La conversion à la raison graphique est une préoccupation très présente dans les récits d’apprentissage destinés à des publics juvéniles, particulièrement au XIXe siècle, siècle de l’alphabétisation généralisée, des dictionnaires et des gens de lettres1… La lecture ethnocritique que nous proposons de quelques-uns de ces récits2 rend compte à la fois de la valorisation de l’écrit en ses diverses formes, mais aussi des tensions provoquées par le passage d’une culture orale souvent populaire à une culture écrite légitime et surveillée.
Dans les années 1860, Émile Templier3 propose à la comtesse de Ségur d’écrire un roman qui démontre l’avantage de l’instruction pour le peuple. Ce sera La Fortune de Gaspard, publié en 1866. Ce roman pose dès l’incipit les enjeux de la démonstration. Deux frères vont à l’école. L’un, Gaspard, ne cherche qu’à s’instruire, à s’affilier à l’ordre scriptural ; l’autre, le jeune Lucas, résiste avec combativité, attaché qu’il est au monde de l’oralité rurale. La dynamique même du roman repose sur les tensions et les interférences entre ces deux ordres culturels et les arrangements qui en découlent. Nous verrons aussi comment dans Sans famille4, le fameux roman d’Hector Malot publié en 1878, et dans « Les Ailes de courage5 » – un récit tiré des Contes d’une grand-mère de George Sand et publié en 1872 –, les jeunes héros ont une trajectoire fictionnelle qui les conduit, comme dans le roman ségurien, à se confronter bon gré mal gré à la culture écrite.
Nous savons depuis les travaux de François Furet et de Jacques Ozouf (1977 : 350 et suivantes) que deux à trois siècles ont été nécessaires pour faire entrer tous les Français et les Françaises dans la culture écrite et que la deuxième moitié du XIXe siècle voit se parachever cette longue mutation culturelle que constitue l’alphabétisation généralisée d’une population. Nous nous proposons toutefois d’interroger quelques exemples de cette acculturation aux pratiques de l’écrit dans l’univers romanesque juvénile en nous autorisant d’une définition plus anthropologique et systémique que strictement historique, statistique et technique de ce qu’il convient d’appeler la littératie :
Lorsque je parle de l’écriture en tant que technologie de l’intellect, je ne pense pas seulement aux plumes et au papier, aux stylets et aux tablettes, aussi complexes que soient ces instruments, mais aussi à la formation requise, l’acquisition de nouvelles compétences motrices, l’utilisation différente de la vue, ainsi qu’aux produits eux-mêmes, les livres qui sont rangés sur les étagères des bibliothèques, objets que l’on consulte et dans lesquels on apprend, et qu’on peut aussi, le moment venu, composer. (Goody, 2007 : 194)
Nous reprendrons volontiers à notre compte l’analyse que Jean-Marie Privat propose quand il distingue trois formes de capital littératien (2008 : 125) :
Un inventaire, pas nécessairement exhaustif d’ailleurs, met d’abord en évidence une présence réelle des objets liés au monde de l’écrit. L’objectivation de la littératie dans l’univers romanesque ne se réduit pas en effet à quelques éléments d’arrière-plan dont la fonction serait purement décorative. Bien souvent, ces manifestations diversifiées et réifiées de la culture écrite jouent un rôle d’embrayeurs du récit.
Les lettres sont très présentes dans La Fortune de Gaspard. La lettre du père Guillaume (Ségur, 1974 : 36) par exemple, retranscrite dans le corps du texte, a valeur démonstrative. Si Lucas avait su la lire, son père aurait pu acheter, à un bon prix, la vache qu’il convoitait. Les lettres évoquées ou reproduites sont ainsi toujours associées à une transaction financière : elles exhibent les enjeux sociaux du savoir lire. Dans Sans famille, certaines lettres disent aussi le coût de l’exclusion littératienne : la mère Barberin – « puisqu’elle ne savait ni lire ni écrire » (Malot, 2000 : 322) – est obligée de s’adresser au curé pour « faire écrire à Rémi » (322)… Quête du héros, avancée du roman et savoirs alphabétiques sont très fortement liés. Chez la comtesse de Ségur, actes notariés, contrats, assignation, passe, reçu d’imposition marquent aussi la prégnance de l’écrit dans la vie quotidienne et sont l’occasion de scènes où les personnages « pas forts sur la lecture » (1974 : 35), qui ne savent « pas lire l’écriture » (59), se heurtent à l’État et à ses lois. En revanche, Gaspard, qui a étudié, sait fort bien que « la loi défend qu’un voisin plante des arbres plus près que six pieds [deux mètres] d’un terrain qui lui appartient » (58).
Les livres sont également présents. L’excellent élève Gaspard reçoit le Dictionnaire des sciences et des arts de Bouillet (paru en 1854) et « un beau volume de Mathématiques spéciales » lors de la distribution des prix (51). Clopinet lit « le magnifique ouvrage » (Sand, 2004 : 212) de M. Buffon. Rémi se plonge dans les livres de botanique et d’histoire qui avaient été achetés du temps où le jardinier qui l’a recueilli travaillait au Jardin des Plantes et où « il s’était trouvé en contact avec des gens de science et d’étude dont le frottement lui avait donné la curiosité de lire et d’apprendre » (Malot, 2000 : 181). Le livre est valorisé dès les premiers chapitres de Sans famille. Vitalis – il fait entrer Rémi dans l’ordre graphique – en donne une définition éblouie. Il évoque ces « hommes qui ont habité ou parcouru ces pays » et qui ont « mis dans [s]on livre ce qu’ils ont vu ou appris » pour conclure : « Je n’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays. » (61) Mais déjà pointe un rapport ambigu au livre, comme si le lien ombilical avec l’oralité était maintenu : « Je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leur histoire comme si on me la racontait. » (61)
Dans la petite bibliothèque que nous inventorions figurent aussi des journaux. Dans La Fortune de Gaspard, le petit Henri, pour tenter de réconcilier Lucas avec l’école, cherche à montrer l’intérêt pratique de la lecture et son effet immédiat dans la vie quotidienne. Il donne la recette d’une huile médicinale qu’il a lue dans la Revue de presse, un journal « amusant tout plein, où il y a un tas d’histoires, et puis des remèdes comme cette huile de mille-pertuis » (Ségur, 1974 : 15). Ici encore pointent un usage pratique et un enjeu personnel de l’écrit qui voudrait rapprocher les savoirs indigènes des savoirs savants.
Les textes proposent encore toute une batterie de matériels pédagogiques liés à l’apprentissage de la lecture. Dans Sans famille, par exemple, Vitalis prépare avec soin les supports ligneux qui vont lui permettre d’apprendre à lire à Rémi : « Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres. » (Malot, 2000 : 62)
Lieux, institutions et personnes liés bon gré mal gré à l’ordre graphique se rencontrent également dans notre corpus. L’incipit de La Fortune de Gaspard s’ouvre sur l’école qui donne son nom au chapitre. Gaspard veut y aller pour changer de condition sociale en s’appropriant les pouvoirs et savoirs de l’écrit. C’est un converti culturel. Cependant, son frère Lucas et leur père oscillent entre répulsion et résignation, attachés qu’ils sont à la culture paysanne et villageoise dont ils sont issus. À l’acceptation raisonnée de Lucas répondra l’acceptation contrainte du père qui ne peut que constater la domination de l’écrit dans la société et ressentir son ignorance comme une infirmité sociale. La construction d’une bibliothèque à la fin du roman marque l’achèvement du processus d’alphabétisation : « On ne trouvait plus dans la commune un seul individu qui ne fît ses pâques et qui ne sût lire. Gaspard établit, par le conseil de Mina, pour l’usine et le village, une bibliothèque considérable et composée de livres instructifs, intéressants et amusants. » (Ségur, 1974 : 155) Quand Clopinet, dans « Les Ailes de courage », entre dans le musée du baron pour lequel il va empailler des oiseaux, il pénètre dans un nouvel univers et fait ses premiers pas dans un espace qui obéit totalement à la raison graphique. Là, tout n’est qu’ordre linéaire et rangement géométrique. Les oiseaux se trouvent dans de grandes armoires garnies de vitres où l’on peut lire leurs noms et connaître leur classification naturaliste. Le savoir y est organisé comme dans les colonnes verticales d’un tableau. Mais, pour le jeune garçon, la nature qu’il connaît par corps ne saurait se résumer à des chiffres et à des lettres, à un scholastic point of view. Il remarque fort justement que l’usage classificatoire du dispositif a tendance à figer, à simplifier la réalité jusqu’à la rendre méconnaissable, à ses yeux du moins : « En voilà un petit qu’on a mis avec les autres parce qu’il est petit, mais ça ne va pas du tout. » (Sand, 2004 : 210) En fait, au fur et à mesure de son acculturation à l’écrit, Clopinet parvient à maîtriser ce lieu dans sa spécificité.
