Première publication dans Les douze travaux du texte. Sociocritique et ethnocritique, sous la dir. de Pierre Popovic et Anne-Marie David, Montréal, UQAM, Figura, 2015, p. 27‑42.
Une hypothèse heuristique naît de/dans une configuration scientifique et culturelle qui s’inscrit elle-même dans une relative longue durée intellectuelle et politique. Ce sont quelques éléments de cette dynamique que synchronise et syncrétise à sa façon l’ethnocritique que je me propose de mettre au jour ici.
Les signes du temps
Je partirai volontiers d’un partage épistémologique dans le territoire des sciences de la culture qui a fondé jadis une division du travail de recherche à l’interne des sciences du texte (et de la textualité littéraire).
Une partition historique dans nos frontières disciplinaires s’est en effet opérée au XIXe siècle et la butte-témoin en est observable à vif dans les publications de la Société de Linguistique de Paris (SLP). L’article premier de ses premiers statuts officiels (1866) ouvre à une forme de science générale de la culture :
La Société de Linguistique a pour but l’étude des langues, celles des légendes, traditions, coutumes, documents, pouvant éclairer la science ethnographique. Tout autre objet d’études est rigoureusement interdit 1.
Cette approche est certes datée mais elle impliquait une conception systémique et comparative des faits culturels qui ne sépare pas dans son principe le discursif de l’inter-discursif, ne segmente pas la praxis langagière et son énonciation sociale, n’isole même pas la pensée sauvage du monde de l’écrit. Or, dix ans plus tard exactement (1876), paraissent de nouveaux statuts (« approuvée par le Conseil d’État ») qui institueront la linguistique moderne comme discipline à part entière, autonome et inventive : « Art. 1 – La Société de Linguistique a pour objet l’étude des langues et l’histoire du langage. Tout autre sujet d’études est rigoureusement interdit. » Il en sera bien fini alors d’une approche compréhensive des univers symboliques qui vit Gaston Paris faire paraître dans les Mémoires de la Société de Linguistique de Paris Le Petit Poucet et La Grande Ourse (1868) et Michel Bréal publier des Mélanges de mythologie et de linguistique (1882). Le paradigme philologico-culturel et son exploration (aventureuse) des richesses anthropologiques de la langue et des discours avaient fait son temps.
C’est d’un autre monde épistémologique que vint la réunion des approches ethnographiques et textuelles. Prenons l’exemple de Vladimir Propp, ses études sémio-historiques des systèmes culturels et leurs manifestations fictionnelles. Propp narratologue (La morphologie des contes) se double en fait d’un Propp folkloriste (Les racines historiques du conte merveilleux), ou plutôt c’est le même Propp qui est narratologue et folkloriste. Or, on sait combien la variante formaliste a non seulement occulté en France les études culturelles des corpus folkloriques, mais aussi comment elle s’est imposée comme source et ressource de la modernité critique… quitte à déculturer la littérature.
C’est peut-être avec Roman Jakobson (et son immense prestige intellectuel) que les liens sont vraiment sinon définitivement renoués – « entreprendre l’étude de l’art du langage sous tous ses aspects et dans toute son étendue » – au terme d’une très fameuse contribution significativement intitulée Linguistique et poétique2 :
Chacun de nous ici […] a définitivement compris qu’un linguiste sourd à la fonction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d’ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes.
L’ethnocritique naissante s’est volontiers affiliée à cette conclusion programmatique qui renvoie aux hypothèses partagées des linguistes et des anthropologues : « le langage et la culture s’impliquent mutuellement […], la linguistique est étroitement liée à l’anthropologie culturelle »3. Ces perspectives sémio-culturelles ne suffirent pas toutefois à dépasser le primat attaché de facto à l’analyse des structures formelles du discours et des énoncés (plus qu’au dialogisme interne et à l’hétérophonie constitutive du discours littéraire), ou encore à l’héritage des traits de civilisation dans la langue (plus qu’à l’imaginaire culturel des fictions)4.
Mais un horizon de travail était dessiné : V. Propp comme R. Jakobson et même les mythologues de la culture à l’ancienne mode eurent ainsi la vertu peu commune d’aider à s’extraire de l’académisme mental des problématiques et de l’orthodoxie lettrée des corpus.
