa faute. Aussi va-t-elle rechercher la bienveillance de ce dernier en déployant des trésors de gentillesse, comme si elle voulait obtenir son pardon. Aucun mea culpa chez Charlot, qui ne se sent pas coupable. Il veut résister, mais le combat est perdu d’avance. Pour montrer l’inanité de cette lutte, l’image comme le texte signalent l’aspect dérisoire des armes utilisées : que peuvent faire quelques morsures et un petit couteau contre un ogre « d’au moins quarante pieds de haut » ?
D’ailleurs, le châtiment qui s’ensuit est humiliant et ridiculise le jeune garçon : saisi par le fond du pantalon (comme pour recevoir la fessée), il est occis comme un vulgaire poulet et transformé en grillade7. Le mot poulet est en lui-même intéressant. Il est à la fois un terme affectueux pour désigner un petit enfant et le synonyme de « jeune coq ». Mais, ici, il s’agit plutôt d’un jeune coq se dressant vainement sur ses ergots, car, comme un chapon, il est promis à l’alimentation. Il est bien loin de saint Laurent dont il partage le martyre, mais sur un mode parodique et profane, bien sûr. Rien de bien glorieux, en somme. Le jeune lecteur ou la jeune lectrice ne peut que se moquer de ce Charlot inconséquent et indiscipliné. L’enfant qui lit s’approprie également des stéréotypes sexués (fille soumise et complaisante vs garçon rebelle et vindicatif) qui viennent conforter les rapports de domination entre les sexes.
Leçon d’obéissance, acceptation de la loi du plus fort, voilà ce qu’est devenue cette « évocation » du Petit Poucet8. On est passé d’une culture folklorique, mythique au moralisme d’une culture folklorisée. La dimension initiatique (comment grandir ? comment trouver sa place dans le monde en faisant preuve d’ingéniosité, de courage, de ruse9 et d’intelligence dans des épreuves qualifiantes ?) a disparu. C’est la dimension didactique et normative qui s’impose (et qui en impose ?).
Cette dimension didactique et normative est portée par une sorte de « théâtralisation » (Renonciat, 1990 : 208) de l’espace imagé qui oriente la lecture : bien souvent les personnages prennent la pose à travers une gestuelle très conventionnelle facile à décoder. Ainsi Henriette pleure, la tête dans ses mains, et se met à genoux pour supplier l’ogre de l’épargner ; Charlot brandit son couteau, le bras tendu en avant, campé sur ses jambes tel un matamore ; la mère des enfants se met la main sur les yeux pour exprimer le chagrin qu’elle ressent… À gestes convenus, morale convenue : les enfants doivent obéir aux « grandes » personnes, intérioriser leur faiblesse et manier la contrition avec adresse.
Mais l’efficacité de cette théâtralisation est liée, pour une grande part, au procédé d’hypotypose (Fontanier, 1968 : 390 ; Aquien et Molinié, 1999 : 195-196) sur lequel elle repose : les tableaux proposés dans chaque vignette mettent sous les yeux des jeunes lectrices et des jeunes lecteurs, comme s’ils y étaient, les différents moments de l’histoire. Ces descriptions iconographiques paraissent animées et frappent les jeunes esprits. L’enfant peut ainsi partager la peur d’Henriette, la flagornerie de Charlot, le désespoir maternel, par exemple.
La planche imagée tout entière fonctionne alors comme une sorte d’ersatz d’oralité. Certes, le quadrillage propose une organisation d’une grande régularité. Tous les cadres sont rigoureusement similaires, aussi bien la forme que la taille. Et chaque « ligne » se compose d’un nombre fixe de ces cadres similaires. La disposition générale permet une lecture tabulaire parfaitement régulée se rapprochant au maximum de la lecture conventionnelle d’une page d’écriture. Il y a donc une configuration fidèle de la planche en images au mode de lecture de la littératie que l’école cherche à généraliser. Mais, conjointement, les personnages dans chaque image sont pris en plan moyen, c’est-à-dire en pied. Ils sont vus verticalement, le bas du cadre constituant le sol ou plus exactement la scène sur laquelle ils évoluent. Saisis en situation de face à face théâtral, c’est comme à corps présent et sans arrière-plan, dans l’illusion intéressée d’une médiation de l’écrit qui chercherait à se faire oublier, qu’ils s’adressent à leur public. Une mise en scène théâtrale de l’oralité conteuse, une sorte de théâtre conté… par l’imprimerie d’Épinal.
Histoire de la Mere-L’Oie ou le secret d’avoir de l’esprit, no 22, gravure sur bois colorié (?), 4x5 vignettes, Imagerie Thomas, Metz, entre 1861 et 1865, coll. patrimoniales des Bibliothèques Médiathèques de Metz, FIE IPO 050.
Au début de cette version, la Mère-l’Oie est une « vieille femme », triste et solitaire. Elle vit à la marge de son village, où on la tient pour « naïve », et elle doit son « surnom » à cette bêtise supposée (« bête comme une oie ») (vignette 1). Son manque d’esprit est tel que la communauté locale lui joue mille tours et lui fait accroire volontiers « mille balivernes » (vignette 2). On lui fait passer toute la journée par exemple à « chercher de l’huile de cotterêts10 », farce punitive et mystification vexatoire qui consistent sur un mode plus ou moins spirituel à exiger l’impossible (la fameuse clé du champ de manœuvre proposée à la quête des bleus à l’armée, la corde à lier le vent chez les marins ou la chasse à un imaginaire dahu chez les paysans) en guise d’initiation sociale et de rite d’agrégation à une communauté. C’est à la conquête de cet « esprit » qui lui fait si cruellement (comiquement) défaut que cette Mère-l’Oie est destinée.
Un soir, alors qu’elle file sa quenouille auprès de la cheminée, on frappe à sa porte : « C’était le signor Arlequin, qui venait lui demander asile, après été rossé par Polichinelle, dont il avait dérobé la boîte aux secrets. » (vignette 3) Arlequin s’empresse de « dépouiller les tablettes », fruit de son « larcin », et il y découvre le « secret pour avoir de l’esprit », mais aussi le « secret pour ne pas mourir » (vignette 5)… En contre-don de son « hospitalité », la Mère-l’Oie exige de partager les précieux secrets : « l’esprit lui venait déjà ! » (vignette 7), en effet. Elle passe la nuit à étudier le grimoire et n’est bientôt plus « bête » qu’en « apparence » (vignette 8). Sans doute a-t-elle lu attentivement les contes de Perrault, et son intérêt bien compris la conduit à aller frapper sans tarder à la porte du marquis de Carabas, un meunier que l’adresse de son chat a rapidement enrichi. Elle séduit habilement maître chat et se retrouve bientôt dans l’antichambre dudit marquis en compagnie d’une fort intéressante société : « Polichinelle l’ancien, Riquet à la Houppe, le sire de Barbe-Bleue et beaucoup d’autres. » (vignette 10) Chacun raconte son histoire et Mère-l’Oie de « gémir de n’avoir pas le don de la mémoire » (orale) (vignette 11). C’est alors qu’un « tout petit garçon » – le Petit Poucet – lui offre d’être la gouvernante de ses frères (aide magique !). Et la Mère-l’Oie de chausser les bottes de l’ogre, de prendre Poucet sur son dos et d’aller vers sa nouvelle maison, canne de paysanne toujours à la main : « Chemin faisant, ils rencontrent les Fées qui faisaient cortège à la Belle-au-Bois-Dormant qui venait de se réveiller. » (vignette 16) En bonne mère-grand (à la Gustave Doré, plus tardif cependant) et pour « récréer ses nouveaux pupilles » (vignette 17, [sic]), elle demande à Poucet de lui « apprendre par cœur » l’histoire de tous ces personnages rencontrés. C’est alors que, « pour lui faire plaisir », Poucet s’imagine faire « copier sous sa dictée » lesdites histoires par Chaperon-Rouge (vignette 18). Cette « amie » scribe (inattendue patronne des folkloristes et des ethnographes de terrain…) copie les propos du petit mais savant conteur « sur le même cahier qui contenait les secrets dérobés par Arlequin » (vignette 18). Le Chaperon-Rouge (plus prévoyante que dans son conte éponyme) fait « un double de cette copie », l’un pour Arlequin, qui réclamait encore son dû avec insistance, l’autre pour « tous les enfants » qui savent lire (vignette 20). Aussi ces « contes de Mère-l’Oie » qui ont reçu une « européenne publicité » sont-ils la « lecture » favorite des jeunes lecteurs rassemblés in fine autour du livre grand ouvert des secrets contés (vignette 20).