Les romans convoqués ne s’attachent pas seulement à narrativiser les objets et les lieux de l’écrit, ils montrent aussi le stade ultime de l’emprise de la littérature, son incorporation par les personnages principaux. Engagés dans un parcours d’acculturation à l’écrit dont le cheminement est donné à suivre au lecteur ou à la lectrice, chaque personnage devient, en fin de récit, un « homme-plume » en quelque façon. Il est à son tour un producteur d’écrits, écrits présentés comme constitutifs de sa personne. Ainsi, Rémi, au dernier chapitre de Sans famille, rédige le livre de sa vie :
Depuis des mois que nous y [le manoir familial] sommes installés, j’ai passé bien des heures dans le chartier où sont conservés les chartes, les titres de propriété, les papiers de famille, penché sur une large table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; […] c’est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets en ordre. (Malot, 2000 : 398)
L’histoire de Rémi n’est plus liée aux occasions empiriques qui ont fait naître le contage. Le travail d’écriture organise les aventures et les fixe pour toujours en les faisant entrer dans un genre codifié, l’autobiographie romanesque, et en transformant le héros, jeune garçon vagabond en quête d’identité, en narrateur-écrivain.
Gaspard est, lui aussi, un producteur d’écrits, mais ce sont des plans qu’il élabore et qui lui permettent d’accéder à la direction de l’usine dans laquelle il travaille : « Gaspard plaça devant M. Féréor un plan de la fabrique, puis un plan de la mécanique qu’il avait inventée : enfin un plan de ses résultats. » (Ségur, 1974 : 85) Quant à Clopinet, il est l’auteur « d’une foule de notes » sur les oiseaux que « les savants estimèrent beaucoup » (Sand, 2004 : 232).
Ainsi, différentes scènes font entrer le maître d’école, le notaire, l’huissier, l’auteur, tous gardiens intransigeants de l’ordre littératien, dans le personnel romanesque. Le roman dit la modification des rapports sociaux, mais sacralise aussi le nouveau rapport qui se met en place : « Les paroles ne comptent pas en justice, ce sont les écrits qui font foi. » (Ségur, 1974 : 79) La loi écrite demande obéissance et surtout respect ; elle suppose l’acceptation intériorisée de son pouvoir. Les personnages qui ne l’ont pas compris ou accepté en font la cruelle expérience et sont discrédités : « Le père Thomas eut beau crier, se mettre en colère, le notaire ne céda rien. » (79)
Les romans sur lesquels nous nous appuyons racontent donc le basculement inéluctable dans l’ordre de l’écrit. Mais ces textes disent aussi les tensions qui existent entre régime d’oralité et régime de scripturalité : les oppositions frontales comme les interférences, les résistances comme les hybridations entre culture orale et culture écrite, tant il est vrai que le passage d’une culture à l’autre fut dans la réalité « un processus lent, partiel, comme une interminable déchirure » (Furet et Ozouf, 1977 : 368).
La leçon de lecture semble une scène obligée, un des topoï (Tison, 2004 : 135) liés à l’époque et au genre de cette littérature de jeunesse et à ses enjeux de (con-)formation.
La Fortune de Gaspard commence par une leçon de lecture. L’arrivée des deux frères dans la classe met en scène l’affrontement entre culture écrite et culture orale. Gaspard a mis tous ses espoirs de promotion sociale dans l’éducation scolaire ; il en défend avec ardeur les bienfaits : « C’est très amusant d’apprendre. » (Ségur, 1974 : 9) Lucas, rebelle à l’acculturation à l’écrit, en dénonce les contraintes : « C’est si ennuyeux l’école. » (9) Il préfère apprendre à piocher, bêcher et faucher pour rester dans la communauté villageoise : « Je saurai faire comme mon père. » (10)
À travers un échange serré de répliques, s’affirment clairement des positions et des dispositions contradictoires. Gaspard manifeste un ethos ascétique (« il faut travailler, on n’est grondé que lorsqu’on est paresseux, il ne faut pas rire sinon on se fait battre » [9]) qui repose sur une stricte domination de soi-même faite de réserve et de discipline. Lucas, lui, exprime une solide et naïve joie de vivre (« Et le grand mal quand on ferait un peu de bruit ? Ça fait rire, au moins. » [9]). Mais, dans l’univers scolaire, cette joyeuse exubérance est déplacée : Lucas ne sait pas comment il faut se comporter et il méconnaît les codes implicites du dialogue pédagogique. Au maître qui lui demande ce qu’il sait, il répond tout innocemment : « bêcher » (10). Il s’expose à une répartie magistrale : « Tais-toi ; ce n’est pas ça que je te demande ! Sais-tu lire, écrire ? » (10) Le jeune garçon ne parvient jamais à trouver la réponse attendue. Il est contraint d’avouer son ignorance – « Je ne sais comment faire. » (10) – et ne peut que protester entre ses dents : « Quelle scie que cette école ! » (10) S’il ne dispose pas du code implicite qui fonde les valeurs de l’école, il en méconnaît aussi le fonctionnement pédagogique. Ainsi, ignorant de l’enseignement mutuel, il ne veut pas obéir au petit Matthieu qui fait répéter les lettres à ceux qui sont moins avancés en lecture. À tout moment le corps indiscipliné de Lucas s’exprime vigoureusement : « Il pousse ses camarades qui le poussent à leur tour. » (12) ; il fait aussi du bruit (il bâille, tousse, se mouche). Or entrer en littératie oblige à oublier son corps, du moins à en euphémiser les manifestations, à en canaliser la spontanéité et à en contraindre la vigueur. Au chapitre suivant, Lucas montrera, d’ailleurs, le coût physique et symbolique du labeur scriptural. La culture livresque, pour lui, dessèche, décharne. Elle appauvrit le rapport concret, sensuel, expérientiel au monde et elle sépare d’avec les autres : « Mon travail m’est bon pour la santé ; il me donne de la force, de l’appétit et du sommeil ; et toi, avec tes livres, tu te fatigues la tête, tu deviens malingre, tu dors mal, tu rêvasses un tas de choses qu’on n’y comprend rien. » (18) Aussi l’intrusion de Lucas dans le monde de l’école met-elle à nu deux systèmes de valeurs, deux cosmologies ou rhétoriques :
Le pays rhétorique d’un personnage s’arrête là où ses interlocuteurs ne comprennent plus les raisons qu’il donne de ses faits et gestes, ni les griefs qu’il formule ou les admirations qu’il manifeste. Un trouble de communication rhétorique manifeste le passage d’une frontière, qu’il faut bien sûr se représenter comme une zone frontière, une marche, plutôt que comme une ligne bien tracée. (Descombes, 1987 : 179, l’auteur souligne)
Les deux frères se retrouvent dans cette « zone frontière » et font la dure expérience de l’altérité culturelle : Lucas par rapport à la littératie et à l’aversion qu’elle déclenche chez lui ; Gaspard par rapport à l’oralité dont il veut se défaire, même si son père cherche régulièrement à l’y rattacher : « Les goûts, les idées et les habitudes de ma famille sont opposés aux miens ; elle me devient de plus en plus étrangère. » (Ségur, 1974 : 102) In fine, les parcours ne se ressembleront pas. Gaspard devra guérir de son engouement trop marqué pour l’écrit. Il ne reviendra pas en arrière, bien sûr. On ne revient pas du pays de l’écrit, mais il faudra en quelque sorte qu’il moralise sa pratique de l’écrit. Aidé par une femme parfaite, il s’humanisera en exerçant la charité chrétienne, en faisant profiter les autres de son immense richesse littératienne. Lucas, lui, devra accepter son « arraisonnement » (Goody, 2007 : 14) à l’écrit. Il entrera dans la culture écrite d’une façon raisonnable qui ne le détournera pas d’une « vie utile et occupée » (Ségur, 1974 : 66). Il restera à la ferme, contrairement à Gaspard, installé à la ville : « Si j’avais fait comme Gaspard, qui est-ce qui resterait près de vous dans vos vieux jours ? Qui est-ce qui ferait marcher la ferme ? Qui est-ce qui habiterait cette terre où vous êtes né, où est né mon grand-père ? » (58) Cette littératie bien tempérée n’a pas d’effets nocifs, elle maintient les solidarités coutumières, elle ne fait pas maigrir les corps. Lucas reste dans l’ordre du gros : il épouse une « bonne, grosse, forte fille, pieuse, active, d’une gaieté constante », ils ont un « gros garçon » (155). Mais le savoir lire, écrire et compter permet de mieux gérer la propriété – la ferme a doublé de valeur « par la manière dont Lucas la cultive » (98) – et d’entretenir des relations pacifiées. Il transforme les mœurs : la brutalité du père Thomas qui battait sa femme et donnait la « raclée » à ses enfants n’a plus sa place. D’ailleurs, les personnages qui ne veulent pas entrer dans la culture écrite doivent mourir. Le père de Gaspard et Lucas sera victime d’une apoplexie…
Au-delà de l’anecdote didactique ou des péripéties romanesques, on pourrait sans doute retrouver ce que Max Weber a décrit comme l’appétit de vivre vigoureux et brutal des paysans traditionnels, le naturalisme prosaïque et jouissif de la merrie old England, en somme, opposé à une morale privée et publique de la retenue pudique doublée d’un « ethos bourgeois de la besogne » (1964 : 217) et du calcul rationnel. Ce monde de l’économie puritaine de soi et des écritures pieuses ou marchandes fut douloureusement vécu par tous les Lucas du monde comme… « un désenchantement du monde » (213).