Le système des signes
C’est sous l’effet conjugué des théories dynamiques de la culture dans les sciences sociales et des théories du sujet polyphonique dans les sciences humaines que l’ethnocritique a pu s’éloigner des conceptions documentaires ou pittoresques de la culture du texte et travailler à saisir les ethno-logiques (plus ou moins) inventives du récit.
Au risque d’une perspective trop cavalière, je propose de passer en revue quelques-unes de ces théories de référence qui chacune à leur manière ouvre au processus de dialogie culturelle.
Toutefois, ces savoirs experts qui captent les sources et ressources vives de la culture humaine sont plus en quête d’invariants dans la variation (le prestige des motifs, des structures, des modélisations) et semblent plus captivés par le jeu des altérités culturelles que par les hybridations constitutives de la textualité et leurs architectures littéraires. Aussi peut-on dire que le travail de transferts de paradigmes et d’adéquation des problématiques à la littérature restait à faire…
La signifiance culturelle des œuvres
Un premier ensemble mémorable de travaux d’analyses anthropologiques de corpus littéraires considérés per se fut sans conteste l’apport d’antiquisants et de médiévistes qui n’envisageaient plus les discours comme de précieux témoignages du passé dont il convenait d’établir la lettre ou de rétablir l’esprit, mais comme des univers structurés de signes organisés selon des imaginaires culturels que le chercheur en sciences humaines et sociales pouvait cartographier et interpréter.
L’anthropologie historique des discours comme systèmes culturels
Cette anthropologie résolument structuraliste et textualiste se proposait de « cerner précisément les écarts entre types différents de discours, écarts dans le vocabulaire, les modes de composition, les articulations syntaxiques, les procédures narratives, les techniques de mise en relation par le texte des valeurs sémantiques14. » Cette précise et précieuse attention aux moindres « détails du texte » s’oriente selon une épistémologie et une méthodologie qui distinguent des formes, des modalités et des enjeux de discours. Le mythologue peut ainsi choisir de s’attaquer à une œuvre unique, la Théogonie d’Hésiode par exemple, « texte pris dans son tout, systématiquement composé et élaboré par son auteur » ; il peut aussi constituer un « vaste corpus thématique englobant toutes les versions des différents mythes […], en y intégrant leur axiologie dans la représentation courante » ; il peut enfin se situer à un niveau d’abstraction plus élevé, en construisant des « modèles généraux » pour examiner – « à titre d’exercice expérimental15 » pour reprendre l’expression de Vernant – dans quelle mesure ce cadre peut s’appliquer à des ensembles mythiques à première vue privés de tout lien les uns avec les autres. L’anthropologie historique des systèmes de croyance (les mantiques, le royaume des morts), des pratiques rituelles (l’initiation juvénile, la liminalité), des espaces symboliques (la domus, l’ager et le saltus), etc. nous a ainsi éclairé sur « la belle mort ou le cadavre outragé16 » (les rites de passage), sur le « tyran boiteux17 » (la dissymétrie symbolique) ou encore sur le « chasseur noir18 » (faire les hommes). Il faudrait en dire autant sinon plus encore des travaux sur le « long Moyen Age » qui ouvrit à l’anthropologie historique le champ des héritages culturels occidentaux. « Lévi-Strauss en Brocéliande. Esquisse pour une analyse d’un roman courtois » (1974) co-écrit par P. Vidal-Naquet et J. Le Goff fait figure de contribution exemplaire d’une lecture anthropologique à la croisée de l’histoire sociale, de l’ethnographie des mentalités et de l’étude des formes artistiques19. L’ethnocritique naissante trouva une grande stimulation intellectuelle dans ce type d’explorations de la pensée mythico-poétique indigène et de quelques-unes de ses figures totémiques (songeons à la mythologie de Mélusine en ses avatars littéraires20) ; et non moins d’interrogations heuristiques dans les reconstructions dissidentes et hétérodoxes d’un Claude Gaignebet à propos du folklore calendaire de Carnaval chez Rabelais (et Brueghel) ou dans la tradition orale des savoirs obscènes des enfants21, cette altérité du (toujours) proche. Cette anthropologie historique des discours comme systèmes culturels convergeait aussi avec les perspectives et les problématiques des processus de civilisation, aussi bien la « mutation anthropologique » que constitua le passage d’une culture commune orale à une culture écrite impériale22 que la civilisation des mœurs et des corps dans l’ordre du bio-symbolique23.
