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Les enfants du coronavirus sont-ils des katchina ?

Les enfants du coronavirus sont-ils des katchina ?

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08 avril 2020
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Mars-Avril 2020. Nous sommes dans les premières semaines du confinement. Depuis quelque temps déjà revient en boucle le refrain suivant :

Les jeunes enfants ne représentent que 1 % de l’ensemble des personnes atteintes et aucun d’entre eux ne présente de forme grave pour le moment. On ne connaît que très peu de cas d’enfants qui auraient succombé au virus. Pas plus de deux ou trois décès avant l’âge de 10 ans à l’échelle mondiale.

Ces paroles plutôt rassurantes pour les parents sont immédiatement suivies d’autres paroles beaucoup plus inquiétantes :

Les enfants sont vecteurs de la maladie. Ils peuvent contaminer plus facilement, sans être identifiés. Les enfants sont peu symptomatiques, voire porteurs du virus sans même le savoir. Ils contaminent les adultes et notamment leurs grands-parents, un groupe beaucoup plus à risque. Ces derniers, s’ils sont âgés de plus de 70 ans, ne doivent pas les garder. 

Pourquoi les enfants semblent-ils épargnés ? « C’est encore un mystère pour les scientifiques », peut-on lire ici ou là.                                                      

Un statut différentiel         

Les petits enfants semblent en effet entretenir un rapport particulier avec le coronavirus. Eux, si fragiles, peuvent côtoyer ce virus de mort sans en être affectés.  On leur dit qu’ils doivent se tenir éloignés de grand-mère ou grand-père pour ne pas, à l’instar de la grippe, les rendre malades. On ne leur dit pas que leur seule présence ou presque, au regard de la contagion, pourrait les faire mourir. Les discours des psychologues spécialisés dans l‘enfance, qui se multiplient sur les réseaux, sont catégoriques :

L’enfant ne doit pas se percevoir comme un danger pour les autres. Et si par hasard un grand-parent devait tomber malade, il ne faudra pas que des mots malheureux ou des réactions excessives conduisent l’enfant à se sentir coupable et à grandir avec ce poids.

Les jeunes enfants ne sont pas « initiés » à la dureté du monde, au rôle qui peut être le leur dans la propagation mortelle de la pandémie. Cette enfantine ignorance les constitue ainsi en groupe à part ; elle peut être comprise comme « l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre » (Lévi-Strauss, 2016).

Ce statut différentiel lié à l’enfance est extrêmement fort dans nos sociétés occidentales. Or, préserver et protéger l’innocence des petits enfants, c’est de toute évidence considérer qu’il convient de les tenir le plus éloignés possible de la mort – et des morts. Cette initiation anthropologique viendra avec l’âge de raison comme on disait jadis, ou plus tard. Pourtant ces jeunes enfants ne sont pas totalement étrangers au monde de l’au-delà.

L’autre monde

Lors des fêtes d’Halloween, par exemple, les enfants – et surtout les jeunes enfants en France – vont « quêter » de maison en maison pour faire provision de friandises. Ils sont déguisés en monstres, en squelettes ou en zombies et lancent la fameuse formule : « Un bonbon ou un sort ! » Les parents, les écoles ou même les municipalités organisent ces temps rituels et festifs où les petits jouent à faire peur aux grands [à se faire peur aussi ?] en lançant des sorts - qui ne peuvent être que de mauvais sorts bien sûr.

Cette transaction « bonbon contre mauvais sort » est mise en scène sous la forme d’un jeu collectif et nocturne qui engage le proche voisinage, pas les parents en principe, mais les proches, les autres proches. Ce petit folklore enfantin transforme les enfants en quelque façon en revenants qui réclament leur dû. Le don reçu par les petits entraine nécessairement un contre-don rituel : l’absence de malédiction. Nicole Belmont, dans un article intitulé « Chanter et déchanter dans les chansons de quête » (1992), se réfère à Marcel Mauss (1950) pour nous rappeler que « la société ne peut survivre sans respecter trois obligations : donner, recevoir, rendre. » Elle mentionne que – précisément – « si les enfants sont implicitement chargés de cette tâche, c’est qu’ils ne sont pas encore partie intégrante de la société et que leur langage peut être également incantatoire et imprécatoire […]. » En tant que « “non-initiés” ils peuvent occuper la place et la fonction des morts, avec lesquels les vivants doivent maintenir les échanges. » (Belmont, 1992 : 346).

Ainsi dans nos sociétés contemporaines si attentives à tenir les jeunes enfants éloignés de tout ce qui a trait à la mort, on leur fait jouer, chaque année, le jeu de la transaction rituelle où ils apaisent symboliquement nos morts pour que la vie continue.