La distribution des prix apparaît comme un autre topos du récit d’enfance et du roman de l’école. Son traitement romanesque combine selon des configurations particulières des traits caractéristiques de l’oralité et des traits spécifiques de la culture écrite. Cette sorte de polylogie culturelle met en scène une certaine résistance de la culture orale au cœur même de la culture écrite.
Revenons à La Fortune de Gaspard. La cérémonie, précisément décrite, renvoie tous les signes d’un univers acquis à la culture écrite. Elle se déroule dans la cour d’école. Le maître a composé lui-même la comédie qui est représentée. Gaspard remporte un grand nombre de livres de prix et affiche sa foi dans les savoirs scolaires. Ainsi, à son père qui pense que les livres ne profitent pas autant que cent bottes de trèfles, notre jeune écolier répond avec aplomb : « Ils me serviront à récolter deux cents bottes de trèfle là où vous en avez à peine cent ; et c’est quelque chose. » (Ségur, 1974 : 26) Cette scène de genre n’ignore pas le rôle d’une oralité académique et coutumière. La distribution des prix est également un rite collectif et solennel où le corps social s’exprime dans le jeu expressif des corps individuels :
C’est un type de « communication interpersonnelle », immédiate et orale, fondée « sur des relations personnelles, sur des rapports concrets entre individus » (Lévi-Strauss, 1985 : 425), qui semble caractériser la distribution des prix. La participation conviviale de la communauté dans son ensemble (maître d’école, élèves, parents, maire, adjoint) est requise. Tout le monde y connaît (y surveille) tout le monde. Les pères discutent entre eux et les mères évoquent les derniers accessits en accusant le maître de partialité. Enfin, les valeurs liées aux sociabilités villageoises sont primées au même titre que les compétences scolaires :
Lucas n’avait mérité aucun prix, mais il avait bien fallu lui en trouver un, car, dans les campagnes normandes, un maître d’école qui n’en donnerait pas à quelques-uns des plus paresseux, des plus mauvais, auraient pour ennemis acharnés les parents et les familles des enfants rebutés. Lucas eut donc le prix de bonne humeur, qui le satisfit pleinement. (Ségur, 1974 : 27)
Certes, le narrateur se situe clairement du côté de l’ordre de l’écrit, non sans une certaine ironie condescendante7. Mais, en même temps, une ethnologique du texte laisse entendre – fût-ce par nostalgie – que la scolarisation ne gomme pas tout à fait « l’appartenance séculaire aux solidarités vécues de la tradition orale » (Furet et Ozouf, 1977 : 368). L’invention de l’écriture et sa généralisation ont peut-être retiré en effet à l’humanité quelque chose d’essentiel et d’« authentique » que ces scènes ne passent pas sous silence : « l’appréhension concrète et globale d’un sujet par un autre » (Lévi-Strauss, 1985 : 425).
Les textes peuvent aussi proposer des scènes de lecture où les personnages sont saisis dans leur pratique de l’écrit. Si l’oralité n’est pas exclue, il ne s’agit pas, comme dans la distribution des prix, d’une sorte de retour du refoulé culturel, d’une manifestation académique et académisée de la culture orale chez l’homme typographique (McLuhan, 1977). Il serait plus judicieux de saisir les ajustements culturels qui s’opèrent ici en termes de coopération et de métissage culturels. Le parcours d’acculturation dans lequel sont engagés les personnages n’est en effet pas vécu comme un affrontement, mais plutôt comme une sorte de glissando qui permet de passer de l’ordre de l’oralité à l’ordre graphique. Sans famille propose une scène exemplaire à cet égard : celle de la lecture à haute voix. Rémi, recueilli par le jardinier de La Glacière, fait la lecture à Lise, la petite fille au regard étonné et qui ne parle pas :
Combien d’heures nous avons passé ainsi : elle assise devant moi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant ! Souvent je m’arrêtais en rencontrant des mots ou des passages que je ne comprenais pas, et je la regardais. […] Quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signe de continuer avec un geste qui voulait dire “plus tard”. (Malot, 2000 : 183)
Cette lecture orale à corps présent joue du plaisir de la voix, de la communication par gestes, de la proximité et de la coopération entre lecteurs et lectrices qu’elle insère dans une communauté. A contrario, la lecture solitaire et muette suppose le repli de la personne qui lit sur elle-même et la coupe du monde environnant. Le roman fait d’ailleurs de cette chaleureuse lecture partagée un moment fondateur du couple que formeront les deux protagonistes à la fin de l’histoire. La lecture à haute voix est une forme d’hybridation culturelle emblématique du métissage social que sera le mariage de Lise, la fille du jardinier ruiné et de Rémi, le fils retrouvé, descendant d’une illustre famille anglaise. Le métissage culturel se retrouve dans la transmission des savoirs de l’écrit. Rémi, initié lui-même à l’ordre graphique par Vitalis, deviendra à son tour un intermédiaire culturel entre les mondes de l’oral et de l’écrit en jouant le rôle de passeur de lecture8 pour Lise et Mattia.
Certains textes littéraires refusent l’opposition dichotomique entre cultures orales et cultures écrites et invitent à dépasser le « grand partage » qui oppose de façon binaire le mythe à l’histoire, la magie à la science, le statut au contrat, le concret à l’abstrait, le collectif à l’individuel, le rituel au rationnel, l’oral à l’écrit (Goody, 1986 : 39). Dans les Contes d’une grand-mère, et plus particulièrement dans « Les Ailes de courage », George Sand (à qui l’on doit la première mention de l’expression « littérature orale » [Postic, 1999 : 285]) témoigne de cette présence (et de cette valorisation) de la culture orale au cœur même de l’écrit. La dédicace installe d’entrée une grand-mère conteuse qui s’adresse à ses deux petites filles : « Si vous vous endormez en l’écoutant, on la [l’histoire] finira un autre jour […]. Prenez vos tricots et vos découpures, soyez sages, mais interrompez quand vous ne comprenez pas. » (Sand, 2004 : 151) Cette même dédicace signale également une forme de supériorité de l’oralité sur l’écrit : « Je m’expliquerai en mots parlés qui sont plus clairs que les mots écrits. » (151) La présence de l’auditoire et de la conteuse10 instaure une (fictive ?) situation de contage qui tend à recréer l’oralité du conte et qui participe de cette stratégie des « mots parlés ». Ainsi, quand Clopinet, le jeune héros, veut s’installer pour toujours dans la dune, la narratrice anticipe les réactions des enfants auxquels elle s’adresse : « Pour toujours ! Vous allez me dire que ce n’est pas possible, que l’hiver viendrait […]. » (175) Mais c’est moins à la mise en scène de la narratrice que nous nous intéresserons qu’au héros de ce conte.