On voit la diversité (générique, sémiotique et culturelle) de l’intertexte ou de l’hypodiscours : le frontispice de Perrault (vignette 2) ; quelques contes de tradition orale (vignettes 8, 9, 10, 14, 16, 18) ; plusieurs héros populaires de la commedia dell’arte (vignettes 3, 4, 5, 6, 7, 10, 11, 19) ; une image latente de saint Christophe, un bâton de pèlerin en main, portant l’Enfant Jésus sur ses épaules pour passer le gué (vignette 15) ; la figure rayonnante d’un saint Nicolas avec crosse épiscopale au centre d’une page du livre des contes (vignette 20).
On peut se demander ce qui fait tenir ensemble cet assemblage a priori hétéroclite de références littéraires et sacrées. Ces éléments viennent de la culture orale. Ils ont tous en commun d’être liés à la pratique de l’oralité. L’évocation du frontispice de Clouzier (vignette 2) est ici encore assez lisible. Au niveau de l’image tout au moins, on retrouve la fileuse en pleine activité de tissage, installée au coin de la cheminée, et la représentation de ce personnage emblématique surnommé Mère-l’Oie sert bien sûr à rappeler la veillée et ses conteurs et conteuses. Les personnages d’Arlequin, de Polichinelle, de Cassandre et de Gille non moins évidemment amènent avec eux tout l’univers de la commedia dell’arte11. On pense aux compagnies jouant all’improvviso, on pense aux types carnavalesques et bouffons des zanni moqueurs et rusés (Arlequin et Polichinelle) ou naïfs et distraits (Gille), aux vieillards ridicules et trompés (Cassandre). Saint Christophe, que l’on voit se dégager, un peu sur le principe des devinettes d’Épinal, de la silhouette de la Mère-l’Oie portant le Petit Poucet sur son dos, une grande canne à la main, fait partie de ces figures religieuses fortement ancrées dans la tradition populaire. Enfin, saint Nicolas complète cette galerie de saints protecteurs. L’image du célèbre évêque convoque presque simultanément sa toute aussi célèbre légende « transmise de bouche en bouche » (Benjamin, 2000 : 116).
Si les fragments de culture que nous venons d’inventorier ont tous partie liée avec l’oralité, ils ont également tous en commun d’avoir été « domestiqués » et « infantilisés ». Notre Mère-l’Oie, comme dans la planche précédente, s’est banalisée. Mais cette fois, elle n’est plus une bonne vieille gardeuse d’oies un peu grondeuse, sa dimension mythique s’est dissoute dans la locution figée « bête comme une oie ». Le figement linguistique circonscrit le sens et rassure les petits enfants, il est aussi sensé les amuser. Les joyeux lurons de la commedia dell’arte, eux aussi, ont été assagis. Le texte montre qu’ils ont perdu leur faconde et leurs lazzis. Les images, quant à elles, renvoient aux spectacles de marionnettes. Polichinelle, par exemple, est représenté avec les habits qu’il porte sur la scène du Guignol en plein air, là où il manie le bâton pour le plus grand plaisir du jeune public. Saint Christophe comme saint Nicolas sont, eux aussi, résolument passés du côté des enfants. C’est ce qui arrive à saint Nicolas sur la dernière vignette : « encadré » d’une guirlande de jeunes visages, il est réduit à incarner sa légende popularisée dans la célèbre comptine « Ils étaient trois petits enfants qui s’en allaient glaner au champ… ». Pourquoi cette domestication de l’oralité « sauvage », dans ce qu’elle a de mythique, de folklorique, c’est-à-dire de mouvant, d’a-normal, de dérangeant ?
Avant de répondre à cette question, il est un autre facteur de cohésion que l’on peut trouver à ce pot-pourri, à ce manteau d’Arlequin tout droit sorti du coffre à jouets de quelque chambre d’enfant. Il apparaît comme l’avatar moderne et pédagogique du magique Livre des secrets ou du moins semble y trouver son unité secrète. On pense aux cahiers des sorciers, aux livres de magie, et plus précisément encore au Grand Albert et au Petit Albert, publiés en un seul volume au milieu du XIXe siècle sous le titre général de La Grande et véritable science cabalistique contenant Le Grand Albert, ses secrets merveilleux et Les Secrets mystiques de la magie naturelle du Petit Albert. Même bric-à-brac puisé dans des fonds culturels diversifiés, même accroche, dès le titre, de dévoilement du caché. Notre planche d’images de Metz s’intitule, rappelons-le, Histoire de la Mère-l’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit. Enfin, le Petit Poucet joue, dans la planche en images, le rôle du « dispensateur des secrets » (Husson, 1979 : 9) dans l’édition du Grand Albert12. On peut ajouter qu’il s’est également substitué au Petit Albert avec lequel il partage le même adjectif. Alors quel est donc ce « secret de Polichinelle » – objet de la légende de la dernière vignette – de cette planche de magie populaire et culturelle ?
Pour tenter de répondre aux questions que nous venons de poser, il faut bien finir par dévoiler l’admirable et merveilleux secret révélé aux enfants des années 1860. En cette période d’alphabétisation généralisée13, la Mère-l’Oie cherche à convaincre son jeune public de l’incontournable pouvoir et savoir de l’écrit14. Il faut entrer dans la littératie pour avoir de l’esprit. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de faire appel à la Mère-l’Oie pour défendre la supériorité de la culture écrite sur la culture orale. Plusieurs indices nous permettent de suivre la montée en puissance de l’écrit et sa domination.
Et tout d’abord le nom même de la Mère-l’Oie. Entre l’expression qui signale le corpus des contes oraux et l’avatar utilisé dans la planche que nous étudions, un véritable changement s’est opéré. MA MERE LOYE figure sur la porte en arrière-plan du frontispice peint par Clouzier pour les contes de Charles Perrault15. C’est la marque qui dit l’origine orale des textes dont il va être question dans le livre. L’absence de signes diacritiques, la disposition incertaine des termes (en colonnes inégales plutôt qu’en ligne) montrent la proximité avec l’oral et le monde de l’oralité. La formulation « La Mère-l’Oie » de notre corpus imagé dit exactement l’inverse. Les majuscules à « Mère » et à « Oie » font basculer le terme du côté du nom propre. La présence du tiret, signe de ponctuation qui n’existe qu’à l’écrit, confirme bien le passage à la raison graphique.
La composition du nom est elle-même à interroger. L’expression « MA MERE LOYE », qui conte l’oralité, repose sur une construction que l’on peut qualifier de type « animiste ». L’aspect humain de « MERE » incorpore, d’une certaine manière, l’aspect animal de « LOYE ». Cette combinaison permet de brouiller les frontières entre les deux espèces et d’établir une sorte de continuum entre nature et culture dont les saintes anséiformes que nous avons déjà mentionnées sont la parfaite l’illustration. La formule « La Mère-l’Oie », chantre de la littératie de notre planche imagée, repose plutôt sur une construction de type « naturaliste », pour reprendre les mots de Philippe Descola (2010 : 13). Le monde de référence est un monde objectif « qui instaure une dissociation entre la sphère des humains, seuls capables de discernement rationnel, d’activité symbolique et de vie sociale, et la foule des non-humains voués à une existence machinale et non réflexive » (13). Cette disjonction était déjà présente dans la « mère l’Oie » de la première planche, où le personnage était identifié en liaison avec les oies qu’elle a gardées. D’ailleurs, pour guider le lecteur ou la lectrice, une oie était représentée à côté de la bonne vieille. « La Mère-l’Oie » de la deuxième planche fait appel au texte pour expliciter l’appellation. Et c’est la figure de la comparaison qui est sollicitée : « […] une vieille femme si naïve, si naïve, qu’on la disait bête comme une oie et ce surnom lui resta » (vignette 1). L’utilisation de « comme » montre bien qu’il s’agit d’une façon détournée de s’exprimer, sans quoi, nous disent les dictionnaires de rhétorique et de poétique, « il y aurait changement ontologique, ou fantastique » (Aquien et Molinié, 1999 : 249). Une vieille femme naïve n’est pas une oie. La représentation imagée de l’animal est d’ailleurs totalement absente de la planche. C’est la bêtise qui est représentée : on voit la vieille revenir de la quête de l’huile de cotterêts dans la première vignette. Le texte relaie l’image en signalant qu’elle reste « la bouche ouverte, sans mot dire » (vignette 4) devant la hardiesse d’Arlequin, le voleur.