Conjoindre les contraires : la vie et la mort, le visible et l’invisible

Cette conjonction des contraires – vie et mort – constitutive du rituel festif d’Halloween, les enfants du coronavirus la portent en eux. Ils sont généralement tenus pour ‘innocents’ et dans le même temps ils sont aussi extrêmement dangereux. Ils témoignent volontiers de leur affection par des gestes et des paroles tendres à l’égard des personnes âgées… et ils peuvent tout autant apporter la maladie et le malheur. Ils sont sains, joyeux manifestement – vivants en somme – mais aussi passeurs de virus à leur insu : ils sont en lien direct avec la mort.

D’invisibles agents de l’au-delà en quelque sorte. Invisibles et vivants, les très petits (1, 2, 3 ans) l’étaient déjà in utero. Ils étaient alors dans l’eau-delà (Gaignebet, 1978 : 35), cet en-deçà utérin caché d’avant la vie visible qu’ils viennent à peine de quitter [« nouveaux nés »…] Ils sont imaginairement en lien ombilical avec cette vie antérieure, à l’écart encore de la vraie vie : ils ignorent les règles de fonctionnement du monde des adultes. Ils ne sont pas encore en voie d’initiation comme leurs ainés, les plus grands.

Le discours familier et populaire exprime latéralement – de façon plus ou moins cachée, plus ou moins visible – ce lien avec la mort que portent, voire apportent, les enfants. Ne dit-on pas que les enfants ‘poussent’ et qu’ils nous poussent ? Ce n’est pas vraiment un simple constat de remplacement générationnel et plus généralement du bon ordre du monde. Certes, l’image des enfants qui grandissent, s’épanouissent situe les jeunes générations du côté de l’incontournable vitalité végétale. Il ou elle pousse comme un champignon ! L’image renvoie implicitement au cycle de la nature, à son éternel retour : chaque printemps voit la re-naissance des plantes. À vrai dire, si l’on suivait dans son élan sémantique cette image d’une poussée bio-symbolique, on saisirait ce que cette façon de dire euphémise : les petits nous poussent – fatalement – jusque dans la tombe.

Et c’est ainsi que les enfants du coronavirus conjoignent plusieurs contraires anthropologiques : vie vs mort ; purs (sains) vs impurs (contagieux) ; visibles (enfants joyeux) vs invisible (au-delà, en-deçà). C’est à cette pensée sauvage de notre culture qu’ils nous confrontent.

Un ensauvagement et des mauvais morts

Il est vrai que cette situation des enfants par rapport au virus perturbe l’ordre habituel du monde et bouleverse les relations humaines et sociales.

La fille d’Odile est inquiète : « Ma mère a une santé fragile. Elle propose son aide pour garder notre petite fille, mais nous ne l’accepterons pas. Au contraire nous l’invitons gentiment à se mettre en retrait. »  La grand-mère de la petite Solène préfère s’abstenir, se tenir à l’écart… : « Mon mari est malade, j’ai a plus de 70 ans, le risque est trop grand !»  La belle-sœur de Brigitte a été catégorique sur son groupe WhatsApp familial : « Personne ne fait garder ses enfants par maman. »

Ainsi, les valeurs s’inversent : les grands-mères ne veulent plus garder leurs petits-enfants, les parents décident autoritairement de ne plus solliciter les grands-parents pour s’occuper de leurs enfants. On croyait de notre devoir de les protéger, il faut aussi s’en protéger. Triomphe de la vie et propagation de la mort se côtoient au cœur même de ceux que nous avons de plus chers. Cet ensauvagement de nos représentations [et de nos pratiques] sème un trouble affectif et anthropologique certain.

Soyons encore plus précis sinon cru et cruel : les enfants, sans le savoir, peuvent précipiter la mort, en d’autres termes la faire advenir plus tôt que prévu… Ainsi les grands-parents gravement contaminés qui décèdent sont plus ou moins – plutôt plus que moins même… – comme de mauvais morts. Qu’est-ce à dire ?

Ils ne meurent pas de « leur belle mort », si l’on peut dire. Leur mort est prématurée (ce n’était pas encore leur heure) ; elle est violente (syndrome de détresse respiratoire aiguë) ; elle est soudaine (rien ne laissait prévoir une issue fatale) ; elle est injuste (leur affection est bien mal payée en retour). Cette mort prématurée, violente, soudaine, injuste, est aussi une mort solitaire. Ils sont certes confinés comme tout un chacun, mais ils sont aussi confinés dans le confinement, séparés de leurs petits-enfants puis isolés en salle de réanimation. Ils meurent seuls. Cette mort est encore et bien souvent dé-ritualisée puisqu’en temps de pandémie, les rites funéraires, même s’ils sont pratiqués, se trouvent réduits au strict minimum technique et symbolique.

Mais le problème avec les mauvais morts, c’est qu’ils font les revenants… Et l’on comprend d’autant mieux la crainte évoquée au début de ce texte. Il ne faut pas que les bons vivants que sont les petits enfants se sentent responsables, qu’ils soient hantés par le retour des grands-parents décédés. Les psychologues disent « grandir sous le poids de la culpabilité. »  Alors les parents taisent la mort et font que la vie continue comme avant ou presque. Ils engagent les petits qui savent écrire à rédiger des lettres, à envoyer des baisers numériques à ceux qu’ils ne peuvent serrer dans leurs bras.