Si les « mots parlés » disent la valorisation, voire la réhabilitation de la culture orale dans la littérature écrite, le personnage de Clopinet, qui conjoint les deux univers, nous paraît en être la parfaite illustration. Dans un premier temps, il vit dans le monde de la culture orale traditionnelle, même s’il n’y a pas trouvé sa place. Il ne travaille pas de manière efficace et son père dit qu’il a peur de tout. Il ne s’éloigne jamais de la maison et il est décrit comme « très joli de visage et rose comme une pomme » (152). Nomen omen, Clopinet boite.
Il lui faudra emprunter la voie des oiseaux (Fabre, 1986) pour s’épanouir. En effet, c’est le temps passé dans la dune en compagnie de ses amis ailés qui le transforme. Dans ce lieu sauvage, il grimpe aux falaises les plus abruptes et « sait les nids des roupeaux » (Sand, 2004 : 193). Clopinet se garde bien de détruire les oiseaux : il « niche » tout près d’eux, se met à leur écoute et comprend leur langage (194). Ainsi, à l’apothicaire étonné, il explique que les oiseaux ne sont pas méchants mais joueurs. Il cherche à « conquérir leur espace, [à] imiter leurs manières, [à] se mettre à leur diapason » (Fabre, 1988 : 17). La quête des oiseaux permet aussi à Clopinet de se frotter au surnaturel et au monde invisible : la nuit, il croit voler, il est effrayé par les mauvais lutins, il entend les voix des esprits qui le guident et ne veut pas croire que ce sont des courlis. Ces multiples expériences avec les limites (Fabre, 1993 : 168 et suivantes) (proche/éloigné, habité/désert, visible/invisible) font de lui un garçon de l’oralité traditionnelle. Il finira par ne plus boiter, deviendra riche en vendant des plumes d’oiseaux rares et pourra réintégrer la maison familiale, la tête haute. Pourtant, cette première initiation à la culture orale et rurale ne (lui) suffit pas : il voudrait partir en voyages et poursuivre sa quête des oiseaux. Mais ce serait se singulariser au risque de se couper de la communauté villageoise, car, dans la formation traditionnelle des garçons, la quête des oiseaux ne doit durer qu’un temps : « Quittant l’enfance des nids, des arbres et des cabanes, les garçons entrent dans l’âge du courtisement. » (Fabre, 1988 : 26)
Or Clopinet ne se mariera jamais. Il va changer de « cosmologie » et passer de l’école des oiseaux à l’école des livres11. Il entrera ainsi au service du baron de Platecôte pour réaliser des travaux d’empaillage et il découvrira la nécessité de l’instruction écrite12. En effet, jusque-là, s’il connaît par observation directe les mœurs des oiseaux, il n’a pas accès à un savoir encyclopédique et livresque qui lui permettrait de connaître le nom des différentes espèces et leurs modes de classement : « Il faut que je sois en état de m’instruire tout seul, et pour cela il me faut savoir lire. » (Sand, 2004 : 211) Le valet du baron lui sert de maître d’école et même si le professeur est « indolent » ou « irritable » (211), « l’ardeur au travail » et « la grande volonté » (211)13 de Clopinet font qu’au bout d’un an, l’élève en sait autant que le maître ! Le garçon complétera d’ailleurs sa formation par un an de latin chez le curé pour pouvoir lire les ouvrages de sciences naturelles. Cette entrée remarquable dans la culture écrite reprend d’une certaine manière le motif folklorique du lecteur prodigieux14. Dans le conte de « Jean le Teignous » (Sébillot, 1880), le héros a pour parrain le diable : il sait parler au bout de huit jours, il va à l’école à un mois, il apprend à lire et à écrire en quinze jours… Cet emprunt à un motif de la littérature orale populaire illustre bien le syncrétisme culturel que le texte tente d’opérer entre un fonds culturel oral et une pratique experte des écrits savants.
Bien évidemment, l’entrée dans la raison graphique modifie les systèmes d’explication du monde et le rationnel Clopinet croit à l’esprit, non aux esprits. Mais la pratique de l’écrit n’entraîne pas pour autant la dévalorisation systématique de la culture orale et de ses gens. Contrairement au milieu « éclairé » dans lequel il évolue, Clopinet n’a aucun « mépris pour les superstitions rustiques » et en fait il regrette le temps enfantin « où il croyait aux esprits de la nuit » (Sand, 2004 : 213). Devenu adolescent, il comprend que les secrets de la nature ne se trouvent « pas toujours dans les livres » (213). D’ailleurs, son corps proteste, il se sent malade, il est pâle. Bien sûr, l’écrit scientifique a permis à Clopinet d’acquérir des savoirs spécialisés et objectifs en ornithologie. Mais de la même manière qu’il ne se trouvait pas satisfait de son sort dans le monde familial de la culture orale, il découvre les limites de la mise par écrit de la culture dans son infinie diversité.
L’écrit lui apparaît comme une réduction abstraite du monde : « Hélas ! qu’êtes-vous devenues, une fois écrites et peintes, ô mes pensées ? […] Hélas ! rien que des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre à la main par notre main. » (Nietzsche, 1971 : 240) L’« économie scripturaire » (de Certeau, 1980 : 231 et suivantes) a effacé l’expérience concrète, locale, sensible, personnelle. Et c’est avec cette expérience par corps que le héros veut renouer en retournant dans les dunes de l’enfance. Il retrouve son « nid », retrouve les roupeaux d’autrefois. Mais, acculturé aux catégories de l’entendement esthétique et éthique (sinon philosophique), il n’est plus tout à fait le même désormais : « l’étude et la comparaison lui avaient appris ce que c’est que le beau, le terrible et le gracieux » (Sand, 2004 : 217). Ce n’est pas un hasard de la narration si, après un violent orage, la falaise s’effondre dans la mer et emporte son passé avec elle. Clopinet ne peut plus continuer à empailler les oiseaux au château. Pour devenir un vrai savant, il doit partir et aller à la rencontre des oiseaux vivants ! Il entend leur appel. Et s’il sait s’exprimer dans le « beau langage » lettré des maîtres, il n’a pas oublié le langage magique et merveilleux des oiseaux (leurs voix sont ses « bons génies » [223]).
En infatigable voyageur, Clopinet ramène de ses expéditions de nombreuses notes. Il conjoint ainsi la pratique de terrain et la pratique de l’écriture. De plus, comme il a fort opportunément hérité d’une partie de la fortune du baron, il peut profiter de ses économies pour faire le tour du monde et vivre selon le rythme des oiseaux migrateurs, « disparaissant des années entières sans donner de ses nouvelles » (231). Si la fatigue des voyages lointains le rend à nouveau boiteux comme autrefois, elle lui donne aussi la démarche balancée des grands oiseaux de mer et préfigure peut-être la fin du conte. Contraint à la sédentarité, Clopinet songe à la mort. Il disparaîtra lors d’une promenade, du côté de la grande falaise. Son corps ne sera jamais retrouvé. Une veille femme qui pêchait des crevettes racontera qu’elle a vu un oiseau inconnu s’envoler en criant : « Adieu, bonnes gens ! ne soyez pas en peine de moi, j’ai retrouvé mes ailes. » (233) Clopinet a accompli son parcours d’homme-plume : il a su à la fois manier la plume, coucher les mots sur le papier et, parcourant en toute liberté les océans, mener une vie proche de celle des oiseaux jusqu’à se confondre avec eux.
Si le lectorat est plutôt sensible aux « mots parlés », à la voix de la tradition orale et partage avec la veille femme la croyance dans le merveilleux, Clopinet est bel et bien devenu oiseau, disparu dans les airs pour un autre destin. Si le lectorat entend mieux les « mots écrits », il sait alors que la métamorphose du héros est une image poétique de l’aventure de chaque homme et de chaque femme. Mais sans doute le lectorat idéal se doit d’entendre tout à la fois les « mots parlés » et les « mots écrits » et s’approprier ainsi, comme le héros, les armes de la culture écrite sans renier les charmes de la culture orale. L’utopie culturelle de George Sand est bien de dessiner l’horizon mythique d’une oralité retrouvée qui n’exclurait pas une raison graphique incorporée.
Aussi Gaspard, Rémi et Clopinet racontent-ils aujourd’hui à la génération hypertextuelle que l’emprise et l’empire de la littératie (fût-elle numérique) ne sauraient faire oublier que « l’écrit dessine un archipel dans les vastes eaux de l’oralité humaine » (Steiner, 2007 : 8).
