À l’ami Joachim
"Quand reverrai-je, […], de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province un territoire, et beaucoup davantage
[…]
Plus mon petit Liré territoire, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine."
Le « je » autobiographique vit dans un petit monde aussi humble que chaleureux, un univers de socialité locale et un espace de rêverie(s) à corps présent. Cette rhétorique nostalgique d’un pays perdu en dit long sur les espoirs déçus du poète mais plus encore sur la subjectivation d’un pays vécu. C’est cette affiliation sensible et symbolique à un lieu de vie qu’arase avec la brutalité d’un impensé et submerge - à tout bout de champ J) l’usage du mot ‘territoire’ -
- …
Bien sûr, ‘territoire’ présente a priori l’insigne avantage de faire revenir au-devant de la scène discursive le paradigme géographique, face à l’empire/emprise disciplinaire de l’histoire. Il est vrai que le mot ‘espace’ avait déjà conquis pas mal de terrain : espace de vente, espace de remise en forme, espace de stockage, espace de rencontre, espace de travail, espace de liberté, espace de stationnement, espace de soin, etc. L’espace réel & imaginaire donc comme espace de circulation capitaliste néo-libérale des personnes, des idées et des biens. Certes. Mais pourquoi cette ferveur lexicale politico-médiatique autour de ce mot ‘territoire’?
Jadis on opposait les villes et leurs terroirs. Naguère, Paris et le désert français… Aujourd’hui, le discours des autorités pose inlassablement – et comme si de rien n’était – une différence presque ontologique entre Paris et… les/ses territoires. C’est la mode. C’est le mode à la fois historique et idéologique du pouvoir central en son unicité surplombante et triomphante. Cette jacobinerie est aussi hautaine que révélatrice d’une organisation politique et d’une représentation mentale du pays. Elle est surtout problématique à plusieurs titres.
Un territoire se définit comme une unité géographique où est établie une population soumise à une autorité politique et juridique propre : territoire national, aménagement du territoire, interdiction de sortie du territoire, territoire sous mandat, etc. Mais dans l’usage actuel ce n’est pas ce territoire-là qui est cause. Ce sont les territoires, autrement dit des subdivisions du pays sur lesquelles les autorités centrales exercent (ou délèguent en partie) leur pouvoir légitime et légal, régalien et symbolique. Or, cette fragmentation verbale en ‘territoires’ – alors que notre République est idéalement une et indivisible – suffit implicitement à situer chaque subdivision territoriale en situation de… sous-territoire. Ce premier point [sémantique et politique] acquis sans coup férir, semble-t-il, en induit d’autres, symptomatiques de l’inconscient du discours d’État.
On se souvient de ces idéologues de 89 qui rêvaient crayon et équerre en main de subdiviser la France politique en cent carrés strictement identiques. Au diable les singularités locales, les variations culturelles, les biographies collectives, les affiliations imaginaires. Cet effacement géométrique et technocratique des points de vue endogènes [quels qu’ils soient] transforme ipso facto les territoires en pur espace de gouvernement et leurs citoyens en abstraction comptable sinon en foule anonyme :
« Au printemps 1801, les premiers préfets du Consulat reçoivent mission de partir à la découverte [sic] de la France […]. Ils vont devoir dénombrer, recenser et classer les hommes et les ressources de chaque département 4. »
Mais, à la vérité, observer les manières de vivre et prendre la mesure de la pluralité d’une France d’alors encore « toute rurale, coutumière et patoisante » devint vite impossible à des serviteurs formés par et pour l’État bourgeois. L’ambition d’une connaissance ethnographique de la société et une écoute des réputés concitoyens sont alors bien vite délaissées « au profit d’enquêtes sectorielles, chiffrées, immédiatement utiles : la science de l’Etat devient alors quantitative. Elle l’est restée. » Hum…
À ma connaissance, plus intuitive certes que le fruit d’une étude de… terrain, je ne pense pas que quiconque dans notre pays se déclarerait spontanément habitant… un territoire. « J’habite le territoire du Grand Est » est ainsi une phrase parfaitement acceptable comme disent les linguistes sur le plan grammatical… et totalement incongrue à ce jour sur le plan culturel et existentiel ou même expérientiel. « Tu es de quel territoire toi ? » pourrait animer à haut bruit et à bas prix des repas de fête trop somnolents ou trop consensuels… Un territoire ? Comme jadis les territoires coloniaux peuplés d’indigents indigènes, lointains et exotiques, administrés par la France métropolitaine. Un territoire ? Comme l’on parle du territoire de la chasse ou du territoire du sanglier ? Un territoire sous contrôle comme aimait hier encore à dire/imaginer les autorités responsables, un territoire sur lequel s’exercerait volontiers un biopouvoir : territoire d'accouplement, de nidification, de parade, de reproduction, d'alimentation. L’imaginaire du discours d’État néo-libéral en son sérieux déterritorialisé ne saurait s’en laisser conter longtemps par de si terribles territoriaux qui empêchent la machine étatique de tourner rond / . Mais le lieu commun cher à la rhétorique des uns n’est pas le lieu du commun. Que faire ? Débattons, proposons et surtout [sans rire] n’oublions pas de « faire remonter »… Extinction du territoire?
Privat, Jean-Marie, 2018, "Extension de territoire", priv@public, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http//ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/extension-de-territoire