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La distanciation sociale. Un « Noli me tangere » réactualisé

La distanciation sociale. Un « Noli me tangere » réactualisé

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16 avril 2020
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En temps de confinement, l’injonction de la « distanciation sociale » en est la représentation extérieure. Ces frontières fictives, mais ô combien difficiles à respecter, sont un fort révélateur de nos mœurs collectives. En effet, quoiqu’on dise sur l’individualisme urbain et occidental, ces nouvelles mesures sanitaires qu’impose la contagiosité du coronavirus, nous rappellent que la vie c’est avant tout la vie relationnelle et que nous sommes des êtres grégaires, qui avons besoin d’un rapport de proximité avec l’autre. Les applaudissements quotidiens à 20h00 dans plusieurs pays en remerciement à toutes celles et ceux qui travaillent pour sauver des vies, sont aussi l’occasion d’un rassemblement à un moment où la situation nous force à être séparés. Cette crise est également révélatrice d’inégalités sociales, les journaux et réseaux sociaux ne cessent d’en donner des exemples. D’aucuns n’ont pas d’ordinateur empêchant les enfants de suivre leurs cours ou jeunes et moins jeunes de communiquer, d’aucuns ont perdu leur emploi, d’autres vivent à plusieurs dans des espaces restreints, d’autres encore sont dans une situation de grande solitude, etc.  Là aussi, les nombreux mouvements de solidarité rappellent l’humanité foncière qui nous lie les uns aux autres en temps de crise. On ne compte plus les initiatives bénévoles pour venir en aide aux plus démunis, chacune d’entre elles étant un geste de résistance face à la situation imposée. C’est à chaque fois la reconstruction d’un « nous » qui est l’espace incontestable de notre existence.

Les rituels semblent plus que jamais nécessaires pour maintenir une cohésion et une proximité sociales et pour faire lien. Ainsi, grâce aux nouvelles technologies, on voit apparaître des séances de sport partagées, des apéritifs zoom ou FaceTime, des appels à heures régulières avec des parents; les rituels sous leurs formes les plus diverses sont à l’honneur. Ils permettent d’instaurer de l’ordre au sein de ces temps de bouleversement, ils maintiennent les communautés ou les créent, ils soulagent de la perte de certains repères qui structurent la vie quotidienne. Il y a parfois pour certains, afin de participer à ces rituels, un vrai travail d’initiation, notamment technologique. En effet, appartenir à ces communautés dites virtuelles a obligé plusieurs à entrer de plain-pied dans une modernité qu’il était encore possible, hier, de maintenir à distance.

Alors que Pâques est juste derrière nous, une lecture du passage de Marie-Madeleine face à Jésus relevé permet justement de saisir symboliquement, et non pas de façon médicale, l’interdiction du toucher que la distanciation et les gestes barrières nous imposent. On se souvient qu’au matin pascal, Marie-Madeleine se rend au tombeau de Jésus dont elle voit la pierre enlevée. Alors que pleurante devant la disparition du corps, elle se retourne et voit Jésus, elle « lui dit en hébreu : Rabbouni! C’est-à-dire maître! Jésus lui dit : Ne me touche pas (Noli me tangere), car je ne suis pas encore monté vers mon Père. » (l’Évangile selon saint Jean, 20, 11-17). L’injonction de Jésus faite à Marie-Madeleine n’est pas une crainte du toucher en soi, mais rappelle que désormais elle et lui ne partagent ni le même espace ni le même temps. Jésus est mort, mais il n’a pas rejoint Dieu son Père, il est en situation liminale, pas encore agrégé. Or le toucher de Marie-Madeleine viendrait stopper le processus d’initiation dans lequel il se trouve, elle le ramènerait en quelque sorte dans le monde terrestre, pour lui le monde « d’avant », l’empêchant d’atteindre celui auquel il aspire désormais. Ainsi que l’explique Guy Lafon, « le toucher reviendrait à s’arrêter à lui, tel qu’il n’est plus, à le tenir pour un terme ultime » (Lafon, 2001, 57). « Ne me touche pas » est donc un « Ne me retiens pas ». Quels sont les enseignements que nous pouvons tirer aujourd’hui de cette interdiction? Ce qu’il est essentiel de souligner ici est que la situation du Christ devant Marie-Madeleine en est une de passage. Il s’agit donc de trouver un moyen de communication autre qui éviterait la séparation complète entre eux. Jésus demande dès lors à Marie de se satisfaire de la seule parole, l’invitant à passer d’un monde matériel à un monde spirituel.