L’explication psychologisante s’impose. Elle coupe définitivement le fil qui relie la conteuse (MA MERE LOYE) au monde de l’oralité, car la vieille femme qui transmet le conte « de génération en génération, joue modestement au coin du feu, et probablement sans le savoir, le rôle jadis prestigieux de la sage-femme et de la fée » (Robert, 2011 : 18). Dépouillée de son prestige, la Mère-l’Oie de notre planche n’est qu’une idiote qui ne dit mot. De sa bouche ouverte ne sort plus aucun son, aucun conte. Et c’est désormais du côté de la littératie et de la pratique de la lecture que se trouve la magie. Évidemment, l’histoire en images n’est pas un recueil de magie noire et de sorcellerie (cf. supra le Grand et le Petit Albert). Mais l’écrit va permettre à la Mère-l’Oie de ne plus être bête et aux contes d’être découverts par tous les enfants. La magie sociale de la lecture est révélée : qui sait lire, possède l’art d’avoir de l’esprit, c’est-à-dire trouve sa place dans la société alphabétisée qui se met en place au moment où « l’école s’implante, la langue française gagne du terrain, l’adhésion aux idées républicaines s’affirme, le flux vers les emplois “urbains” s’enfle » (Fabre, 1985 : 182).
Dès l’ouverture, on l’a vu, une morale rimée, un peu comme dans la fable, fait « miroiter » les enjeux de cette histoire imagée :
Petit à petit l’oiseau fait son nid,
Petit à petit aussi vient l’esprit,
Pour croire ce dicton qui longtemps se dira,
Lisez ce conte, enfants, il vous le prouvera.
Entre oralité et culture écrite, il n’y aurait pas véritablement de tension. Si le dicton affiche son appartenance à la littérature orale (qui longtemps se dira), son existence et sa croyance dépendent essentiellement de la lecture du conte (Lisez). Et c’est bien l’avènement du conte comme genre de l’écrit qui est proposé.
Les contes racontés vont être couchés sur le papier, car notre Mère-l’Oie, qui a acquis l’intelligence par la lecture, est certes un individu « littéracisé », mais n’a plus « le don de la mémoire » (vignette 11) nécessaire au conteur ou à la conteuse. « L’art de raconter les histoires est toujours l’art de reprendre celles qu’on a entendues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires ne sont plus conservées en mémoire. Il se perd, parce qu’on ne file plus et qu’on ne tisse plus en les écoutant. » (Benjamin, 2000 : 126) Et ces activités-là, notre Mère-l’Oie ne les pratique pas.
Devenue maligne, elle veut faire fortune. Et c’est en allant voir le marquis de Carabas, modèle du parvenu qui a réussi, qu’elle renoue avec les contes. Mais, d’entrée, la planche utilise un topos de la littérature écrite pour faire advenir ce corpus. Dans l’antichambre du marquis, une nombreuse société – Polichinelle l’ancien, Riquet à la Houppe, Barbe-Bleue et beaucoup d’autres – attend : « chacun, pour passer le temps, racontait son histoire » (vignette 10 et 11). Cette « fiction d’oralité » (Belmont, 1999 : 56) n’est pas développée : deux images et deux légendes suffisent à signaler la scène.
Nouvel assaut contre l’oralité première des contes. Embauchée pour être gouvernante des frères du Petit Poucet, la Mère-l’Oie exige que ce dernier lui apprenne par cœur « l’histoire de tous ceux qu’ils avaient vu depuis le matin » afin de « récréer ses nouveaux pupilles » (vignette 17). Petit Poucet, devenu Poucet dans le texte, « pour lui faire plaisir, les fit copier sous sa dictée par Chaperon-Rouge » (vignette 18). En se transformant, en perdant leur déterminant, les surnoms des personnages (Poucet, Chaperon-Rouge) ont, semble-t-il, glissé du côté du prénom et se sont écartés de l’anonymat si caractéristique des contes en général.
Mais leur fonction surtout s’est totalement modifiée. On peut dire qu’ils ont été récupérés pour promouvoir les vertus de l’écrit et en devenir les attrayants propagateurs, tout au moins aux yeux des enfants. Poucet est celui par qui l’arraisonnement graphique est possible. Le nouveau nom dont il est affublé, repris peut-être du conte « Pouçot », est, d’un point de vue onomastique, intéressant à mettre en relation avec le nouveau rôle qu’il est amené à jouer. « Poucet » ou « Pouçot » est le conte du garçon gros comme le pouce. Il y a un certain plaisir à découvrir qu’on a donné au passeur de littératie le nom d’un doigt sans lequel l’écriture est impossible. Et le plaisir s’accroît quand on sait combien les noms des doigts sont liés à l’oralité, plus exactement au folklore enfantin. Eugène Rolland, dans Rimes et jeux de l’enfance (1883), a répertorié tout un ensemble de « Formulettes des doigts16 » :
Poucet
Aridet
Jean Deschaux
Petit courtaud
Le riquiqui
Mange le rôti. (Rolland, 2002 [1883] : 26)
Notre Poucet/Pouce paraît donc bien choisi pour assurer le passage d’un monde à l’autre et favoriser la transmutation des contes dits en contes écrits, « copiés sous sa dictée ». En utilisant la dictée, qui permet de dire à haute voix en détachant les mots ou les membres de phrases pour qu’un ou une autre les écrive (les copie), il montre comment se dégager du flux de la parole vivante du conteur ou de la conteuse pour en fixer le récit. Chaperon-Rouge, elle, occupe le rôle du copiste, un copiste habile qui pense à faire le double de la copie (vignette 19) pour ne pas risquer de la perdre.
Puis, les trois vignettes finales font passer du manuscrit à l’imprimé présenté comme la forme achevée des contes, car il est promesse d’immortalité. Les deux secrets signalés au début (vignette 5) – secret pour ne pas mourir, secret pour avoir de l’esprit – se trouvent enfin réunis dans la dernière vignette. Et l’immortalité qui semblait avoir été oubliée dans le cheminement de l’histoire fait un retour en force. En effet, le secret est là, dans le médium, dans les signes graphiques et iconiques de l’imprimé qui donnent à la mémoire orale une vie éternelle, une diffusion élargie (« une européenne publicité »). Le parcours du conte est clos comme la planche imaginée. On est passé du contage à la copie sur un cahier et au livre imprimé qui en est l’ultime métamorphose. Même la feuille volante sur laquelle le jeune lecteur ou la jeune lectrice lit Histoire de la Mère-l’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit n’a pas la légitimité des feuilles reliées qui s’imposent à la fin.
La dernière vignette se présente, dans une certaine mesure, comme le double inversé du frontispice de Clouzier que nous avons déjà mentionné. LA MERE LOYE n’est plus sur l’image, la médiation orale de la conteuse a disparu. Par contre le livre est là, au centre de l’illustration, imposant. Il trône sur l’autel du savoir et, dans une nouvelle mise en abyme, il évoque – avec la présence de l’image (d’Épinal) de saint Nicolas – un autre livre, sacré celui-là, la Bible. C’est dans l’alignement ordonné du texte, au-dessous de l’image, que l’on retrouve « contes de Mère-l’Oie », qui était cloué, de façon négligente, sur la porte du frontispice. Claire mise au pas opérée par la raison graphique. In fine, un jeu de mots, « secret de Polichinelle », rappelle, comme une évidence partagée par tous les enfants, l’importance de la lecture. Il n’y a d’autre avenir pour les contes que d’être imprimés dans des livres pour développer chez tous les enfants le savoir lire indispensable à leur éducation. Et ce sont les contes de Perrault érigés en Bible des enfants qui jouent le rôle de médiation culturelle. La littératie triomphe, impose son médium.