L’anthropologie compréhensive des discours comme systèmes symboliques
Une impulsion sans doute décisive fut donnée à nos premières publications en ethnocritique quand elles croisèrent les travaux des ethnologues de la France contemporaine, ethnologues qui présentaient l’intérêt majeur d’inscrire la parole coutumière24 ou ordinaire25 au cœur de leurs enquêtes. Les façons d’analyser d’Y. Verdier présentèrent pour nous l’intérêt tout particulier de mettre en relation de co-occurrence l’univers des contes (oraux) et le monde familier des rôles socio-rituels, approche réticulaire plus que classiquement spéculaire où tel motif littéraire folklorique n’apparaît plus comme fantaisiste ou obscur et archaïque, mais comme culturellement motivé sinon régi par telles pratiques artisanales vivantes, par exemple. Cette intelligence ethnologique des constructions symboliques dans les univers praxiques et surtout cette découverte des règles culturelles dans l’économie des textes littéraires trouvera son modèle dans les analyses ethno-littéraires du grand cycle des romans de Thomas Hardy où l’écrivain met en scène les rustiques d’un Wessex imaginaire26. La littérature apparaît dès lors comme un savoir sur la société certes mais aussi comme un savoir de la société, à condition de quêter non le dévoilement d’un sens crypté ou local, mais le déploiement de l’infime et le rayonnement sémantique d’une cosmologie dans l’engendrement du récit. Cette poétique de l’ethnographie et cette ethnographie d’une poétique se retrouvent l’une et l’autre dans les contributions théoriques27 importantes de Daniel Fabre qui s’intéressa très tôt à l’émergence de l’écriture dans les sociétés de l’oralité et dont une partie des travaux concernaient dès cette époque l’anthropologie de la littérature et de l'écrivain28.
La poétique culturelle des œuvres
S’il est vrai que, pendant longtemps « la linguistique et la stylistique ont cherché avant tout l’unité dans la variété », on peut dire que dès le début l’ethnocritique s’est fixée comme programme descriptif et interprétatif d’être attentive à la variété dans l’unité, à l’hétérogénéité culturelle dans l’unité formelle de l’œuvre. La dynamique de ce qu’on appellera bientôt la poétique culturelle du texte suppose un intérêt non exclusif évidemment mais marqué toutefois pour trois modes de signifiance que je désigne ici par les termes plus ou moins néologiques de plurilogie, micrologie et dialogie.
La plurilogie c’est en somme l’étoilement du sens et non son étiolement :
Le texte dans sa masse est comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères ; tel l’augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d’y observer la migration du sens, l’affleurement des codes, le passage des citations.
Ce travail pluriel de la signifiance se déploie du signifiant graphique et phonique jusqu’aux structures symboliques qui configurent l’intraculture du texte littéraire. Notre hypothèse d’un charbovari flaubertien n’en serait que le premier exemple.
La micrologie se focalise sur des phénomènes scripturaux qui renvoient aussi bien aux variations labiles avant-textuelles qu’aux stratégies narratives qui en littérature s’encrent dans ce que C. Ginzburg a appelé pour les sciences humaines le paradigme indiciaire. Il résume son propos dans une sorte de fable épistémique :
Pendant des millénaires l’homme a été un chasseur. Au cours de poursuites innombrables, il a appris à reconstruire les formes et les mouvements de proies invisibles à partir des empreintes inscrites dans la boue […]. Il a appris à accomplir des opérations mentales complexes avec une rapidité foudroyante dans l’épaisseur d’un fourré ou dans une clairière pleine d’embûches […]. Peut-être l’idée même de narration est-elle née dans une société de chasseurs de l’expérience du déchiffrement des traces […]. Le chasseur aurait été ainsi le premier à “raconter une histoire” […].
Cette structuration/scrutation sémiotique du texte écrit et lu nous fait songer à la quête saussurienne d’un hypotexte culturel que la pensée sauvage de la littérature bricolerait. Ou encore au(x) subtexte(s) que M. Riffaterre cherche à identifier dans l’économie matricielle et figurale d’un récit : « A subtext is always structured on a polar opposition between a relatively unimportant topic and a wide-ranging hermeneutic function.» Marie Scarpa a établi ce type de fonctionnement sémio-narratif et politique pour le schème carnaval-carême dans sa lecture ethnocritique du Ventre de Paris.