La conversion à la raison graphique est une préoccupation très présente dans les récits d’apprentissage destinés à des publics juvéniles, particulièrement au XIXe siècle, siècle de l’alphabétisation généralisée, des dictionnaires et des gens de lettres1… La lecture ethnocritique que nous proposons de quelques-uns de ces récits2 rend compte à la fois de la valorisation de l’écrit en ses diverses formes, mais aussi des tensions provoquées par le passage d’une culture orale souvent populaire à une culture écrite légitime et surveillée.
Dans les années 1860, Émile Templier3 propose à la comtesse de Ségur d’écrire un roman qui démontre l’avantage de l’instruction pour le peuple. Ce sera La Fortune de Gaspard, publié en 1866. Ce roman pose dès l’incipit les enjeux de la démonstration. Deux frères vont à l’école. L’un, Gaspard, ne cherche qu’à s’instruire, à s’affilier à l’ordre scriptural ; l’autre, le jeune Lucas, résiste avec combativité, attaché qu’il est au monde de l’oralité rurale. La dynamique même du roman repose sur les tensions et les interférences entre ces deux ordres culturels et les arrangements qui en découlent. Nous verrons aussi comment dans Sans famille4, le fameux roman d’Hector Malot publié en 1878, et dans « Les Ailes de courage5 » – un récit tiré des Contes d’une grand-mère de George Sand et publié en 1872 –, les jeunes héros ont une trajectoire fictionnelle qui les conduit, comme dans le roman ségurien, à se confronter bon gré mal gré à la culture écrite.
Nous savons depuis les travaux de François Furet et de Jacques Ozouf (1977 : 350 et suivantes) que deux à trois siècles ont été nécessaires pour faire entrer tous les Français et les Françaises dans la culture écrite et que la deuxième moitié du XIXe siècle voit se parachever cette longue mutation culturelle que constitue l’alphabétisation généralisée d’une population. Nous nous proposons toutefois d’interroger quelques exemples de cette acculturation aux pratiques de l’écrit dans l’univers romanesque juvénile en nous autorisant d’une définition plus anthropologique et systémique que strictement historique, statistique et technique de ce qu’il convient d’appeler la littératie :
Lorsque je parle de l’écriture en tant que technologie de l’intellect, je ne pense pas seulement aux plumes et au papier, aux stylets et aux tablettes, aussi complexes que soient ces instruments, mais aussi à la formation requise, l’acquisition de nouvelles compétences motrices, l’utilisation différente de la vue, ainsi qu’aux produits eux-mêmes, les livres qui sont rangés sur les étagères des bibliothèques, objets que l’on consulte et dans lesquels on apprend, et qu’on peut aussi, le moment venu, composer. (Goody, 2007 : 194)
Nous reprendrons volontiers à notre compte l’analyse que Jean-Marie Privat propose quand il distingue trois formes de capital littératien (2008 : 125) :
Un inventaire, pas nécessairement exhaustif d’ailleurs, met d’abord en évidence une présence réelle des objets liés au monde de l’écrit. L’objectivation de la littératie dans l’univers romanesque ne se réduit pas en effet à quelques éléments d’arrière-plan dont la fonction serait purement décorative. Bien souvent, ces manifestations diversifiées et réifiées de la culture écrite jouent un rôle d’embrayeurs du récit.
Les lettres sont très présentes dans La Fortune de Gaspard. La lettre du père Guillaume (Ségur, 1974 : 36) par exemple, retranscrite dans le corps du texte, a valeur démonstrative. Si Lucas avait su la lire, son père aurait pu acheter, à un bon prix, la vache qu’il convoitait. Les lettres évoquées ou reproduites sont ainsi toujours associées à une transaction financière : elles exhibent les enjeux sociaux du savoir lire. Dans Sans famille, certaines lettres disent aussi le coût de l’exclusion littératienne : la mère Barberin – « puisqu’elle ne savait ni lire ni écrire » (Malot, 2000 : 322) – est obligée de s’adresser au curé pour « faire écrire à Rémi » (322)… Quête du héros, avancée du roman et savoirs alphabétiques sont très fortement liés. Chez la comtesse de Ségur, actes notariés, contrats, assignation, passe, reçu d’imposition marquent aussi la prégnance de l’écrit dans la vie quotidienne et sont l’occasion de scènes où les personnages « pas forts sur la lecture » (1974 : 35), qui ne savent « pas lire l’écriture » (59), se heurtent à l’État et à ses lois. En revanche, Gaspard, qui a étudié, sait fort bien que « la loi défend qu’un voisin plante des arbres plus près que six pieds [deux mètres] d’un terrain qui lui appartient » (58).
Les livres sont également présents. L’excellent élève Gaspard reçoit le Dictionnaire des sciences et des arts de Bouillet (paru en 1854) et « un beau volume de Mathématiques spéciales » lors de la distribution des prix (51). Clopinet lit « le magnifique ouvrage » (Sand, 2004 : 212) de M. Buffon. Rémi se plonge dans les livres de botanique et d’histoire qui avaient été achetés du temps où le jardinier qui l’a recueilli travaillait au Jardin des Plantes et où « il s’était trouvé en contact avec des gens de science et d’étude dont le frottement lui avait donné la curiosité de lire et d’apprendre » (Malot, 2000 : 181). Le livre est valorisé dès les premiers chapitres de Sans famille. Vitalis – il fait entrer Rémi dans l’ordre graphique – en donne une définition éblouie. Il évoque ces « hommes qui ont habité ou parcouru ces pays » et qui ont « mis dans [s]on livre ce qu’ils ont vu ou appris » pour conclure : « Je n’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays. » (61) Mais déjà pointe un rapport ambigu au livre, comme si le lien ombilical avec l’oralité était maintenu : « Je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leur histoire comme si on me la racontait. » (61)
Dans la petite bibliothèque que nous inventorions figurent aussi des journaux. Dans La Fortune de Gaspard, le petit Henri, pour tenter de réconcilier Lucas avec l’école, cherche à montrer l’intérêt pratique de la lecture et son effet immédiat dans la vie quotidienne. Il donne la recette d’une huile médicinale qu’il a lue dans la Revue de presse, un journal « amusant tout plein, où il y a un tas d’histoires, et puis des remèdes comme cette huile de mille-pertuis » (Ségur, 1974 : 15). Ici encore pointent un usage pratique et un enjeu personnel de l’écrit qui voudrait rapprocher les savoirs indigènes des savoirs savants.
Les textes proposent encore toute une batterie de matériels pédagogiques liés à l’apprentissage de la lecture. Dans Sans famille, par exemple, Vitalis prépare avec soin les supports ligneux qui vont lui permettre d’apprendre à lire à Rémi : « Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres. » (Malot, 2000 : 62)
Lieux, institutions et personnes liés bon gré mal gré à l’ordre graphique se rencontrent également dans notre corpus. L’incipit de La Fortune de Gaspard s’ouvre sur l’école qui donne son nom au chapitre. Gaspard veut y aller pour changer de condition sociale en s’appropriant les pouvoirs et savoirs de l’écrit. C’est un converti culturel. Cependant, son frère Lucas et leur père oscillent entre répulsion et résignation, attachés qu’ils sont à la culture paysanne et villageoise dont ils sont issus. À l’acceptation raisonnée de Lucas répondra l’acceptation contrainte du père qui ne peut que constater la domination de l’écrit dans la société et ressentir son ignorance comme une infirmité sociale. La construction d’une bibliothèque à la fin du roman marque l’achèvement du processus d’alphabétisation : « On ne trouvait plus dans la commune un seul individu qui ne fît ses pâques et qui ne sût lire. Gaspard établit, par le conseil de Mina, pour l’usine et le village, une bibliothèque considérable et composée de livres instructifs, intéressants et amusants. » (Ségur, 1974 : 155) Quand Clopinet, dans « Les Ailes de courage », entre dans le musée du baron pour lequel il va empailler des oiseaux, il pénètre dans un nouvel univers et fait ses premiers pas dans un espace qui obéit totalement à la raison graphique. Là, tout n’est qu’ordre linéaire et rangement géométrique. Les oiseaux se trouvent dans de grandes armoires garnies de vitres où l’on peut lire leurs noms et connaître leur classification naturaliste. Le savoir y est organisé comme dans les colonnes verticales d’un tableau. Mais, pour le jeune garçon, la nature qu’il connaît par corps ne saurait se résumer à des chiffres et à des lettres, à un scholastic point of view. Il remarque fort justement que l’usage classificatoire du dispositif a tendance à figer, à simplifier la réalité jusqu’à la rendre méconnaissable, à ses yeux du moins : « En voilà un petit qu’on a mis avec les autres parce qu’il est petit, mais ça ne va pas du tout. » (Sand, 2004 : 210) En fait, au fur et à mesure de son acculturation à l’écrit, Clopinet parvient à maîtriser ce lieu dans sa spécificité.