Toutefois, à y regarder de plus près, on constate que les pages offertes à la lecture ne renferment aucun texte, aucune lettre, uniquement des images. Le lectorat, un groupe de liseurs, s’agglutinent autour de l’ouvrage dans une joyeuse convivialité. Peut-être faut-il voir dans cette scène attractive du lire au masculin l’effort de l’école, avec l’aide de la planche imagée, pour contraindre les garçons buissonniers à se plier à l’ordre de l’imprimé et à abandonner la quête des oiseaux, la voie des oiseaux dont parle Daniel Fabre (1986 : 7-40). Au XIXe siècle, les enfances paysannes, les enfances-oiseaux se séparent des enfances bourgeoises, des enfances-livres. Si entre ces deux mondes, la coupure est radicale, « l’école du livre » n’est pas sans rappeler, à travers un jeu d’équivalences, l’école des oiseaux. Comme les oiseaux apprennent au jeune héros le langage des bêtes dans la tradition orale du conte, l’abécédaire décoré d’un oiseau et la plume donnent à l’élève accès au langage de l’écrit. Alors le jeune garçon devenu « homme-plume » peut déchiffrer tous les livres, ce qui lui permet non seulement d’« avoir de l’esprit » (comme le dit Mère-l’Oie), mais aussi, d’une certaine manière, de renouer avec « les expériences formatrices des oiseleurs » (Fabre, 1986 : 35) par texte interposé et de les partager dans l’échange avec ses pairs lecteurs.
L’oralité ne se retrouverait-elle pas là, en réception, dans les sociabilités liseuses et interprétatives qui se tissent autour des pages ?
Cette dernière vignette syncrétise deux légendes (la légende de l’image et la légende dans l’image) et donne à voir une juvénile communauté d’oisillons comme aimantée par la magie du livre d’images et la promesse des contes d’autrefois à (re-)dire et à (re-)lire.
La pensée européenne est dominée depuis longtemps, jusque dans ses formes dites « populaires », par la ville, l’écriture et l’école.
(Bourdieu, 1978 : 521)
En régime d’oralité première, par définition, les situations de contage mettent directement en contact le conteur ou la conteuse et son auditoire. En régime d’oralité seconde (la culture est aussi écrite), les contes sont soit donnés hors de leur contexte d’énonciation, soit le cadre de l’échange oral est reconstruit, d’une façon ou d’une autre. Le mode le plus mimétique est alors la reconstitution plus ou moins imaginaire de la situation de communication première (le contage moderne et son pacte pragmatique) ou l’image plus ou moins illusionniste d’une scène réelle de contage. C’est ainsi que le fameux frontispice des Contes (1697) de Perrault2 met sous nos yeux une conteuse en train de conter (et de filer) dans un espace domestique à l’adresse de trois jeunes personnes qui l’entourent et l’écoutent. En fait, la conteuse joue le rôle d’intermédiaire culturel entre le monde d’une oralité paysanne aux connotations mythiques – c’est une Mère l’Oye (Privat, 2004 : 23-52)3 – et l’univers clos, urbain et bourgeois, où s’affiche le désir de récits fabuleux : « Si Peau d’Âne m’était conté/J’y prendrais un plaisir extrême. » (La Fontaine, 1995 : 235)
La renommée de Perrault (en particulier), conjuguée à la fois au déclin historique des modes les plus traditionnels de contage et à des usages plus ludiques ou pédagogiques des contes eux-mêmes, a donné lieu à de surprenantes formes de réappropriation fictionnelle et de recomposition narrative.
Le corpus que nous nous proposons d’étudier est constitué de deux planches de l’imagerie « populaire » du XIXe siècle à peu près contemporaines : 1) La Mere L’Oie (Imagerie Pellerin, Épinal, 18614) et 2) Histoire de la Mere-L’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit (Imagerie Thomas, Metz, entre 1861 et 1865). Cette planche porte en exergue ou en sous-titre cette moralité rimée : « Petit à petit l’oiseau fait son nid, Petit à petit aussi vient l’esprit. Pour croire ce dicton qui longtemps se dira, Lisez ce conte, enfants, il vous le prouvera. »
Par un beau jour d’été, le Petit Poucet rencontre le Petit Chaperon rouge et ils décident d’aller ensemble rendre visite à la mère l’Oie, « une bonne vieille un peu grondeuse » (vignette 1). Toutefois, « elle savait de si beaux contes que c’était plaisir d’aller l’écouter » (vignette 1). Ils se mettent donc en chemin et, passant par la forêt, ils cueillent un beau bouquet (vignette 3). Arrivés devant la maisonnette de la mère l’Oie, celle-ci les embrasse et les fait entrer (vignette 4). Elle les régale d’une bonne jatte de lait et leur conte une histoire, assise devant la cheminée (vignette 5). C’est l’histoire de deux jeunes enfants, Henriette et Charlot, qui demandent à leur mère, qui est en train de laver le linge dans une bassine en bois, la permission d’aller se promener dans la grande rue (vignette 6). La gourmandise (conte moral vs conte de fée) les entraîne jusqu’au profond de la forêt où un ogre de 40 pieds de haut, muni d’un grand bâton et d’un long couteau, les attrape (vignette 7), les fourre dans sa gibecière et regagne sa caverne (vignette 8). Prisonniers de l’ogre, la fillette regrette amèrement d’avoir désobéi et pleure à chaudes larmes (vignette 9), pendant que le garçon, plus opiniâtre et combatif, tel David contre Goliath, menace l’ogre (vignette 10). Celui-ci, fou de rage, se saisit de Charlot et lui tord aussitôt le cou « comme à un poulet » (vignette 11). Il le met alors sur le gril pour le manger sur le champ (vignette 12). C’est le tour d’Henriette d’être dévorée… Mais elle lui fait « tant de caresses et lui dit tant de jolies choses » que l’ogre finit par s’attendrir (vignette 13). Il finit par lui donner la clé des champs (vignette 14). Elle rejoint le logis maternel et raconte leurs mésaventures, tragiques pour son frère. La mère est au désespoir (vignette 15). La conteuse tire alors une morale pratique de son histoire : « Lorsqu’on est au pouvoir de plus fort que soi, mieux vaut douceur que violence. » (vignette 15) La mère l’Oie, toujours flanquée de son oie et chaussée de fortes galoches, raccompagne sur le seuil de son humble demeure le Petit Chaperon rouge et son « ami » le Petit Poucet, qui prennent poliment congé et s’en retournent en bons enfants au domicile familial (vignette 16).
L’organisation de la page permet de dégager un récit-cadre5 dans lequel s’insère l’histoire d’Henriette et Charlot. Ce récit-cadre est une mise en abyme du frontispice gravé par Clouzier pour l’édition originale de 1697 des Histoires ou Contes du temps passé avec moralités rédigés par Charles Perrault. Il ne faut pas moins de cinq vignettes pour rappeler la dimension d’oralité populaire propre aux contes que le titre lui-même, La Mere L’Oie, semble mettre en avant. Mais, à y regarder de près, cette mise en scène s’intéresse moins à l’évocation d’une scène réelle de contage qu’à l’inscription dans une filiation littéraire, celle des contes de Perrault, de façon à légitimer l’adaptation très libre du Petit Poucet qui occupe les vignettes suivantes.
La Mere L'Oie, no 1008, lithographie couleurs, 4x4 vignettes, Imprimerie-Librairie Pellerin, Épinal, 1861, Arch. dép. Vosges, 8 T 2817.
Le titre de la planche, les premières vignettes mais également la dernière parlent de la mère l’Oie. Mais le personnage, si on le compare avec celui de Clouzier, s’est affadi. Ce n’est plus la fée filandière, sorte de reine Pédauque un peu sorcière, vaguement inquiétante, qui est encore présente dans le frontispice. Le décor s’est simplifié : pas de chat à l’affût pour fixer étrangement le spectateur ou la spectatrice, pas de bougie à la lumière vacillante pour éclairer, avec les flammes du foyer, une pièce sombre sans ouverture sur l’extérieur. L’image d’Épinal s’ouvre sur l’extérieur rassurant d’une campagne anodine « par un beau jour d’été » (vignette 1). La mère l’Oie, devant sa porte, apparaît sous l’aspect d’une paysanne ordinaire, « une bonne vieille un peu grondeuse » nous dit le texte (vignette 2). Elle se tient debout, figée, accompagnée de ses attributs. Une quenouille reprend, de façon stéréotypée, un élément de l’illustration de Clouzier (qui propose la première image de la mère l’Oie). Une oie se tient en évidence dans le cadre de l’image et illustre explicitement le titre mais du coup réduit la charge de culture folklorique dont le terme est porteur dans l’expression « mère l’Oie ». La substitution du possessif « Ma » (mère l’Oie) par le défini « La » (mère l’Oie) rompt le lien de proximité culturelle qui unissait la conteuse et son auditoire. La mère l’Oie ne serait plus qu’une banale gardeuse d’oies : le motif mythique (la reine de Saba) et le motif folklorico-religieux des saintes ansériformes (sainte Néomaye, la sainte poitevine) (Grange, 1983 : 142-143) se sont dilués en un motif icono-verbal (gardeuse d’oies) qui est devenu essentiellement rural et éducatif. La gardeuse d’oies garde les oies bien évidemment, mais aussi les oisillons et donc en toute logique les enfants6. Ne reste plus alors qu’un artefact de mère l’Oie propre à alimenter le folklore enfantin.