Les katchina

Au fond, la question ne serait-elle pas de savoir de quel(s) côté(s) ils sont ? Dans Le Père Noël supplicié, Claude Lévi-Strauss rappelle le rite des katchina, pratiqué par les indiens Pueblo du Sud-Ouest des États-Unis. Les parents, costumés et masqués, incarnent des dieux et des ancêtres. Ils reviennent à intervalles réguliers dans le village, dansent et récompensent ou punissent les enfants. Ces derniers – « dupes d’un monde inversé où l’on prend des hommes pour des dieux (Cartry, 2004 : 289) » – ne se doutent de rien, ils ne sont pas initiés. Par cette mystification les ainés exercent leur autorité sur les cadets.  

Mais Claude Lévi-Strauss fait observer aussitôt qu’en réalité cette mystification est le résultat d’une transaction. Si l’on ne dit pas aux petits indiens que leurs parents se cachent sous les masques, c’est pour qu’ils ne découvrent pas qui sont réellement les katchina. Âmes des premiers enfants noyés lors des migrations ancestrales, elles sont « preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort » (Lévi-Strauss, 2016 : 36). La suite du mythe précise que les katchina revenaient chaque année et qu’après leur visite, elles emportaient invariablement les enfants avec elles. Pour garder leurs petits, les indiens promirent de les représenter tous les ans, en portant des masques et en dansant. En échange, elles restèrent dans l’au-delà. Si les enfants sont exclus de ce mystère, « c’est parce qu’ils sont les katchina. » Ils ne sont pas du côté des masques et des vivants, ils sont du côté des dieux qui sont les morts : « les morts sont les enfants. » (Lévi-Strauss, 2016 : 37).

Et Claude Lévi-Strauss termine l’analyse de ce rituel par cette précision capitale :

Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts l’autre les vivant. (Lévi-Strauss, 2016 : 38)

La pandémie (une occasion où la société se divise en deux groupes) scinde précisément la société en deux : les adultes qui représentent les vivants et les petits enfants du coronavirus, non-initiés, qui ne peuvent représenter que les morts.  

***

Bien évidemment notre rapport avec la mort et les morts n’est pas celui des indiens Pueblo : « Nous ne jugeons plus utile pour être quitte avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des lois. » (Lévi-Strauss, 2016 : 53). Mais lorsqu’un virus incontrôlable frappe le monde, notre crainte de la mort se trouve ravivée. Non pas la crainte traditionnelle « des esprits et des fantômes », mais de tout ce que la mort est pour nous, « par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sècheresse et de privation. » (Lévi-Strauss, 2016 : 54). Aussi faisons-nous beaucoup d’efforts pour nous convaincre et convaincre nos jeunes enfants qu’ils ont un statut privilégié qui les maintient en dehors des ravages de la maladie. On les rassure sur la contagion qu’ils pourraient exercer à l‘égard de leurs grands-parents. Et surtout on insiste sur leur propre résistance au virus. Cette force que nous octroyons à nos enfants nous réconforte. Nous leur offrons cette « invulnérabilité » parce qu’ils sont différents, autres : pas encore totalement intégrés au corps social et initiés au monde symbolique.  Nous leur offrons cette « invulnérabilité » parce qu’ils sont du côté des morts. Ils peuvent aller d’un monde à l’autre, car ils sont nos katchina. Nous leur offrons cette « invulnérabilité » pour qu’ils tiennent à distance « l’au-delà ». Ils nous permettent ainsi de continuer à croire « à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. » (Lévi-Strauss, 2016 : 55). Certes. Mais nous savons aussi et, ce n’est pas une des moindres « vérités » que ravive le coronavirus, qu’en réalité ils sont notre avenir et notre mort,  passeurs au gué du destin en quelque sorte.

 

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Pour citer

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Vinson, Marie-Christine, 2020, « Les enfants du coronavirus sont-ils des katchina », dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/les-enfants-du-coronavirus…

Bibliographie

Belmont, Nicole, « Chanter et déchanter dans les chansons de quête », Ethnologie française, nouvelle série, t. 22, no 3, Juillet-Septembre, 1992, p. 345-347. En ligne.

Cartry, Michel, « La fête des autres », dans Claude Lévi-Strauss, Cahier dirigé par Michel Izard, Éditions de l’Herne, 2004, p. 285-295.

Gaignebet, Claude, « À la pêche aux enfants », Civilisations, vol. 37, no 2, Ethnologies d'Europe et d'ailleurs, Institut de Sociologie de Bruxelles, 1978, p. 35-41.

Lévi-Strauss, Claude, Le Père Noël supplicié, Éditions du Seuil, 2016, 57 p.

Mesnil, Marianne, « Mais d'où viennent donc les enfants ? », Civilisations, vol. 37, no 2, Ethnologies d'Europe et d'ailleurs, Institut de Sociologie de Bruxelles, 1978, p. 13-33. En ligne.

 

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