Les romans convoqués ne s’attachent pas seulement à narrativiser les objets et les lieux de l’écrit, ils montrent aussi le stade ultime de l’emprise de la littérature, son incorporation par les personnages principaux. Engagés dans un parcours d’acculturation à l’écrit dont le cheminement est donné à suivre au lecteur ou à la lectrice, chaque personnage devient, en fin de récit, un « homme-plume » en quelque façon. Il est à son tour un producteur d’écrits, écrits présentés comme constitutifs de sa personne. Ainsi, Rémi, au dernier chapitre de Sans famille, rédige le livre de sa vie :
Depuis des mois que nous y [le manoir familial] sommes installés, j’ai passé bien des heures dans le chartier où sont conservés les chartes, les titres de propriété, les papiers de famille, penché sur une large table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; […] c’est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets en ordre. (Malot, 2000 : 398)
L’histoire de Rémi n’est plus liée aux occasions empiriques qui ont fait naître le contage. Le travail d’écriture organise les aventures et les fixe pour toujours en les faisant entrer dans un genre codifié, l’autobiographie romanesque, et en transformant le héros, jeune garçon vagabond en quête d’identité, en narrateur-écrivain.
Gaspard est, lui aussi, un producteur d’écrits, mais ce sont des plans qu’il élabore et qui lui permettent d’accéder à la direction de l’usine dans laquelle il travaille : « Gaspard plaça devant M. Féréor un plan de la fabrique, puis un plan de la mécanique qu’il avait inventée : enfin un plan de ses résultats. » (Ségur, 1974 : 85) Quant à Clopinet, il est l’auteur « d’une foule de notes » sur les oiseaux que « les savants estimèrent beaucoup » (Sand, 2004 : 232).
Ainsi, différentes scènes font entrer le maître d’école, le notaire, l’huissier, l’auteur, tous gardiens intransigeants de l’ordre littératien, dans le personnel romanesque. Le roman dit la modification des rapports sociaux, mais sacralise aussi le nouveau rapport qui se met en place : « Les paroles ne comptent pas en justice, ce sont les écrits qui font foi. » (Ségur, 1974 : 79) La loi écrite demande obéissance et surtout respect ; elle suppose l’acceptation intériorisée de son pouvoir. Les personnages qui ne l’ont pas compris ou accepté en font la cruelle expérience et sont discrédités : « Le père Thomas eut beau crier, se mettre en colère, le notaire ne céda rien. » (79)
Les romans sur lesquels nous nous appuyons racontent donc le basculement inéluctable dans l’ordre de l’écrit. Mais ces textes disent aussi les tensions qui existent entre régime d’oralité et régime de scripturalité : les oppositions frontales comme les interférences, les résistances comme les hybridations entre culture orale et culture écrite, tant il est vrai que le passage d’une culture à l’autre fut dans la réalité « un processus lent, partiel, comme une interminable déchirure » (Furet et Ozouf, 1977 : 368).
La leçon de lecture semble une scène obligée, un des topoï (Tison, 2004 : 135) liés à l’époque et au genre de cette littérature de jeunesse et à ses enjeux de (con-)formation.
La Fortune de Gaspard commence par une leçon de lecture. L’arrivée des deux frères dans la classe met en scène l’affrontement entre culture écrite et culture orale. Gaspard a mis tous ses espoirs de promotion sociale dans l’éducation scolaire ; il en défend avec ardeur les bienfaits : « C’est très amusant d’apprendre. » (Ségur, 1974 : 9) Lucas, rebelle à l’acculturation à l’écrit, en dénonce les contraintes : « C’est si ennuyeux l’école. » (9) Il préfère apprendre à piocher, bêcher et faucher pour rester dans la communauté villageoise : « Je saurai faire comme mon père. » (10)
À travers un échange serré de répliques, s’affirment clairement des positions et des dispositions contradictoires. Gaspard manifeste un ethos ascétique (« il faut travailler, on n’est grondé que lorsqu’on est paresseux, il ne faut pas rire sinon on se fait battre » [9]) qui repose sur une stricte domination de soi-même faite de réserve et de discipline. Lucas, lui, exprime une solide et naïve joie de vivre (« Et le grand mal quand on ferait un peu de bruit ? Ça fait rire, au moins. » [9]). Mais, dans l’univers scolaire, cette joyeuse exubérance est déplacée : Lucas ne sait pas comment il faut se comporter et il méconnaît les codes implicites du dialogue pédagogique. Au maître qui lui demande ce qu’il sait, il répond tout innocemment : « bêcher » (10). Il s’expose à une répartie magistrale : « Tais-toi ; ce n’est pas ça que je te demande ! Sais-tu lire, écrire ? » (10) Le jeune garçon ne parvient jamais à trouver la réponse attendue. Il est contraint d’avouer son ignorance – « Je ne sais comment faire. » (10) – et ne peut que protester entre ses dents : « Quelle scie que cette école ! » (10) S’il ne dispose pas du code implicite qui fonde les valeurs de l’école, il en méconnaît aussi le fonctionnement pédagogique. Ainsi, ignorant de l’enseignement mutuel, il ne veut pas obéir au petit Matthieu qui fait répéter les lettres à ceux qui sont moins avancés en lecture. À tout moment le corps indiscipliné de Lucas s’exprime vigoureusement : « Il pousse ses camarades qui le poussent à leur tour. » (12) ; il fait aussi du bruit (il bâille, tousse, se mouche). Or entrer en littératie oblige à oublier son corps, du moins à en euphémiser les manifestations, à en canaliser la spontanéité et à en contraindre la vigueur. Au chapitre suivant, Lucas montrera, d’ailleurs, le coût physique et symbolique du labeur scriptural. La culture livresque, pour lui, dessèche, décharne. Elle appauvrit le rapport concret, sensuel, expérientiel au monde et elle sépare d’avec les autres : « Mon travail m’est bon pour la santé ; il me donne de la force, de l’appétit et du sommeil ; et toi, avec tes livres, tu te fatigues la tête, tu deviens malingre, tu dors mal, tu rêvasses un tas de choses qu’on n’y comprend rien. » (18) Aussi l’intrusion de Lucas dans le monde de l’école met-elle à nu deux systèmes de valeurs, deux cosmologies ou rhétoriques :
Le pays rhétorique d’un personnage s’arrête là où ses interlocuteurs ne comprennent plus les raisons qu’il donne de ses faits et gestes, ni les griefs qu’il formule ou les admirations qu’il manifeste. Un trouble de communication rhétorique manifeste le passage d’une frontière, qu’il faut bien sûr se représenter comme une zone frontière, une marche, plutôt que comme une ligne bien tracée. (Descombes, 1987 : 179, l’auteur souligne)
Les deux frères se retrouvent dans cette « zone frontière » et font la dure expérience de l’altérité culturelle : Lucas par rapport à la littératie et à l’aversion qu’elle déclenche chez lui ; Gaspard par rapport à l’oralité dont il veut se défaire, même si son père cherche régulièrement à l’y rattacher : « Les goûts, les idées et les habitudes de ma famille sont opposés aux miens ; elle me devient de plus en plus étrangère. » (Ségur, 1974 : 102) In fine, les parcours ne se ressembleront pas. Gaspard devra guérir de son engouement trop marqué pour l’écrit. Il ne reviendra pas en arrière, bien sûr. On ne revient pas du pays de l’écrit, mais il faudra en quelque sorte qu’il moralise sa pratique de l’écrit. Aidé par une femme parfaite, il s’humanisera en exerçant la charité chrétienne, en faisant profiter les autres de son immense richesse littératienne. Lucas, lui, devra accepter son « arraisonnement » (Goody, 2007 : 14) à l’écrit. Il entrera dans la culture écrite d’une façon raisonnable qui ne le détournera pas d’une « vie utile et occupée » (Ségur, 1974 : 66). Il restera à la ferme, contrairement à Gaspard, installé à la ville : « Si j’avais fait comme Gaspard, qui est-ce qui resterait près de vous dans vos vieux jours ? Qui est-ce qui ferait marcher la ferme ? Qui est-ce qui habiterait cette terre où vous êtes né, où est né mon grand-père ? » (58) Cette littératie bien tempérée n’a pas d’effets nocifs, elle maintient les solidarités coutumières, elle ne fait pas maigrir les corps. Lucas reste dans l’ordre du gros : il épouse une « bonne, grosse, forte fille, pieuse, active, d’une gaieté constante », ils ont un « gros garçon » (155). Mais le savoir lire, écrire et compter permet de mieux gérer la propriété – la ferme a doublé de valeur « par la manière dont Lucas la cultive » (98) – et d’entretenir des relations pacifiées. Il transforme les mœurs : la brutalité du père Thomas qui battait sa femme et donnait la « raclée » à ses enfants n’a plus sa place. D’ailleurs, les personnages qui ne veulent pas entrer dans la culture écrite doivent mourir. Le père de Gaspard et Lucas sera victime d’une apoplexie…
Au-delà de l’anecdote didactique ou des péripéties romanesques, on pourrait sans doute retrouver ce que Max Weber a décrit comme l’appétit de vivre vigoureux et brutal des paysans traditionnels, le naturalisme prosaïque et jouissif de la merrie old England, en somme, opposé à une morale privée et publique de la retenue pudique doublée d’un « ethos bourgeois de la besogne » (1964 : 217) et du calcul rationnel. Ce monde de l’économie puritaine de soi et des écritures pieuses ou marchandes fut douloureusement vécu par tous les Lucas du monde comme… « un désenchantement du monde » (213).