Le jeune public auquel s’adresse la mère l’Oie dans l’imagerie d’Épinal est un public diégétique : deux personnages des contes de Perrault sont sortis de leurs textes respectifs pour jouer les enfants sages et attentifs. Le Petit Poucet et le Petit Chaperon rouge viennent chez la vieille conteuse pour écouter une version du conte du Petit Poucet dans laquelle le texte de Perrault s’est effacé pour n’être plus que le prétexte à une variation moralisatrice. Ce système d’échos, ce jeu de miroirs plus ou moins déformants permet à l’univers du conte de Perrault de s’imposer dès le récit-cadre. Non seulement on y retrouve deux de ses héros les plus célèbres, mais aussi des éléments caractéristiques : le bouquet, par exemple. Dans la planche d’Épinal, il est dit des deux personnages « et comme ils passaient dans la forêt, ils cueillirent un beau bouquet pour la mère l’Oie » (vignette 3) ; ce motif n’est pas sans rappeler le texte bien connu « la petite fille s’en alla par le chemin le plus long s’amusant à […] faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait » (Perrault, 1697). Il n’y a pas de coupure entre l’histoire racontée (celle d’Henriette et de Charlot) et la scène qui lui sert de contexte. Tout est conte, même la scène de contage ! En effet, ce n’est pas tellement un moment d’oralité que met en images le récit-cadre, mais bien plutôt quelques signes de reconnaissance d’un écrit constituant à lui tout seul un genre à part entière destiné aux enfants : le « conte-de-Perrault ».
Ce remodelage du littéraire s’effectue selon des stratégies qui rappellent, pour partie, le travail opéré sur les textes par les imprimeurs de la Bibliothèque Bleue. L’imagerie privilégie comme la bibliothèque de colportage « les textes qui font série » (Chartier, 1987 : 255-257 ; Andries, 2004 : 133-147), c’est-à-dire des genres dont l’identification ne pose pas de problème. Ainsi en est-il du conte vis-à-vis d’un jeune public. Une sorte de restructuration est également pratiquée : les vignettes découpent l’histoire en une succession de moments typés et même stéréotypés qui constituent autant de repères explicites. Ce découpage favorise la lecture tâtonnante du débutant ou de la débutante, mais aussi, sans doute, la lecture fragmentée de l’adulte qui s’arrête pour laisser à son jeune auditoire le plaisir de la découverte de l’image. Autre stratégie utilisée, la simplification qui peut aller jusqu’à l’édulcoration : la mère l’Oie, comme nous l’avons vu, n’est plus qu’une bonne vieille qui offre à ses petits visiteurs du lait et un conte à tremper dedans. Dans la dernière vignette, le Petit Poucet et le Chaperon rouge s’en retournent sagement chez leurs parents après avoir écouté l’histoire édifiante qui se trouve enchâssée dans le récit-cadre. Plus rien de transgressif ne subsiste chez ces deux héros célèbres ; ils ne sont plus que deux inoffensives défroques, deux images pour enfants sages. La simplification va donc de pair avec une forte exigence de moralisation. Public enfantin oblige.
Mais, paradoxalement, et à l’instar de la Bibliothèque Bleue, cette entreprise de simplification pour la jeunesse échappe parfois à ses éditeurs. La vignette 4 peut nous servir d’exemple. Elle montre la mère l’Oie embrassant le Petit Poucet alors que le Petit Chaperon rouge se tient debout juste à côté. Si l’image est compréhensible, le texte est plus alambiqué : « Étant arrivés : du plus loin qu’ils l’aperçurent : bonjour la mère l’Oie, s’écrièrent-ils, bonjour mes enfants, répondit-elle, puis les ayant embrassés elle les fit entrer dans sa maisonnette. » D’entrée, le sens est perturbé. Si les personnages sont arrivés, pourquoi précise-t-on immédiatement à la suite « du plus loin qu’ils l’aperçurent » ? Est-ce la force évocatrice de l’expression qui est sollicitée ? En effet, ce syntagme en évoque d’autres plus célèbres, créant une sorte d’écho qui met en réseaux, cette fois de façon implicite – aucun titre, aucun personnage n’est cité –, d’autres contes. On pense à La Barbe bleue (Perrault, 1697), bien sûr. Mais ce jeu de correspondances est aussi à observer dans la mise en mots elle-même. Le texte cherche à « faire conte ». Un exemple parmi d’autres, Charles Perrault, dans « Les Fées » (1697), écrit, quand la mère voit revenir sa deuxième fille de la fontaine : « D’abord que sa mère l’aperçut, elle lui cria. » (1991 [1697] : 149) On peut, dès lors, se demander si ces indices scripturaux facilitent véritablement la lecture. Une ponctuation très hachée, qui use des deux-points de façon plutôt incongrue, achève de parasiter l’activité de compréhension.
Il nous faut maintenant revenir sur un point que nous avons trop rapidement signalé et qui touche à la dimension morale de ces images. En effet, tout l’intérêt de cette « planche à thèse » réside dans l’entreprise de moralisation du conte qu’elle propose. Le récit-cadre sert de faire-valoir à l’histoire d’Henriette et de Charlot racontée par la mère l’Oie dans « le but de [leur] prouver que lorsqu’on est au pouvoir de plus fort que soi, mieux vaut douceur que violence ». Cette morale très explicitement exhibée et mise en images est une morale de la résignation, une morale individuelle qui, même si elle repose sur un certain réalisme, n’en est pas moins profondément conservatrice. Il faut accepter l’ordre social du monde et obéir aux plus forts que soi. C’est l’attitude de la douce Henriette qui fait preuve d’un repentir sincère, « regrettant la gourmandise qui l’avait poussée à la désobéissance » (vignette 9). Elle considère la rencontre avec l’ogre – sorte de Père Fouettard, image du père absent qui administre la punition – comme les conséquences de sa faute. Aussi va-t-elle rechercher la bienveillance de ce dernier en déployant des trésors de gentillesse, comme si elle voulait obtenir son pardon. Aucun mea culpa chez Charlot, qui ne se sent pas coupable. Il veut résister, mais le combat est perdu d’avance. Pour montrer l’inanité de cette lutte, l’image comme le texte signalent l’aspect dérisoire des armes utilisées : que peuvent faire quelques morsures et un petit couteau contre un ogre « d’au moins quarante pieds de haut » ?
D’ailleurs, le châtiment qui s’ensuit est humiliant et ridiculise le jeune garçon : saisi par le fond du pantalon (comme pour recevoir la fessée), il est occis comme un vulgaire poulet et transformé en grillade7. Le mot poulet est en lui-même intéressant. Il est à la fois un terme affectueux pour désigner un petit enfant et le synonyme de « jeune coq ». Mais, ici, il s’agit plutôt d’un jeune coq se dressant vainement sur ses ergots, car, comme un chapon, il est promis à l’alimentation. Il est bien loin de saint Laurent dont il partage le martyre, mais sur un mode parodique et profane, bien sûr. Rien de bien glorieux, en somme. Le jeune lecteur ou la jeune lectrice ne peut que se moquer de ce Charlot inconséquent et indiscipliné. L’enfant qui lit s’approprie également des stéréotypes sexués (fille soumise et complaisante vs garçon rebelle et vindicatif) qui viennent conforter les rapports de domination entre les sexes.