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Légende / Crédits

Perugino, Noli me tangere, Italie, 1500-1505 (Martin A. Ryerson Collection)

Or, chaque jour, depuis le début de la crise, nous entendons dire qu’il y a « un avant » et qu’il y aura « un après » COVID-19, c’est dire qu’entre les deux, la pandémie instaure un temps de liminarité au sein duquel les habitudes, les manières d’être sont chamboulées, remaniées, repensées et réinventées. Nous sommes donc toutes et tous en situation de passage, mais pas nécessairement de la même façon. Les « touchés » ou les pas « touchés » par le virus, partagent des espaces communs (villes, villages, institutions pour aîné.es, hôpitaux, etc.), mais vivent dans des univers distincts. Pour communiquer entre eux, il faut à la manière de Marie-Madeleine et du Christ mettre en place des gestes barrières et favoriser des modes virtuels (et non pas spirituels, mais à l’impact symbolique réel) au sein desquels la vue et la parole prennent le dessus sur le toucher. Par ailleurs, lors des phases liminaires, on assiste à l’inversion des codes habituels, c’est le cas actuellement : on travaille de la maison, les enfants sont plus forts que les adultes, les professions les plus malmenées par nos gouvernements en termes de reconnaissance salariale et sociale sont ovationnées car garantes de nos vies, etc.  Ces retournements et restrictions fertilisent les imaginations de là l’invention de ces nouvelles manières d’être ensemble et de communiquer où priment la vue et la parole, et qui réaffirment fortement notre besoin de l’autre.

Néanmoins, en ces temps de rites soutenus et d’inventions ritiques, qui révèlent l’importance des pratiques symboliques et des marques de convivialité, un de nos rites les plus fondamentaux est fortement écorné, tout comme les gestes d’accompagnement qui le précèdent, il s’agit du rite funéraire. L’extrême contagiosité du virus qui est à l’origine de notre confinement et de la distanciation sociale, oblige les autorités sanitaires à interdire aux familles et aux proches des personnes mourantes de venir à leur chevet pour les accompagner durant leurs dernières heures de vie. Ainsi sommes-nous forcés d’abandonner nos êtres chers au moment où ils ont certainement le plus besoin de nous, à des mains hospitalières qui ne peuvent — et comment le pourraient-elles? — offrir le réconfort des visages, des voix depuis longtemps aimés. Même le personnel médical ne cache pas son désarroi face à l’inhumanité de ce pragmatisme sanitaire dont on ne peut faire l’économie. À cette violence extrême qui augmente le chagrin des familles et qui plonge l’individu mourant dans la pire des solitudes que les comas artificiels soulagent, mais ne peuvent gommer, s’ajoutent des rituels funéraires réduits au minimum et auxquels seule la famille restreinte peut assister, quand elle le peut…

Face à ces mesures extrêmes, nous sommes démunis, fragilisés, meurtris, aucune explication, même scientifique, ne pouvant colmater le déficit symbolique — et la thérapeutique qui l’accompagne — qu’elles occasionnent. Le rituel de mort rappelle Louis-Vincent Thomas est un rituel de vie (Thomas, 1985, 121), malmené, empêché, c’est paradoxalement la vie qui part avec lui; ne pas pouvoir faire son deuil, c’est rester dans la mort. L’anthropologue souligne à cet égard que le rituel funéraire « ne prend en compte qu’un seul destinataire : l’homme vivant, individu ou communauté […] sa fonction fondamentale est de guérir et de prévenir, fonction qui revêt d’ailleurs de multiples visages : déculpabiliser, réconforter, revitaliser… » (Thomas, 121). Mais sans accès au corps du défunt, sans possibilité d’encadrer la famille endeuillée, l’efficacité réelle et imaginaire (car elle se joue à ces deux niveaux) du rite est entravée. Saluons à cet égard, la magnifique initiative en Belgique du poète Carl Norac, « Fleurs de funérailles », l’idée étant que des poètes offrent aux défunt.es quand les familles le souhaitent un poème d’adieu. On sait la puissance symbolique des mots, Myriam Watthee-Delmotte dans son dernier livre, Dépasser la mort. L’Agir de la littérature, en a fait une convaincante et belle démonstration (Watthee-Delmotte, 2019).

Alors que la mort rôde, ce moment de crise confirme que nous sommes des êtres profondément ritualisés, plus encore, que nous sommes ritualisés parce que nous sommes vivants, car le rite est un moyen puissant de maintenir notre humanité en vie. À celles et ceux qui craignent que les nouvelles technologies l’emportent sur le vivant, force est de constater qu’aucun zoom, aucun FaceTime, aucun skype ne réussit à éteindre la nécessité de l’étreinte, de l’accolade, du baiser, de la caresse, des mains serrées, du face à face, dit autrement de la proximité des corps. Le « Noli me tangere » actuel crée des nouveaux rites certes, et cette inventivité doit être célébrée, mais en l’absence des corps « pour de vrai » comme disent les enfants, ces rites restent fondamentalement des rites de consolation qui permettent néanmoins — et c’est aussi là que se situent leur efficacité et leur nécessité — un travail de négociation nécessaire avec le virus, l’autre par excellence actuellement.

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Pour citer

Pour citer

Cnockaert, Véronique, 2020, « La distanciation sociale. Un “Noli me tangere” réactualisé », dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande Pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/la-distanciation-sociale-u…

Bibliographie

Lafon, G., L’Apparition à Marie-Madeleine, Desclès de Brouwer, 2001.
Thomas, L.-V., Rites de mort. Pour la paix des vivant, Fayard, 1985.
Watthee-Delmotte, M., Dépasser la mort. L’agir de la littérature, Actes Sud, 2019.
« Fleurs de funérailles » : http://www.poetenational.be/fleurs-de-funerailles/