La dialogie, enfin et surtout, comme ensemble des rapports dialogiques intertextuels et intratextuels constitutifs de l’œuvre. Dans cette perspective typiquement bakhtinienne les énoncés littéraires sont perçus comme autant de « micromondes » qui stylisent des univers verbaux à la fois hybrides, composites et singuliers. On comprend combien ont pu alors nous paraître intellectuellement et politiquement stimulantes les conséquences programmatiques et méthodologiques que Bakhtine ne manquait pas de tirer de ses propositions (théoriques) et prises de positions (son anthropologie philosophique):
La littérature fait indissociablement partie de la culture […]. L’action intense qu’exerce la culture (principalement celle des couches profondes, populaires) et qui détermine l’œuvre d’un écrivain est restée inexplorée et, souvent totalement insoupçonnée […].
Les doubles conclusions, négative pour l’une, positive pour l’autre, sont sans appel :
Bien sûr, la facilité fut de se laisser porter par l’air idéologique du temps et de réduire l’idiolecte culturel de l’œuvre à ses seules dimensions folklorico-liturgiques. La tentation interprétative était réelle dans la mesure où mettre en évidence la présence structurante de traits folkloriques ou de séquences liturgiques devenait presque un jeu d’enfants, un jeu où l’on gagne à tout coup tant les cultures folkloriques et religieuses sont absentes de l’horizon mental de l'homo academicus contemporain (français) dans sa variante lettrée et « moderne ». L’autre danger herméneutique était de réduire de fait la polyphonie culturelle des œuvres à une sorte de simple et séduisante biphonie oxymorique, et ce dans le sillage de la réception dominante des études culturelles de Bakhtine ou à l’imitation de travaux fameux d’historiens de la littérature sur les traditions « populaires » (au pluriel) dans la culture savante (au singulier). Peut-être est-il optimiste de penser aujourd’hui que les réflexions épistémologiques et méthodologiques d’un penseur aussi rigoureux et subtil et cultivé que A. J. Greimas ont pu aider l’ethnocritique naissante à cadrer avec quelque pertinence son champ d’investigation et de problématisation. Mais les contributions du sémioticien des cultures et des littératures (genres, motifs, niveaux d’analyse, codages de l’oralité, etc.) présentaient pour une ethno-critique naissante l’intérêt de tracer par exemple les différences structurelles entre cultures ethno-sémiotiques (la praxis syncrétique, orale et communautaire) et cultures socio-sémiotiques (la logos plus analytique, écrit et individuel) et de viser à poser en termes différentiels (et non plus historiciste ou romantique) et relationnels l’appropriation de l’altérité culturelle relative de l’une par l’autre.
Dans le même temps, nous nous risquions à mettre un semblant d’ordre « pédagogique » dans la démarche proprement ethnocritique cette fois (ethnographie du contexte, ethnologie du texte, ethnocritique de l’opus, auto-ethnologie du lecteur) au risque de créer une intempestive doxa méthodologique et d’oublier que dans les cosmologies fictionnelles comme dans la langue « l’imaginaire n’est pas pur ; il ne fait qu’aller ». A charge d’aller en quelque façon à sa rencontre.
Première publication dans Les douze travaux du texte. Sociocritique et ethnocritique, sous la dir. de Pierre Popovic et Anne-Marie David, Montréal, UQAM, Figura, 2015, p. 27‑42.
Une hypothèse heuristique naît de/dans une configuration scientifique et culturelle qui s’inscrit elle-même dans une relative longue durée intellectuelle et politique. Ce sont quelques éléments de cette dynamique que synchronise et syncrétise à sa façon l’ethnocritique que je me propose de mettre au jour ici.
Les signes du temps
Je partirai volontiers d’un partage épistémologique dans le territoire des sciences de la culture qui a fondé jadis une division du travail de recherche à l’interne des sciences du texte (et de la textualité littéraire).
Une partition historique dans nos frontières disciplinaires s’est en effet opérée au XIXe siècle et la butte-témoin en est observable à vif dans les publications de la Société de Linguistique de Paris (SLP). L’article premier de ses premiers statuts officiels (1866) ouvre à une forme de science générale de la culture :
La Société de Linguistique a pour but l’étude des langues, celles des légendes, traditions, coutumes, documents, pouvant éclairer la science ethnographique. Tout autre objet d’études est rigoureusement interdit 1.