Leçon d’obéissance, acceptation de la loi du plus fort, voilà ce qu’est devenue cette « évocation » du Petit Poucet8. On est passé d’une culture folklorique, mythique au moralisme d’une culture folklorisée. La dimension initiatique (comment grandir ? comment trouver sa place dans le monde en faisant preuve d’ingéniosité, de courage, de ruse9 et d’intelligence dans des épreuves qualifiantes ?) a disparu. C’est la dimension didactique et normative qui s’impose (et qui en impose ?).
Cette dimension didactique et normative est portée par une sorte de « théâtralisation » (Renonciat, 1990 : 208) de l’espace imagé qui oriente la lecture : bien souvent les personnages prennent la pose à travers une gestuelle très conventionnelle facile à décoder. Ainsi Henriette pleure, la tête dans ses mains, et se met à genoux pour supplier l’ogre de l’épargner ; Charlot brandit son couteau, le bras tendu en avant, campé sur ses jambes tel un matamore ; la mère des enfants se met la main sur les yeux pour exprimer le chagrin qu’elle ressent… À gestes convenus, morale convenue : les enfants doivent obéir aux « grandes » personnes, intérioriser leur faiblesse et manier la contrition avec adresse.
Mais l’efficacité de cette théâtralisation est liée, pour une grande part, au procédé d’hypotypose (Fontanier, 1968 : 390 ; Aquien et Molinié, 1999 : 195-196) sur lequel elle repose : les tableaux proposés dans chaque vignette mettent sous les yeux des jeunes lectrices et des jeunes lecteurs, comme s’ils y étaient, les différents moments de l’histoire. Ces descriptions iconographiques paraissent animées et frappent les jeunes esprits. L’enfant peut ainsi partager la peur d’Henriette, la flagornerie de Charlot, le désespoir maternel, par exemple.
La planche imagée tout entière fonctionne alors comme une sorte d’ersatz d’oralité. Certes, le quadrillage propose une organisation d’une grande régularité. Tous les cadres sont rigoureusement similaires, aussi bien la forme que la taille. Et chaque « ligne » se compose d’un nombre fixe de ces cadres similaires. La disposition générale permet une lecture tabulaire parfaitement régulée se rapprochant au maximum de la lecture conventionnelle d’une page d’écriture. Il y a donc une configuration fidèle de la planche en images au mode de lecture de la littératie que l’école cherche à généraliser. Mais, conjointement, les personnages dans chaque image sont pris en plan moyen, c’est-à-dire en pied. Ils sont vus verticalement, le bas du cadre constituant le sol ou plus exactement la scène sur laquelle ils évoluent. Saisis en situation de face à face théâtral, c’est comme à corps présent et sans arrière-plan, dans l’illusion intéressée d’une médiation de l’écrit qui chercherait à se faire oublier, qu’ils s’adressent à leur public. Une mise en scène théâtrale de l’oralité conteuse, une sorte de théâtre conté… par l’imprimerie d’Épinal.
Histoire de la Mere-L’Oie ou le secret d’avoir de l’esprit, no 22, gravure sur bois colorié (?), 4x5 vignettes, Imagerie Thomas, Metz, entre 1861 et 1865, coll. patrimoniales des Bibliothèques Médiathèques de Metz, FIE IPO 050.
Au début de cette version, la Mère-l’Oie est une « vieille femme », triste et solitaire. Elle vit à la marge de son village, où on la tient pour « naïve », et elle doit son « surnom » à cette bêtise supposée (« bête comme une oie ») (vignette 1). Son manque d’esprit est tel que la communauté locale lui joue mille tours et lui fait accroire volontiers « mille balivernes » (vignette 2). On lui fait passer toute la journée par exemple à « chercher de l’huile de cotterêts10 », farce punitive et mystification vexatoire qui consistent sur un mode plus ou moins spirituel à exiger l’impossible (la fameuse clé du champ de manœuvre proposée à la quête des bleus à l’armée, la corde à lier le vent chez les marins ou la chasse à un imaginaire dahu chez les paysans) en guise d’initiation sociale et de rite d’agrégation à une communauté. C’est à la conquête de cet « esprit » qui lui fait si cruellement (comiquement) défaut que cette Mère-l’Oie est destinée.
Un soir, alors qu’elle file sa quenouille auprès de la cheminée, on frappe à sa porte : « C’était le signor Arlequin, qui venait lui demander asile, après été rossé par Polichinelle, dont il avait dérobé la boîte aux secrets. » (vignette 3) Arlequin s’empresse de « dépouiller les tablettes », fruit de son « larcin », et il y découvre le « secret pour avoir de l’esprit », mais aussi le « secret pour ne pas mourir » (vignette 5)… En contre-don de son « hospitalité », la Mère-l’Oie exige de partager les précieux secrets : « l’esprit lui venait déjà ! » (vignette 7), en effet. Elle passe la nuit à étudier le grimoire et n’est bientôt plus « bête » qu’en « apparence » (vignette 8). Sans doute a-t-elle lu attentivement les contes de Perrault, et son intérêt bien compris la conduit à aller frapper sans tarder à la porte du marquis de Carabas, un meunier que l’adresse de son chat a rapidement enrichi. Elle séduit habilement maître chat et se retrouve bientôt dans l’antichambre dudit marquis en compagnie d’une fort intéressante société : « Polichinelle l’ancien, Riquet à la Houppe, le sire de Barbe-Bleue et beaucoup d’autres. » (vignette 10) Chacun raconte son histoire et Mère-l’Oie de « gémir de n’avoir pas le don de la mémoire » (orale) (vignette 11). C’est alors qu’un « tout petit garçon » – le Petit Poucet – lui offre d’être la gouvernante de ses frères (aide magique !). Et la Mère-l’Oie de chausser les bottes de l’ogre, de prendre Poucet sur son dos et d’aller vers sa nouvelle maison, canne de paysanne toujours à la main : « Chemin faisant, ils rencontrent les Fées qui faisaient cortège à la Belle-au-Bois-Dormant qui venait de se réveiller. » (vignette 16) En bonne mère-grand (à la Gustave Doré, plus tardif cependant) et pour « récréer ses nouveaux pupilles » (vignette 17, [sic]), elle demande à Poucet de lui « apprendre par cœur » l’histoire de tous ces personnages rencontrés. C’est alors que, « pour lui faire plaisir », Poucet s’imagine faire « copier sous sa dictée » lesdites histoires par Chaperon-Rouge (vignette 18). Cette « amie » scribe (inattendue patronne des folkloristes et des ethnographes de terrain…) copie les propos du petit mais savant conteur « sur le même cahier qui contenait les secrets dérobés par Arlequin » (vignette 18). Le Chaperon-Rouge (plus prévoyante que dans son conte éponyme) fait « un double de cette copie », l’un pour Arlequin, qui réclamait encore son dû avec insistance, l’autre pour « tous les enfants » qui savent lire (vignette 20). Aussi ces « contes de Mère-l’Oie » qui ont reçu une « européenne publicité » sont-ils la « lecture » favorite des jeunes lecteurs rassemblés in fine autour du livre grand ouvert des secrets contés (vignette 20).
On voit la diversité (générique, sémiotique et culturelle) de l’intertexte ou de l’hypodiscours : le frontispice de Perrault (vignette 2) ; quelques contes de tradition orale (vignettes 8, 9, 10, 14, 16, 18) ; plusieurs héros populaires de la commedia dell’arte (vignettes 3, 4, 5, 6, 7, 10, 11, 19) ; une image latente de saint Christophe, un bâton de pèlerin en main, portant l’Enfant Jésus sur ses épaules pour passer le gué (vignette 15) ; la figure rayonnante d’un saint Nicolas avec crosse épiscopale au centre d’une page du livre des contes (vignette 20).
