Cher.e.s ami.e.s ethnocriticien.ne.s,
Un mot de Fribourg (Suisse, Fribourg-en-Nuithonie, et non sa cousine, également fruit de la dynastie Zaehringen : Fribourg-en-Brisgau, Allemagne, où exerça jadis le nazillon fasciné du Dasein, penseur à bretelles posant, tricotante épouse à son côté, évidemment muette, devant leur cabane : chemins qui ne mènent nulle part !). Située tout près de la frontière linguistique avec la partie alémanique du canton, la ville elle-même est bilingue. Dès qu’on la quitte, la signalisation change de langue. Le piéton tombe alors sur une grosse ferme affichant contre son mur le panneau PRIVAT. Privé, donc, mais à chaque fois, je pense à notre cher Jean-Marie !
À tous les coins de rue, Fribourg porte l’empreinte de la puissance catholique renaissante et baroque. Évêché, université «Miséricorde», collège jésuite, séminaire dominicain, couvent de Capucins, emprise (déclinante) de la démocratie chrétienne sur la vie politique, enfin multitude de chapelles dont certaines abritent des reliquaires théâtralement funèbres (un saint-chevalier au squelette entièrement orné de bijoux et tissus colorés, dont les cheveux sont tissés comme des toiles d’araignées). Mais Fribourg a aussi ses bistrots populaires, une truculence encore perceptible de canton rural, ses rues basses, un Carnaval peu dompté (celui des Bolzes, jadis quartier d’artisans et ouvriers, parlant un dialecte alémanique). L’artiste Jean Tinguely y avait un atelier et un musée présente certaines de ses fameuses machines ainsi que les sculptures de Niki de St Phalle. Une place de la Basse-Ville arbore une statue du «Sauvage» (1680), cet homme poilu, vêtu de peau de bêtes et muni d’une massue. Le plus vieil établissement de la ville, attesté depuis le XVe siècle, s’appelle d’ailleurs l’Auberge du Sauvage, à laquelle l’ethnologue Claude Macherel a consacré un ouvrage.
Pas de confinement strict, en Suisse, vous le savez sans doute. Mais les rues sont vides, tout est fermé, sauf les commerces alimentaires et pharmacies. Le gens peuvent se promener sans autorisation, mais pas en groupe. La «distance sociale» et ses rituels non verbaux auraient donné du grain à moudre à Erving Goffan. Pour ne pas me trouver seul à Lausanne, je passe cette période chez mon amie. Nous télétravaillons dans son deux-pièces-cuisine avec, par bonheur, accès à un jardin commun à la maison. Dans mon sac, à peine dix livres pour déjà un mois de restrictions et la bibliothèque universitaire close... Mais avec tout ce que l’on peut lire sur internet, on s’arrange assez bien. Enfin, j’ai pu me plonger avec fascination dans le livre de Daniel Fabre, Bataille à Lascaux (2014).
L’université nous demande d’assurer tous les cours en ligne ou sur plateforme collective et bientôt les examens. Le semestre se déroule donc comme prévu, moyennant quelques adaptations. Durand cette période, le milieu littéraire suisse romand est très actif. Il s’agit de soutenir les libraires indépendants en passant des commandes livrées par poste. Mais aussi de maintenir des lieux d’écriture et de publication en ligne. Ainsi, parmi bien d’autres, l’écrivain Alain Freudiger a lancé un podcast collectif «DéCAMERA» sur le modèle du Décaméron. Chaque jour de cette pandémie, un auteur livre un texte audio tenant compte du récit précédent. La chaîne narrative compte déjà une quinzaine d’épisodes (https://decamera.lepodcast.fr )
Autre manière de maintenir le lien et de s’abreuver de littérature, l’envoi de poèmes à des amis qui rendent la pareille (Prévert, Michaux, Jaccottet, Hikmet, Chappaz, et bien d’autres). Pour le reste, le confinement n’a pas «boosté» ma «créativité», comme ils disent. Je vis plutôt en état de sidération et de souci pour les proches âgés ou des amis engagés aux soins intensifs. Il faut dire que partout résonnent les injonctions à profiter du temps libéré pour écrire sur la situation actuelle. La fameuse «créativité» me semble surtout une ruse néolibérale pour le show continue. Eric Chevillard (dans Le Monde et sur son passionnant blog L’Autofictif) s’en moque avec cet humour modeste, tout d’autodérision, qu’on lui connaît. Pourtant, la période n’est pas drôle. Un grand changement a peut-être commencé, auquel chacun est invité à apporter sa pierre. Bruno Latour le fait ces jours en diffusant un «questionnaire» sur les scénarios d’avenir et les changements attendus. Je vous invite à le consulter, à y répondre pour vous et le faire circuler : https://www.lesauvage.org/2020/04/le-questionnaire-de-bruno-latour/
Cette pandémie rend brutalement visibles l’interdépendance et la fragilité des systèmes sociaux, économiques, écologiques, sanitaires, mais aussi l’ambiguïté de nos représentations de la nature et l’incroyable importance du symbolique... Peut-être est-ce l’occasion ou jamais d’une création sociale radicale, comme l’appelait de ses vœux Cornelius Castoriadis ? Mais on n’a guère les moyens de faire les malins. Némésis veille.
Au plaisir de vous lire bientôt !
Jérôme Meizoz
13 avril 2020
Meizoz, Jérôme, 2020, « Lettre de Fribourg », dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande Pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/lettre-de-fribourg