Cette approche est certes datée mais elle impliquait une conception systémique et comparative des faits culturels qui ne sépare pas dans son principe le discursif de l’inter-discursif, ne segmente pas la praxis langagière et son énonciation sociale, n’isole même pas la pensée sauvage du monde de l’écrit. Or, dix ans plus tard exactement (1876), paraissent de nouveaux statuts (« approuvée par le Conseil d’État ») qui institueront la linguistique moderne comme discipline à part entière, autonome et inventive : « Art. 1 – La Société de Linguistique a pour objet l’étude des langues et l’histoire du langage. Tout autre sujet d’études est rigoureusement interdit. » Il en sera bien fini alors d’une approche compréhensive des univers symboliques qui vit Gaston Paris faire paraître dans les Mémoires de la Société de Linguistique de Paris Le Petit Poucet et La Grande Ourse (1868) et Michel Bréal publier des Mélanges de mythologie et de linguistique (1882). Le paradigme philologico-culturel et son exploration (aventureuse) des richesses anthropologiques de la langue et des discours avaient fait son temps.
C’est d’un autre monde épistémologique que vint la réunion des approches ethnographiques et textuelles. Prenons l’exemple de Vladimir Propp, ses études sémio-historiques des systèmes culturels et leurs manifestations fictionnelles. Propp narratologue (La morphologie des contes) se double en fait d’un Propp folkloriste (Les racines historiques du conte merveilleux), ou plutôt c’est le même Propp qui est narratologue et folkloriste. Or, on sait combien la variante formaliste a non seulement occulté en France les études culturelles des corpus folkloriques, mais aussi comment elle s’est imposée comme source et ressource de la modernité critique… quitte à déculturer la littérature.
C’est peut-être avec Roman Jakobson (et son immense prestige intellectuel) que les liens sont vraiment sinon définitivement renoués – « entreprendre l’étude de l’art du langage sous tous ses aspects et dans toute son étendue » – au terme d’une très fameuse contribution significativement intitulée Linguistique et poétique2 :
Chacun de nous ici […] a définitivement compris qu’un linguiste sourd à la fonction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d’ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes.
L’ethnocritique naissante s’est volontiers affiliée à cette conclusion programmatique qui renvoie aux hypothèses partagées des linguistes et des anthropologues : « le langage et la culture s’impliquent mutuellement […], la linguistique est étroitement liée à l’anthropologie culturelle »3. Ces perspectives sémio-culturelles ne suffirent pas toutefois à dépasser le primat attaché de facto à l’analyse des structures formelles du discours et des énoncés (plus qu’au dialogisme interne et à l’hétérophonie constitutive du discours littéraire), ou encore à l’héritage des traits de civilisation dans la langue (plus qu’à l’imaginaire culturel des fictions)4.
Mais un horizon de travail était dessiné : V. Propp comme R. Jakobson et même les mythologues de la culture à l’ancienne mode eurent ainsi la vertu peu commune d’aider à s’extraire de l’académisme mental des problématiques et de l’orthodoxie lettrée des corpus.
Le système des signes
C’est sous l’effet conjugué des théories dynamiques de la culture dans les sciences sociales et des théories du sujet polyphonique dans les sciences humaines que l’ethnocritique a pu s’éloigner des conceptions documentaires ou pittoresques de la culture du texte et travailler à saisir les ethno-logiques (plus ou moins) inventives du récit.
Au risque d’une perspective trop cavalière, je propose de passer en revue quelques-unes de ces théories de référence qui chacune à leur manière ouvre au processus de dialogie culturelle.
Toutefois, ces savoirs experts qui captent les sources et ressources vives de la culture humaine sont plus en quête d’invariants dans la variation (le prestige des motifs, des structures, des modélisations) et semblent plus captivés par le jeu des altérités culturelles que par les hybridations constitutives de la textualité et leurs architectures littéraires. Aussi peut-on dire que le travail de transferts de paradigmes et d’adéquation des problématiques à la littérature restait à faire…
La signifiance culturelle des œuvres
Un premier ensemble mémorable de travaux d’analyses anthropologiques de corpus littéraires considérés per se fut sans conteste l’apport d’antiquisants et de médiévistes qui n’envisageaient plus les discours comme de précieux témoignages du passé dont il convenait d’établir la lettre ou de rétablir l’esprit, mais comme des univers structurés de signes organisés selon des imaginaires culturels que le chercheur en sciences humaines et sociales pouvait cartographier et interpréter.