On peut se demander ce qui fait tenir ensemble cet assemblage a priori hétéroclite de références littéraires et sacrées. Ces éléments viennent de la culture orale. Ils ont tous en commun d’être liés à la pratique de l’oralité. L’évocation du frontispice de Clouzier (vignette 2) est ici encore assez lisible. Au niveau de l’image tout au moins, on retrouve la fileuse en pleine activité de tissage, installée au coin de la cheminée, et la représentation de ce personnage emblématique surnommé Mère-l’Oie sert bien sûr à rappeler la veillée et ses conteurs et conteuses. Les personnages d’Arlequin, de Polichinelle, de Cassandre et de Gille non moins évidemment amènent avec eux tout l’univers de la commedia dell’arte11. On pense aux compagnies jouant all’improvviso, on pense aux types carnavalesques et bouffons des zanni moqueurs et rusés (Arlequin et Polichinelle) ou naïfs et distraits (Gille), aux vieillards ridicules et trompés (Cassandre). Saint Christophe, que l’on voit se dégager, un peu sur le principe des devinettes d’Épinal, de la silhouette de la Mère-l’Oie portant le Petit Poucet sur son dos, une grande canne à la main, fait partie de ces figures religieuses fortement ancrées dans la tradition populaire. Enfin, saint Nicolas complète cette galerie de saints protecteurs. L’image du célèbre évêque convoque presque simultanément sa toute aussi célèbre légende « transmise de bouche en bouche » (Benjamin, 2000 : 116).
Si les fragments de culture que nous venons d’inventorier ont tous partie liée avec l’oralité, ils ont également tous en commun d’avoir été « domestiqués » et « infantilisés ». Notre Mère-l’Oie, comme dans la planche précédente, s’est banalisée. Mais cette fois, elle n’est plus une bonne vieille gardeuse d’oies un peu grondeuse, sa dimension mythique s’est dissoute dans la locution figée « bête comme une oie ». Le figement linguistique circonscrit le sens et rassure les petits enfants, il est aussi sensé les amuser. Les joyeux lurons de la commedia dell’arte, eux aussi, ont été assagis. Le texte montre qu’ils ont perdu leur faconde et leurs lazzis. Les images, quant à elles, renvoient aux spectacles de marionnettes. Polichinelle, par exemple, est représenté avec les habits qu’il porte sur la scène du Guignol en plein air, là où il manie le bâton pour le plus grand plaisir du jeune public. Saint Christophe comme saint Nicolas sont, eux aussi, résolument passés du côté des enfants. C’est ce qui arrive à saint Nicolas sur la dernière vignette : « encadré » d’une guirlande de jeunes visages, il est réduit à incarner sa légende popularisée dans la célèbre comptine « Ils étaient trois petits enfants qui s’en allaient glaner au champ… ». Pourquoi cette domestication de l’oralité « sauvage », dans ce qu’elle a de mythique, de folklorique, c’est-à-dire de mouvant, d’a-normal, de dérangeant ?
Avant de répondre à cette question, il est un autre facteur de cohésion que l’on peut trouver à ce pot-pourri, à ce manteau d’Arlequin tout droit sorti du coffre à jouets de quelque chambre d’enfant. Il apparaît comme l’avatar moderne et pédagogique du magique Livre des secrets ou du moins semble y trouver son unité secrète. On pense aux cahiers des sorciers, aux livres de magie, et plus précisément encore au Grand Albert et au Petit Albert, publiés en un seul volume au milieu du XIXe siècle sous le titre général de La Grande et véritable science cabalistique contenant Le Grand Albert, ses secrets merveilleux et Les Secrets mystiques de la magie naturelle du Petit Albert. Même bric-à-brac puisé dans des fonds culturels diversifiés, même accroche, dès le titre, de dévoilement du caché. Notre planche d’images de Metz s’intitule, rappelons-le, Histoire de la Mère-l’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit. Enfin, le Petit Poucet joue, dans la planche en images, le rôle du « dispensateur des secrets » (Husson, 1979 : 9) dans l’édition du Grand Albert12. On peut ajouter qu’il s’est également substitué au Petit Albert avec lequel il partage le même adjectif. Alors quel est donc ce « secret de Polichinelle » – objet de la légende de la dernière vignette – de cette planche de magie populaire et culturelle ?
Pour tenter de répondre aux questions que nous venons de poser, il faut bien finir par dévoiler l’admirable et merveilleux secret révélé aux enfants des années 1860. En cette période d’alphabétisation généralisée13, la Mère-l’Oie cherche à convaincre son jeune public de l’incontournable pouvoir et savoir de l’écrit14. Il faut entrer dans la littératie pour avoir de l’esprit. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de faire appel à la Mère-l’Oie pour défendre la supériorité de la culture écrite sur la culture orale. Plusieurs indices nous permettent de suivre la montée en puissance de l’écrit et sa domination.
Et tout d’abord le nom même de la Mère-l’Oie. Entre l’expression qui signale le corpus des contes oraux et l’avatar utilisé dans la planche que nous étudions, un véritable changement s’est opéré. MA MERE LOYE figure sur la porte en arrière-plan du frontispice peint par Clouzier pour les contes de Charles Perrault15. C’est la marque qui dit l’origine orale des textes dont il va être question dans le livre. L’absence de signes diacritiques, la disposition incertaine des termes (en colonnes inégales plutôt qu’en ligne) montrent la proximité avec l’oral et le monde de l’oralité. La formulation « La Mère-l’Oie » de notre corpus imagé dit exactement l’inverse. Les majuscules à « Mère » et à « Oie » font basculer le terme du côté du nom propre. La présence du tiret, signe de ponctuation qui n’existe qu’à l’écrit, confirme bien le passage à la raison graphique.
La composition du nom est elle-même à interroger. L’expression « MA MERE LOYE », qui conte l’oralité, repose sur une construction que l’on peut qualifier de type « animiste ». L’aspect humain de « MERE » incorpore, d’une certaine manière, l’aspect animal de « LOYE ». Cette combinaison permet de brouiller les frontières entre les deux espèces et d’établir une sorte de continuum entre nature et culture dont les saintes anséiformes que nous avons déjà mentionnées sont la parfaite l’illustration. La formule « La Mère-l’Oie », chantre de la littératie de notre planche imagée, repose plutôt sur une construction de type « naturaliste », pour reprendre les mots de Philippe Descola (2010 : 13). Le monde de référence est un monde objectif « qui instaure une dissociation entre la sphère des humains, seuls capables de discernement rationnel, d’activité symbolique et de vie sociale, et la foule des non-humains voués à une existence machinale et non réflexive » (13). Cette disjonction était déjà présente dans la « mère l’Oie » de la première planche, où le personnage était identifié en liaison avec les oies qu’elle a gardées. D’ailleurs, pour guider le lecteur ou la lectrice, une oie était représentée à côté de la bonne vieille. « La Mère-l’Oie » de la deuxième planche fait appel au texte pour expliciter l’appellation. Et c’est la figure de la comparaison qui est sollicitée : « […] une vieille femme si naïve, si naïve, qu’on la disait bête comme une oie et ce surnom lui resta » (vignette 1). L’utilisation de « comme » montre bien qu’il s’agit d’une façon détournée de s’exprimer, sans quoi, nous disent les dictionnaires de rhétorique et de poétique, « il y aurait changement ontologique, ou fantastique » (Aquien et Molinié, 1999 : 249). Une vieille femme naïve n’est pas une oie. La représentation imagée de l’animal est d’ailleurs totalement absente de la planche. C’est la bêtise qui est représentée : on voit la vieille revenir de la quête de l’huile de cotterêts dans la première vignette. Le texte relaie l’image en signalant qu’elle reste « la bouche ouverte, sans mot dire » (vignette 4) devant la hardiesse d’Arlequin, le voleur.
L’explication psychologisante s’impose. Elle coupe définitivement le fil qui relie la conteuse (MA MERE LOYE) au monde de l’oralité, car la vieille femme qui transmet le conte « de génération en génération, joue modestement au coin du feu, et probablement sans le savoir, le rôle jadis prestigieux de la sage-femme et de la fée » (Robert, 2011 : 18). Dépouillée de son prestige, la Mère-l’Oie de notre planche n’est qu’une idiote qui ne dit mot. De sa bouche ouverte ne sort plus aucun son, aucun conte. Et c’est désormais du côté de la littératie et de la pratique de la lecture que se trouve la magie. Évidemment, l’histoire en images n’est pas un recueil de magie noire et de sorcellerie (cf. supra le Grand et le Petit Albert). Mais l’écrit va permettre à la Mère-l’Oie de ne plus être bête et aux contes d’être découverts par tous les enfants. La magie sociale de la lecture est révélée : qui sait lire, possède l’art d’avoir de l’esprit, c’est-à-dire trouve sa place dans la société alphabétisée qui se met en place au moment où « l’école s’implante, la langue française gagne du terrain, l’adhésion aux idées républicaines s’affirme, le flux vers les emplois “urbains” s’enfle » (Fabre, 1985 : 182).