La distribution des prix apparaît comme un autre topos du récit d’enfance et du roman de l’école. Son traitement romanesque combine selon des configurations particulières des traits caractéristiques de l’oralité et des traits spécifiques de la culture écrite. Cette sorte de polylogie culturelle met en scène une certaine résistance de la culture orale au cœur même de la culture écrite.
Revenons à La Fortune de Gaspard. La cérémonie, précisément décrite, renvoie tous les signes d’un univers acquis à la culture écrite. Elle se déroule dans la cour d’école. Le maître a composé lui-même la comédie qui est représentée. Gaspard remporte un grand nombre de livres de prix et affiche sa foi dans les savoirs scolaires. Ainsi, à son père qui pense que les livres ne profitent pas autant que cent bottes de trèfles, notre jeune écolier répond avec aplomb : « Ils me serviront à récolter deux cents bottes de trèfle là où vous en avez à peine cent ; et c’est quelque chose. » (Ségur, 1974 : 26) Cette scène de genre n’ignore pas le rôle d’une oralité académique et coutumière. La distribution des prix est également un rite collectif et solennel où le corps social s’exprime dans le jeu expressif des corps individuels :
C’est un type de « communication interpersonnelle », immédiate et orale, fondée « sur des relations personnelles, sur des rapports concrets entre individus » (Lévi-Strauss, 1985 : 425), qui semble caractériser la distribution des prix. La participation conviviale de la communauté dans son ensemble (maître d’école, élèves, parents, maire, adjoint) est requise. Tout le monde y connaît (y surveille) tout le monde. Les pères discutent entre eux et les mères évoquent les derniers accessits en accusant le maître de partialité. Enfin, les valeurs liées aux sociabilités villageoises sont primées au même titre que les compétences scolaires :
Lucas n’avait mérité aucun prix, mais il avait bien fallu lui en trouver un, car, dans les campagnes normandes, un maître d’école qui n’en donnerait pas à quelques-uns des plus paresseux, des plus mauvais, auraient pour ennemis acharnés les parents et les familles des enfants rebutés. Lucas eut donc le prix de bonne humeur, qui le satisfit pleinement. (Ségur, 1974 : 27)
Certes, le narrateur se situe clairement du côté de l’ordre de l’écrit, non sans une certaine ironie condescendante7. Mais, en même temps, une ethnologique du texte laisse entendre – fût-ce par nostalgie – que la scolarisation ne gomme pas tout à fait « l’appartenance séculaire aux solidarités vécues de la tradition orale » (Furet et Ozouf, 1977 : 368). L’invention de l’écriture et sa généralisation ont peut-être retiré en effet à l’humanité quelque chose d’essentiel et d’« authentique » que ces scènes ne passent pas sous silence : « l’appréhension concrète et globale d’un sujet par un autre » (Lévi-Strauss, 1985 : 425).
Les textes peuvent aussi proposer des scènes de lecture où les personnages sont saisis dans leur pratique de l’écrit. Si l’oralité n’est pas exclue, il ne s’agit pas, comme dans la distribution des prix, d’une sorte de retour du refoulé culturel, d’une manifestation académique et académisée de la culture orale chez l’homme typographique (McLuhan, 1977). Il serait plus judicieux de saisir les ajustements culturels qui s’opèrent ici en termes de coopération et de métissage culturels. Le parcours d’acculturation dans lequel sont engagés les personnages n’est en effet pas vécu comme un affrontement, mais plutôt comme une sorte de glissando qui permet de passer de l’ordre de l’oralité à l’ordre graphique. Sans famille propose une scène exemplaire à cet égard : celle de la lecture à haute voix. Rémi, recueilli par le jardinier de La Glacière, fait la lecture à Lise, la petite fille au regard étonné et qui ne parle pas :
Combien d’heures nous avons passé ainsi : elle assise devant moi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant ! Souvent je m’arrêtais en rencontrant des mots ou des passages que je ne comprenais pas, et je la regardais. […] Quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signe de continuer avec un geste qui voulait dire “plus tard”. (Malot, 2000 : 183)
Cette lecture orale à corps présent joue du plaisir de la voix, de la communication par gestes, de la proximité et de la coopération entre lecteurs et lectrices qu’elle insère dans une communauté. A contrario, la lecture solitaire et muette suppose le repli de la personne qui lit sur elle-même et la coupe du monde environnant. Le roman fait d’ailleurs de cette chaleureuse lecture partagée un moment fondateur du couple que formeront les deux protagonistes à la fin de l’histoire. La lecture à haute voix est une forme d’hybridation culturelle emblématique du métissage social que sera le mariage de Lise, la fille du jardinier ruiné et de Rémi, le fils retrouvé, descendant d’une illustre famille anglaise. Le métissage culturel se retrouve dans la transmission des savoirs de l’écrit. Rémi, initié lui-même à l’ordre graphique par Vitalis, deviendra à son tour un intermédiaire culturel entre les mondes de l’oral et de l’écrit en jouant le rôle de passeur de lecture8 pour Lise et Mattia.
Certains textes littéraires refusent l’opposition dichotomique entre cultures orales et cultures écrites et invitent à dépasser le « grand partage » qui oppose de façon binaire le mythe à l’histoire, la magie à la science, le statut au contrat, le concret à l’abstrait, le collectif à l’individuel, le rituel au rationnel, l’oral à l’écrit (Goody, 1986 : 39). Dans les Contes d’une grand-mère, et plus particulièrement dans « Les Ailes de courage », George Sand (à qui l’on doit la première mention de l’expression « littérature orale » [Postic, 1999 : 285]) témoigne de cette présence (et de cette valorisation) de la culture orale au cœur même de l’écrit. La dédicace installe d’entrée une grand-mère conteuse qui s’adresse à ses deux petites filles : « Si vous vous endormez en l’écoutant, on la [l’histoire] finira un autre jour […]. Prenez vos tricots et vos découpures, soyez sages, mais interrompez quand vous ne comprenez pas. » (Sand, 2004 : 151) Cette même dédicace signale également une forme de supériorité de l’oralité sur l’écrit : « Je m’expliquerai en mots parlés qui sont plus clairs que les mots écrits. » (151) La présence de l’auditoire et de la conteuse10 instaure une (fictive ?) situation de contage qui tend à recréer l’oralité du conte et qui participe de cette stratégie des « mots parlés ». Ainsi, quand Clopinet, le jeune héros, veut s’installer pour toujours dans la dune, la narratrice anticipe les réactions des enfants auxquels elle s’adresse : « Pour toujours ! Vous allez me dire que ce n’est pas possible, que l’hiver viendrait […]. » (175) Mais c’est moins à la mise en scène de la narratrice que nous nous intéresserons qu’au héros de ce conte.
Si les « mots parlés » disent la valorisation, voire la réhabilitation de la culture orale dans la littérature écrite, le personnage de Clopinet, qui conjoint les deux univers, nous paraît en être la parfaite illustration. Dans un premier temps, il vit dans le monde de la culture orale traditionnelle, même s’il n’y a pas trouvé sa place. Il ne travaille pas de manière efficace et son père dit qu’il a peur de tout. Il ne s’éloigne jamais de la maison et il est décrit comme « très joli de visage et rose comme une pomme » (152). Nomen omen, Clopinet boite.