L’anthropologie historique des discours comme systèmes culturels
Cette anthropologie résolument structuraliste et textualiste se proposait de « cerner précisément les écarts entre types différents de discours, écarts dans le vocabulaire, les modes de composition, les articulations syntaxiques, les procédures narratives, les techniques de mise en relation par le texte des valeurs sémantiques14. » Cette précise et précieuse attention aux moindres « détails du texte » s’oriente selon une épistémologie et une méthodologie qui distinguent des formes, des modalités et des enjeux de discours. Le mythologue peut ainsi choisir de s’attaquer à une œuvre unique, la Théogonie d’Hésiode par exemple, « texte pris dans son tout, systématiquement composé et élaboré par son auteur » ; il peut aussi constituer un « vaste corpus thématique englobant toutes les versions des différents mythes […], en y intégrant leur axiologie dans la représentation courante » ; il peut enfin se situer à un niveau d’abstraction plus élevé, en construisant des « modèles généraux » pour examiner – « à titre d’exercice expérimental15 » pour reprendre l’expression de Vernant – dans quelle mesure ce cadre peut s’appliquer à des ensembles mythiques à première vue privés de tout lien les uns avec les autres. L’anthropologie historique des systèmes de croyance (les mantiques, le royaume des morts), des pratiques rituelles (l’initiation juvénile, la liminalité), des espaces symboliques (la domus, l’ager et le saltus), etc. nous a ainsi éclairé sur « la belle mort ou le cadavre outragé16 » (les rites de passage), sur le « tyran boiteux17 » (la dissymétrie symbolique) ou encore sur le « chasseur noir18 » (faire les hommes). Il faudrait en dire autant sinon plus encore des travaux sur le « long Moyen Age » qui ouvrit à l’anthropologie historique le champ des héritages culturels occidentaux. « Lévi-Strauss en Brocéliande. Esquisse pour une analyse d’un roman courtois » (1974) co-écrit par P. Vidal-Naquet et J. Le Goff fait figure de contribution exemplaire d’une lecture anthropologique à la croisée de l’histoire sociale, de l’ethnographie des mentalités et de l’étude des formes artistiques19. L’ethnocritique naissante trouva une grande stimulation intellectuelle dans ce type d’explorations de la pensée mythico-poétique indigène et de quelques-unes de ses figures totémiques (songeons à la mythologie de Mélusine en ses avatars littéraires20) ; et non moins d’interrogations heuristiques dans les reconstructions dissidentes et hétérodoxes d’un Claude Gaignebet à propos du folklore calendaire de Carnaval chez Rabelais (et Brueghel) ou dans la tradition orale des savoirs obscènes des enfants21, cette altérité du (toujours) proche. Cette anthropologie historique des discours comme systèmes culturels convergeait aussi avec les perspectives et les problématiques des processus de civilisation, aussi bien la « mutation anthropologique » que constitua le passage d’une culture commune orale à une culture écrite impériale22 que la civilisation des mœurs et des corps dans l’ordre du bio-symbolique23.
L’anthropologie compréhensive des discours comme systèmes symboliques
Une impulsion sans doute décisive fut donnée à nos premières publications en ethnocritique quand elles croisèrent les travaux des ethnologues de la France contemporaine, ethnologues qui présentaient l’intérêt majeur d’inscrire la parole coutumière24 ou ordinaire25 au cœur de leurs enquêtes. Les façons d’analyser d’Y. Verdier présentèrent pour nous l’intérêt tout particulier de mettre en relation de co-occurrence l’univers des contes (oraux) et le monde familier des rôles socio-rituels, approche réticulaire plus que classiquement spéculaire où tel motif littéraire folklorique n’apparaît plus comme fantaisiste ou obscur et archaïque, mais comme culturellement motivé sinon régi par telles pratiques artisanales vivantes, par exemple. Cette intelligence ethnologique des constructions symboliques dans les univers praxiques et surtout cette découverte des règles culturelles dans l’économie des textes littéraires trouvera son modèle dans les analyses ethno-littéraires du grand cycle des romans de Thomas Hardy où l’écrivain met en scène les rustiques d’un Wessex imaginaire26. La littérature apparaît dès lors comme un savoir sur la société certes mais aussi comme un savoir de la société, à condition de quêter non le dévoilement d’un sens crypté ou local, mais le déploiement de l’infime et le rayonnement sémantique d’une cosmologie dans l’engendrement du récit. Cette poétique de l’ethnographie et cette ethnographie d’une poétique se retrouvent l’une et l’autre dans les contributions théoriques27 importantes de Daniel Fabre qui s’intéressa très tôt à l’émergence de l’écriture dans les sociétés de l’oralité et dont une partie des travaux concernaient dès cette époque l’anthropologie de la littérature et de l'écrivain28.