Dès l’ouverture, on l’a vu, une morale rimée, un peu comme dans la fable, fait « miroiter » les enjeux de cette histoire imagée :
Petit à petit l’oiseau fait son nid,
Petit à petit aussi vient l’esprit,
Pour croire ce dicton qui longtemps se dira,
Lisez ce conte, enfants, il vous le prouvera.
Entre oralité et culture écrite, il n’y aurait pas véritablement de tension. Si le dicton affiche son appartenance à la littérature orale (qui longtemps se dira), son existence et sa croyance dépendent essentiellement de la lecture du conte (Lisez). Et c’est bien l’avènement du conte comme genre de l’écrit qui est proposé.
Les contes racontés vont être couchés sur le papier, car notre Mère-l’Oie, qui a acquis l’intelligence par la lecture, est certes un individu « littéracisé », mais n’a plus « le don de la mémoire » (vignette 11) nécessaire au conteur ou à la conteuse. « L’art de raconter les histoires est toujours l’art de reprendre celles qu’on a entendues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires ne sont plus conservées en mémoire. Il se perd, parce qu’on ne file plus et qu’on ne tisse plus en les écoutant. » (Benjamin, 2000 : 126) Et ces activités-là, notre Mère-l’Oie ne les pratique pas.
Devenue maligne, elle veut faire fortune. Et c’est en allant voir le marquis de Carabas, modèle du parvenu qui a réussi, qu’elle renoue avec les contes. Mais, d’entrée, la planche utilise un topos de la littérature écrite pour faire advenir ce corpus. Dans l’antichambre du marquis, une nombreuse société – Polichinelle l’ancien, Riquet à la Houppe, Barbe-Bleue et beaucoup d’autres – attend : « chacun, pour passer le temps, racontait son histoire » (vignette 10 et 11). Cette « fiction d’oralité » (Belmont, 1999 : 56) n’est pas développée : deux images et deux légendes suffisent à signaler la scène.
Nouvel assaut contre l’oralité première des contes. Embauchée pour être gouvernante des frères du Petit Poucet, la Mère-l’Oie exige que ce dernier lui apprenne par cœur « l’histoire de tous ceux qu’ils avaient vu depuis le matin » afin de « récréer ses nouveaux pupilles » (vignette 17). Petit Poucet, devenu Poucet dans le texte, « pour lui faire plaisir, les fit copier sous sa dictée par Chaperon-Rouge » (vignette 18). En se transformant, en perdant leur déterminant, les surnoms des personnages (Poucet, Chaperon-Rouge) ont, semble-t-il, glissé du côté du prénom et se sont écartés de l’anonymat si caractéristique des contes en général.
Mais leur fonction surtout s’est totalement modifiée. On peut dire qu’ils ont été récupérés pour promouvoir les vertus de l’écrit et en devenir les attrayants propagateurs, tout au moins aux yeux des enfants. Poucet est celui par qui l’arraisonnement graphique est possible. Le nouveau nom dont il est affublé, repris peut-être du conte « Pouçot », est, d’un point de vue onomastique, intéressant à mettre en relation avec le nouveau rôle qu’il est amené à jouer. « Poucet » ou « Pouçot » est le conte du garçon gros comme le pouce. Il y a un certain plaisir à découvrir qu’on a donné au passeur de littératie le nom d’un doigt sans lequel l’écriture est impossible. Et le plaisir s’accroît quand on sait combien les noms des doigts sont liés à l’oralité, plus exactement au folklore enfantin. Eugène Rolland, dans Rimes et jeux de l’enfance (1883), a répertorié tout un ensemble de « Formulettes des doigts16 » :
Poucet
Aridet
Jean Deschaux
Petit courtaud
Le riquiqui
Mange le rôti. (Rolland, 2002 [1883] : 26)
Notre Poucet/Pouce paraît donc bien choisi pour assurer le passage d’un monde à l’autre et favoriser la transmutation des contes dits en contes écrits, « copiés sous sa dictée ». En utilisant la dictée, qui permet de dire à haute voix en détachant les mots ou les membres de phrases pour qu’un ou une autre les écrive (les copie), il montre comment se dégager du flux de la parole vivante du conteur ou de la conteuse pour en fixer le récit. Chaperon-Rouge, elle, occupe le rôle du copiste, un copiste habile qui pense à faire le double de la copie (vignette 19) pour ne pas risquer de la perdre.
Puis, les trois vignettes finales font passer du manuscrit à l’imprimé présenté comme la forme achevée des contes, car il est promesse d’immortalité. Les deux secrets signalés au début (vignette 5) – secret pour ne pas mourir, secret pour avoir de l’esprit – se trouvent enfin réunis dans la dernière vignette. Et l’immortalité qui semblait avoir été oubliée dans le cheminement de l’histoire fait un retour en force. En effet, le secret est là, dans le médium, dans les signes graphiques et iconiques de l’imprimé qui donnent à la mémoire orale une vie éternelle, une diffusion élargie (« une européenne publicité »). Le parcours du conte est clos comme la planche imaginée. On est passé du contage à la copie sur un cahier et au livre imprimé qui en est l’ultime métamorphose. Même la feuille volante sur laquelle le jeune lecteur ou la jeune lectrice lit Histoire de la Mère-l’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit n’a pas la légitimité des feuilles reliées qui s’imposent à la fin.
La dernière vignette se présente, dans une certaine mesure, comme le double inversé du frontispice de Clouzier que nous avons déjà mentionné. LA MERE LOYE n’est plus sur l’image, la médiation orale de la conteuse a disparu. Par contre le livre est là, au centre de l’illustration, imposant. Il trône sur l’autel du savoir et, dans une nouvelle mise en abyme, il évoque – avec la présence de l’image (d’Épinal) de saint Nicolas – un autre livre, sacré celui-là, la Bible. C’est dans l’alignement ordonné du texte, au-dessous de l’image, que l’on retrouve « contes de Mère-l’Oie », qui était cloué, de façon négligente, sur la porte du frontispice. Claire mise au pas opérée par la raison graphique. In fine, un jeu de mots, « secret de Polichinelle », rappelle, comme une évidence partagée par tous les enfants, l’importance de la lecture. Il n’y a d’autre avenir pour les contes que d’être imprimés dans des livres pour développer chez tous les enfants le savoir lire indispensable à leur éducation. Et ce sont les contes de Perrault érigés en Bible des enfants qui jouent le rôle de médiation culturelle. La littératie triomphe, impose son médium.
Toutefois, à y regarder de plus près, on constate que les pages offertes à la lecture ne renferment aucun texte, aucune lettre, uniquement des images. Le lectorat, un groupe de liseurs, s’agglutinent autour de l’ouvrage dans une joyeuse convivialité. Peut-être faut-il voir dans cette scène attractive du lire au masculin l’effort de l’école, avec l’aide de la planche imagée, pour contraindre les garçons buissonniers à se plier à l’ordre de l’imprimé et à abandonner la quête des oiseaux, la voie des oiseaux dont parle Daniel Fabre (1986 : 7-40). Au XIXe siècle, les enfances paysannes, les enfances-oiseaux se séparent des enfances bourgeoises, des enfances-livres. Si entre ces deux mondes, la coupure est radicale, « l’école du livre » n’est pas sans rappeler, à travers un jeu d’équivalences, l’école des oiseaux. Comme les oiseaux apprennent au jeune héros le langage des bêtes dans la tradition orale du conte, l’abécédaire décoré d’un oiseau et la plume donnent à l’élève accès au langage de l’écrit. Alors le jeune garçon devenu « homme-plume » peut déchiffrer tous les livres, ce qui lui permet non seulement d’« avoir de l’esprit » (comme le dit Mère-l’Oie), mais aussi, d’une certaine manière, de renouer avec « les expériences formatrices des oiseleurs » (Fabre, 1986 : 35) par texte interposé et de les partager dans l’échange avec ses pairs lecteurs.
L’oralité ne se retrouverait-elle pas là, en réception, dans les sociabilités liseuses et interprétatives qui se tissent autour des pages ?
Cette dernière vignette syncrétise deux légendes (la légende de l’image et la légende dans l’image) et donne à voir une juvénile communauté d’oisillons comme aimantée par la magie du livre d’images et la promesse des contes d’autrefois à (re-)dire et à (re-)lire.
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