Il lui faudra emprunter la voie des oiseaux (Fabre, 1986) pour s’épanouir. En effet, c’est le temps passé dans la dune en compagnie de ses amis ailés qui le transforme. Dans ce lieu sauvage, il grimpe aux falaises les plus abruptes et « sait les nids des roupeaux » (Sand, 2004 : 193). Clopinet se garde bien de détruire les oiseaux : il « niche » tout près d’eux, se met à leur écoute et comprend leur langage (194). Ainsi, à l’apothicaire étonné, il explique que les oiseaux ne sont pas méchants mais joueurs. Il cherche à « conquérir leur espace, [à] imiter leurs manières, [à] se mettre à leur diapason » (Fabre, 1988 : 17). La quête des oiseaux permet aussi à Clopinet de se frotter au surnaturel et au monde invisible : la nuit, il croit voler, il est effrayé par les mauvais lutins, il entend les voix des esprits qui le guident et ne veut pas croire que ce sont des courlis. Ces multiples expériences avec les limites (Fabre, 1993 : 168 et suivantes) (proche/éloigné, habité/désert, visible/invisible) font de lui un garçon de l’oralité traditionnelle. Il finira par ne plus boiter, deviendra riche en vendant des plumes d’oiseaux rares et pourra réintégrer la maison familiale, la tête haute. Pourtant, cette première initiation à la culture orale et rurale ne (lui) suffit pas : il voudrait partir en voyages et poursuivre sa quête des oiseaux. Mais ce serait se singulariser au risque de se couper de la communauté villageoise, car, dans la formation traditionnelle des garçons, la quête des oiseaux ne doit durer qu’un temps : « Quittant l’enfance des nids, des arbres et des cabanes, les garçons entrent dans l’âge du courtisement. » (Fabre, 1988 : 26)
Or Clopinet ne se mariera jamais. Il va changer de « cosmologie » et passer de l’école des oiseaux à l’école des livres11. Il entrera ainsi au service du baron de Platecôte pour réaliser des travaux d’empaillage et il découvrira la nécessité de l’instruction écrite12. En effet, jusque-là, s’il connaît par observation directe les mœurs des oiseaux, il n’a pas accès à un savoir encyclopédique et livresque qui lui permettrait de connaître le nom des différentes espèces et leurs modes de classement : « Il faut que je sois en état de m’instruire tout seul, et pour cela il me faut savoir lire. » (Sand, 2004 : 211) Le valet du baron lui sert de maître d’école et même si le professeur est « indolent » ou « irritable » (211), « l’ardeur au travail » et « la grande volonté » (211)13 de Clopinet font qu’au bout d’un an, l’élève en sait autant que le maître ! Le garçon complétera d’ailleurs sa formation par un an de latin chez le curé pour pouvoir lire les ouvrages de sciences naturelles. Cette entrée remarquable dans la culture écrite reprend d’une certaine manière le motif folklorique du lecteur prodigieux14. Dans le conte de « Jean le Teignous » (Sébillot, 1880), le héros a pour parrain le diable : il sait parler au bout de huit jours, il va à l’école à un mois, il apprend à lire et à écrire en quinze jours… Cet emprunt à un motif de la littérature orale populaire illustre bien le syncrétisme culturel que le texte tente d’opérer entre un fonds culturel oral et une pratique experte des écrits savants.
Bien évidemment, l’entrée dans la raison graphique modifie les systèmes d’explication du monde et le rationnel Clopinet croit à l’esprit, non aux esprits. Mais la pratique de l’écrit n’entraîne pas pour autant la dévalorisation systématique de la culture orale et de ses gens. Contrairement au milieu « éclairé » dans lequel il évolue, Clopinet n’a aucun « mépris pour les superstitions rustiques » et en fait il regrette le temps enfantin « où il croyait aux esprits de la nuit » (Sand, 2004 : 213). Devenu adolescent, il comprend que les secrets de la nature ne se trouvent « pas toujours dans les livres » (213). D’ailleurs, son corps proteste, il se sent malade, il est pâle. Bien sûr, l’écrit scientifique a permis à Clopinet d’acquérir des savoirs spécialisés et objectifs en ornithologie. Mais de la même manière qu’il ne se trouvait pas satisfait de son sort dans le monde familial de la culture orale, il découvre les limites de la mise par écrit de la culture dans son infinie diversité.
L’écrit lui apparaît comme une réduction abstraite du monde : « Hélas ! qu’êtes-vous devenues, une fois écrites et peintes, ô mes pensées ? […] Hélas ! rien que des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre à la main par notre main. » (Nietzsche, 1971 : 240) L’« économie scripturaire » (de Certeau, 1980 : 231 et suivantes) a effacé l’expérience concrète, locale, sensible, personnelle. Et c’est avec cette expérience par corps que le héros veut renouer en retournant dans les dunes de l’enfance. Il retrouve son « nid », retrouve les roupeaux d’autrefois. Mais, acculturé aux catégories de l’entendement esthétique et éthique (sinon philosophique), il n’est plus tout à fait le même désormais : « l’étude et la comparaison lui avaient appris ce que c’est que le beau, le terrible et le gracieux » (Sand, 2004 : 217). Ce n’est pas un hasard de la narration si, après un violent orage, la falaise s’effondre dans la mer et emporte son passé avec elle. Clopinet ne peut plus continuer à empailler les oiseaux au château. Pour devenir un vrai savant, il doit partir et aller à la rencontre des oiseaux vivants ! Il entend leur appel. Et s’il sait s’exprimer dans le « beau langage » lettré des maîtres, il n’a pas oublié le langage magique et merveilleux des oiseaux (leurs voix sont ses « bons génies » [223]).
En infatigable voyageur, Clopinet ramène de ses expéditions de nombreuses notes. Il conjoint ainsi la pratique de terrain et la pratique de l’écriture. De plus, comme il a fort opportunément hérité d’une partie de la fortune du baron, il peut profiter de ses économies pour faire le tour du monde et vivre selon le rythme des oiseaux migrateurs, « disparaissant des années entières sans donner de ses nouvelles » (231). Si la fatigue des voyages lointains le rend à nouveau boiteux comme autrefois, elle lui donne aussi la démarche balancée des grands oiseaux de mer et préfigure peut-être la fin du conte. Contraint à la sédentarité, Clopinet songe à la mort. Il disparaîtra lors d’une promenade, du côté de la grande falaise. Son corps ne sera jamais retrouvé. Une veille femme qui pêchait des crevettes racontera qu’elle a vu un oiseau inconnu s’envoler en criant : « Adieu, bonnes gens ! ne soyez pas en peine de moi, j’ai retrouvé mes ailes. » (233) Clopinet a accompli son parcours d’homme-plume : il a su à la fois manier la plume, coucher les mots sur le papier et, parcourant en toute liberté les océans, mener une vie proche de celle des oiseaux jusqu’à se confondre avec eux.
Si le lectorat est plutôt sensible aux « mots parlés », à la voix de la tradition orale et partage avec la veille femme la croyance dans le merveilleux, Clopinet est bel et bien devenu oiseau, disparu dans les airs pour un autre destin. Si le lectorat entend mieux les « mots écrits », il sait alors que la métamorphose du héros est une image poétique de l’aventure de chaque homme et de chaque femme. Mais sans doute le lectorat idéal se doit d’entendre tout à la fois les « mots parlés » et les « mots écrits » et s’approprier ainsi, comme le héros, les armes de la culture écrite sans renier les charmes de la culture orale. L’utopie culturelle de George Sand est bien de dessiner l’horizon mythique d’une oralité retrouvée qui n’exclurait pas une raison graphique incorporée.
Aussi Gaspard, Rémi et Clopinet racontent-ils aujourd’hui à la génération hypertextuelle que l’emprise et l’empire de la littératie (fût-elle numérique) ne sauraient faire oublier que « l’écrit dessine un archipel dans les vastes eaux de l’oralité humaine » (Steiner, 2007 : 8).
Vinson, Marie-Christine, « Comment Gaspard, Rémi, Clopinet apprirent à lire et ce qu’il advint... », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, 2024, “Ethno/lire”, https://ethnocritique.com/fr/article-dun-chapitre/21-comment-gaspard-re….
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