3. Personnage liminaire et structure culturelle des lieux imaginaires

Un autre grand intérêt de l’ethnocritique pour la littérature de jeunesse est la notion de personnage liminaire (Scarpa, 2009). Il est le personnage de l’entre-deux, des frontières. L’hypothèse sur laquelle repose cette catégorisation établit une homologie possible, fonctionnelle et structurelle, entre rite de passage et récit littéraire. La formalisation des rites de passage selon Arnold van Gennep (séparation, marge, agrégation) (1924 [1909]) permet de lire la trajectoire des personnages comme un parcours d’initiation. On s’aperçoit alors que certains personnages n’arrivent pas à « passer » toutes les étapes des processus de socialisation. Coincés dans les marges, inachevés en quelque sorte, ils sont arrêtés sur le limen.

En littérature de jeunesse, le personnage liminaire est particulièrement intéressant parce qu’il offre bien souvent aux jeunes lecteurs et aux jeunes lectrices l’image d’un personnage « resté en enfance », qui ne parvient pas à franchir les seuils qui font grandir. Mais son incapacité à franchir les seuils en fait, par contre, un excellent passeur pour les autres.

Bécassine ou comment on fait les bécasses

Bécassine, dans la bande dessinée éponyme (Pinchon, 1905) en est un bel exemple. Représentée sans bouche et sans oreilles, figure même du décalage et du quiproquo, elle accumule les ratages : ratage des initiations qui font les jeunes filles à marier ; ratage des initiations professionnelles (elle ne devient jamais couturière, par exemple) ; ratage des initiations sociales ; ratage enfin des initiations langagières. Nous verrons comment Bécassine, la non-initiée (elle ne sait pas faire), occupe le rôle de contre-exemple et montre, à son corps défendant, ce qu’il ne faut pas faire, permettant ainsi aux enfants qui lisent les albums d’avancer, eux, sur le chemin de la socialisation.

L’ethnocritique analyse également les espaces romanesques en privilégiant leur structure culturelle. Plusieurs albums jeunesse empruntent leur forme générique à celle du conte, ce qui les situe dans un autrefois imprécis. Et les lieux dans lesquels évoluent les personnages de certains de ces récits ne sont pas sans rappeler la division tripartite de l’espace pratique et symbolique des sociétés occidentales pré-capitalistes1Voir Braudel, 1986. : domuscampussaltus. Cette tripartition peut se redéfinir en espace du domestique, espace du travail et espace qui n’est ni domestique ni travaillé – c’est-à-dire un espace d’ensauvagement. Dans ce troisième espace, les personnages en proie à leurs pulsions se dé-socialisent, à l’inverse des deux autres espaces, où ils évoluent dans un monde réglé et ordonné.

Le cru et le lu. Ethnocritique d’un album pour la jeunesse, Le Géant de Zéralda

C’est Le Géant de Zéralda (1971), de Tomi Ungerer qui va nous permettre de cerner les tensions et la dynamique narrative engendrées par la confrontation des espaces culturels dans la fiction. Dans la ville, univers urbain et clos de la pensée domestiquée, la domus règne sans partage. Mais l’irruption de l’ogre qui vient d’un ailleurs abandonné aux forces sauvages, aux pulsions incontrôlées, provoque un retournement : véritable poussée dé-civilisatrice, la venue de l’ogre met le monde à l’envers. Comme nous le verrons, l’héroïne, Zéralda, vit quant à elle seule avec son père dans un univers protégé : sa petite maison se trouve dans une clairière au milieu de la forêt ; elle est entourée de champs cultivés (campus), une zone intermédiaire qui permet de mettre le saltus à bonne distance sans pour autant le supprimer.

En effet le monde de Zéralda ne fonctionne pas à l’exclusion : il n’est pas soumis aux oppositions tranchées du sauvage et du familier. Au contraire, il valorise dans une certaine mesure ce que Philippe Descola appelle « la porosité des frontières entre nature et culture » (2005 : passim).

Entre la ville ensauvagée par la présence récurrente de l’ogre et l’univers de Zéralda où le saltus est « culturalisé », il y a le chemin. C’est ce chemin que nous vous invitons maintenant à parcourir.

Bibliographie

Braudel, F., L’Identité de la France. Espace et Histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.

Descola, P., Par-delà nature et culture, Paris, NRF, 2005.

Pinchon, É.-J.-P., « Bécassine », La Semaine de Suzette, no 1, 1905, p. 6-7.

Scarpa, M., « Le personnage liminaire », Romantisme, vol. 3, no 145, 2009, p. 25-35.

Ungerer, T., Le Géant de Zéralda, Paris, École des Loisirs, 1971.

Van Gennep, A., Les Rites de passage. Étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc., Paris, Stock, 1924.

Pour citer

Vinson, Marie-Christine, « Personnage liminaire et structure culturelle des lieux imaginaires », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, « Ethno/livres », 2024, https://ethnocritique.com/3-personnage-liminaire-et-structure-culturelle-des-lieux-imaginaires/.

Retour en haut