Présentation générale de l’ethnocritique

Définition générale de l’ethnocritique

L’ethnocritique est une démarche d’analyse des textes littéraires. Ce type de critique articule une poétique de la littérature et une ethnologie du symbolique. Elle s’inscrit plus généralement dans un vaste mouvement historique et épistémologique de relecture des biens symboliques : histoire du quotidien et micro-histoire, sociologie des pratiques culturelles et ethnologie de l’Europe, génétique des textes et dynamique des genres, polyphonie langagière et dialogisme culturel, etc.

L’ethnocritique comme auto-ethnologie

L’ethnocritique est une auto-ethnologie –anthropology at home– dans la mesure où elle présuppose qu’il y a non seulement du même chez l’autre mais aussi « de l’autre dans le même » (Augé, 1989: 23), quand bien même on éprouverait « une répugnance singulière à penser la différence, à décrire des écarts et des dispersions, à dissocier la forme rassurante de l’identique […] » (Foucault, 1969: 25). Elle fait sien ce double postulat ethnologique et se trouve ainsi conduite à s’intéresser aux tensions et interactions entre traits culturels hétérogènes dans la mesure où -contrairement à la doxa académique- l’unité, l’originalité et a fortiori la qualité de l’œuvre ne présupposent pas nécessairement l’unicité de ses référents culturels ni même leur homogénéité.

Affiliations
intellectuelles et transferts de paradigmes

L’ethnocritique est née du croisement des recherches d’anthropologie historique de la littérature (Jean-Pierre Vernant et Jacques Le Goff), des travaux sémio-linguistiques de Mikhaïl Bakhtine, de la sociocritique (Claude Duchet, Henri Mitterand) et des travaux des ethnologues du symbolique, Yvonne Verdier et Daniel Fabre en particulier pour le domaine des écrits littéraires.

  • L’ethnocritique –sous l’influence des travaux de Jack Goody (1979 [1977]) en particulier– a intensifié dans un second temps son intérêt pour l’anthropologie des cosmos écrits et des univers d’oralité en littérature.
  • Plus récemment, ce sont les thèses de Marcel Mauss et sa théorie générale des échanges (1968 [1923-1924]) qui paraissent heuristiques pour décrire et interpréter les transactions énonciatives et symboliques à l’œuvre dans les œuvres.

Dialogisme, stratification et polyphonie

D’une part, à l’intérieur d’une tradition formaliste et en partie contre elle, M. Bakhtine et son École (Todorov, 1981) ont en effet voulu montrer les marques de la différenciation culturelle dans l’organisation formelle et les configurations thématiques des œuvres. Dans la même perspective, l’ethnocritique se propose de mettre en évidence les stratifications plus ou moins conflictuelles des sub-cultures -l’intraculturel- et leurs retraductions stylistiques et sémantiques dans les élaborations fictionnelles, de la « re-création à la simulation folklorisante » (Chamboredon, 1986: 523). L’ethnocritique analyse ce « feuilletage » de l’œuvre avec des concepts narratologiques comme ceux de dialogisme, de polyphonie et d’intertextualité dont elle fait son propre usage, mais aussi en construisant des concepts spécifiques (homologie rite/récit, belligérance oralité/littératie, ethnogénétique, chronotopie culturelle, logogenèse, etc).

Cartographie culturelle et symbolique

D’autre part, si « toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, l’art, la religion […] », « systèmes incommensurables […] et irréductibles entre eux » (Lévi-Strauss, 1950:  XIX), la posture de l’ethnocriticien ou de l’ethnocriticienne se rapproche de celle que M. Mauss assignait à l’ethnologue, « astronome des constellations humaines » (Lévi-Strauss, 1950: LI). Cette cartographie des cultures et de leurs dénivellations internes introduit en fait à la poétique spécifique des œuvres, le texte littéraire étant conçu par l’ethnologue du symbolique comme un original « filet de relations » et une « mosaïque d’images » (Verdier, 1995).

L’imaginaire poétique

Le poète imagine en son langage le même miroitement culturel: « les nuages sont dans les rivières, les torrents parcourent le ciel », « les pluies sauvages favorisent les passants profonds » ; bref, « l’imaginaire n’est pas pur; il ne fait qu’aller » (Char, 1987). Plus récemment l’ethnocritique a ouvert ses champs d’intérêt aux œuvres artistiques et notamment à la peinture.

Ni académisme, ni ethnologisme

Encore convient-il de combiner une réelle culture ethnologique et une lecture interprétative qui se garde de « détextualiser » l’univers de la fiction; il faut en effet éviter toute dérive ethnologiste « qui laisserait échapper ce que le récit doit à la réinterprétation que son auteur [ou son autrice] fait subir aux éléments primaires. Les éléments mythico-rituels, par exemple, ne se comprennent pas seulement par référence au système qu’ils constituent […]; ils ne sont en aucun cas réductibles à de simples éléments d’information ethnographique mais réélaborés, recevant un nouveau sens dans le système de relations constitutif de l’œuvre » (Bourdieu, 1987: 141).

C’est ainsi que l’ethnocritique exclut à la fois la description micro-folklorisante (qui se réduirait à la collecte de détails réputés vestiges d’une culture passée et dépassée) et la structuration macro-ethnologisante qui consisterait simplement à repérer dans une œuvre les grands thèmes de prédilection de la discipline ethnologique de référence (systèmes de parentés, classes d’âge, rituels sociaux, techniques du corps, conduites superstitieuses, etc.).

Ces derniers principes théoriques et heuristiques posent une double question :

  • Le problème de la réception de la littérature, en termes de lectorats et de communautés interprétatives instituées, et plus généralement encore, d’usage symbolique du symbolique.
  • Le problème de la production littéraire, dans la mesure où on ne saurait confondre « la logique du “sens pratique” à l’œuvre dans les comportements qui définissent les identités et les relations sociales et la logique logocentrique qui gouverne les productions discursives » (Chartier, 2001: 75).

Références bibliographiques

Augé, Marc, « L’autre proche », dans Martine Ségalen (dir.), L’autre et le semblable, Paris, Presses du CNRS, 1989, p. 19-33.

Bourdieu, Pierre, « Lectures, lecteurs, lettrés, littérature », dans Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 132-143.

Chamboredon, Jean-Claude, « Production symbolique et formes sociales. De la sociologie de l’art et de la littérature à la sociologie de la culture », Revue française de sociologie, 1986, vol 27, no. 3, p. 505-529.

Char, René, « Les dentelles de Montmirail », 1987.

Chartier, Roger, Le Jeu de la règle. Lectures, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2001.

Foucault, Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

Goody, Jack, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. de l’anglais par J. Bazin et A. Bensa, Paris, Éditions de Minuit, 1979 [1977].

Lévi-Strauss, Claude, « Introduction à l’œuvre de M. Mauss », dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1950.

Mauss, Marcel, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », dans Sociologie et Anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1968 [1923-1924].

Todorov, Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, traduit du russe par Georges Philippenko, avec la collaboration de Monique Canto, Paris, Seuil, 1981.

Pour citer

Collectif, « Présentation générale de l’ethnocritique », 2025, https://ethnocritique.com/presentation/.

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