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Les possibles et la pandémie

Les possibles et la pandémie

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Mars 2020. On vit depuis quelques jours dans un monde régi par des logiques numératiennes :  on ne cesse de calculer et de dénombrer les cas, les morts, les tests, les lits, les ventilateurs, les bénévoles, les jours ou les heures avant de recevoir les résultats ou avant d’obtenir la ligne téléphonique de conseils sanitaires, etc. Cette surenchère de chiffres rationalise le chaos et accentue l’impression d’un contrôle logistique, administratif, politique sur le virus à défaut de pouvoir prévoir l’issue de la crise. On attend anxieusement l’arrivée des nouveaux graphiques, courbes et statistiques pour saisir la progression de la maladie dans les pays tout en espérant une accalmie. On rêve d’un vaccin, qui, selon les spécialistes, ne sera pas prêt avant la fin de l’année. Il faut alors s’armer de patience et meubler l’ennui de la quarantaine en donnant des chiffres à faire peur (pour maintenir l’ordre civil et la distanciation sociale) et des chiffres à rassurer (les mesures de sécurité mises en place sont efficaces).

Si, dans certaines cultures, compter et dénombrer, c’est « présumer de l’avenir et, par là, le compromettre » (Boudieu, 1977 : 28), force est de constater que, dans nos sociétés contemporaines et hypermodernes, compter et dénombrer, c’est tenter d’avoir une prise sur le futur, même si, au bout du compte, certains pays ont connu des ratés dans leurs techniques d’anticipation et ont été sourds aux mises en garde provenant « du futur » chinois et italien. La prévision qui régit habituellement nos manières de penser capitalistes (on fait des plans à long terme, on place notre argent en vue de ristournes ou de notre retraite, etc.) s’est transformée depuis le début de la crise sanitaire en élaboration de scénarios possibles : la propagation de la pandémie, l’aplatissement de la courbe et les hospitalisations massives que s’efforcent d’enrayer la distanciation sociale et le confinement. Mais les modèles de virtualité peinent à prévoir le long terme, car tout change de jour en jour. Difficile dans ces conditions d’établir un plan concret et précis, sinon celui de la matérialité (des tests, des lits). Or ce sont des vies qu’on compte et sur lesquelles on compte.

On voit depuis quelques jours disparaitre l’usage du futur en tant que temporalité lointaine, imaginaire, indéterminée. Ce qui importe, c’est le présent et l’à-venir proche des prochains points de presse, bilans, pôles de contagion. Nos dispositions à l’égard du temps ont donc changé. Nous vivions dans une société à futur, comme « lieu des possibles abstraits d’un sujet interchangeable », soit dans une société du long terme (capitaux, intérêts, hypothèques). Nous vivons désormais dans une société à « l’avenir pratique, le possible de la potentialité objective » (Boudieu, 1977 : 27), régie par des logiques du court terme (cycle de la quatorzaine). Au moment même où on se met à distance (de nos voisins, de nos amis, des voyageurs, des autres pays), on réduit la distance temporelle qui nous sépare de notre à-venir. Et cet à-venir recèle en lui la potentialité, inquiétante, de la maladie et de la mort proches (ou d’un de nos proches).

Il s’agit donc d’intérioriser un nouveau système de possibilités et surtout d’impossibilités (sortir, embrasser, socialiser, voyager) objectivement inscrites dans les conditions inédites de vie imposées par la pandémie afin d’« ajuster [nos] espérances aux chances objectives » de survie (Boudieu, 1977 : 29).

C’est pour cela qu’on voit advenir d’autres manières de penser : celles de la prévoyance, de la précaution, de la provision et de la prudence. Et d'autres manières de vivre le temps : n’étant plus prisonniers d’un temps de la productivité, de la rentabilité, de la consommation, de la vitesse, mais a contrario étant prisonniers d’un temps d’incertitude, nous sommes aussi voués à la lenteur et à l’ennui, ce « monstre délicat », qui « dans un bâillement avalerait le monde » (Baudelaire, « Au lecteur »).

 

 

 

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Pour citer

Pour citer

Ménard, Sophie, 2020, "Les possibles et la pandémie", dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique: http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/les-possibles-et-la-pandem…

Bibliographie

Pierre Bourdieu, « Reproduction simple et temps cyclique », Algérie 60, Paris, Minuit, 1977, p. 19-43.

 

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