La poétique culturelle des œuvres
S’il est vrai que, pendant longtemps « la linguistique et la stylistique ont cherché avant tout l’unité dans la variété », on peut dire que dès le début l’ethnocritique s’est fixée comme programme descriptif et interprétatif d’être attentive à la variété dans l’unité, à l’hétérogénéité culturelle dans l’unité formelle de l’œuvre. La dynamique de ce qu’on appellera bientôt la poétique culturelle du texte suppose un intérêt non exclusif évidemment mais marqué toutefois pour trois modes de signifiance que je désigne ici par les termes plus ou moins néologiques de plurilogie, micrologie et dialogie.
La plurilogie c’est en somme l’étoilement du sens et non son étiolement :
Le texte dans sa masse est comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères ; tel l’augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d’y observer la migration du sens, l’affleurement des codes, le passage des citations.
Ce travail pluriel de la signifiance se déploie du signifiant graphique et phonique jusqu’aux structures symboliques qui configurent l’intraculture du texte littéraire. Notre hypothèse d’un charbovari flaubertien n’en serait que le premier exemple.
La micrologie se focalise sur des phénomènes scripturaux qui renvoient aussi bien aux variations labiles avant-textuelles qu’aux stratégies narratives qui en littérature s’encrent dans ce que C. Ginzburg a appelé pour les sciences humaines le paradigme indiciaire. Il résume son propos dans une sorte de fable épistémique :
Pendant des millénaires l’homme a été un chasseur. Au cours de poursuites innombrables, il a appris à reconstruire les formes et les mouvements de proies invisibles à partir des empreintes inscrites dans la boue […]. Il a appris à accomplir des opérations mentales complexes avec une rapidité foudroyante dans l’épaisseur d’un fourré ou dans une clairière pleine d’embûches […]. Peut-être l’idée même de narration est-elle née dans une société de chasseurs de l’expérience du déchiffrement des traces […]. Le chasseur aurait été ainsi le premier à “raconter une histoire” […].
Cette structuration/scrutation sémiotique du texte écrit et lu nous fait songer à la quête saussurienne d’un hypotexte culturel que la pensée sauvage de la littérature bricolerait. Ou encore au(x) subtexte(s) que M. Riffaterre cherche à identifier dans l’économie matricielle et figurale d’un récit : « A subtext is always structured on a polar opposition between a relatively unimportant topic and a wide-ranging hermeneutic function.» Marie Scarpa a établi ce type de fonctionnement sémio-narratif et politique pour le schème carnaval-carême dans sa lecture ethnocritique du Ventre de Paris.
La dialogie, enfin et surtout, comme ensemble des rapports dialogiques intertextuels et intratextuels constitutifs de l’œuvre. Dans cette perspective typiquement bakhtinienne les énoncés littéraires sont perçus comme autant de « micromondes » qui stylisent des univers verbaux à la fois hybrides, composites et singuliers. On comprend combien ont pu alors nous paraître intellectuellement et politiquement stimulantes les conséquences programmatiques et méthodologiques que Bakhtine ne manquait pas de tirer de ses propositions (théoriques) et prises de positions (son anthropologie philosophique):
La littérature fait indissociablement partie de la culture […]. L’action intense qu’exerce la culture (principalement celle des couches profondes, populaires) et qui détermine l’œuvre d’un écrivain est restée inexplorée et, souvent totalement insoupçonnée […].
Les doubles conclusions, négative pour l’une, positive pour l’autre, sont sans appel :
Bien sûr, la facilité fut de se laisser porter par l’air idéologique du temps et de réduire l’idiolecte culturel de l’œuvre à ses seules dimensions folklorico-liturgiques. La tentation interprétative était réelle dans la mesure où mettre en évidence la présence structurante de traits folkloriques ou de séquences liturgiques devenait presque un jeu d’enfants, un jeu où l’on gagne à tout coup tant les cultures folkloriques et religieuses sont absentes de l’horizon mental de l'homo academicus contemporain (français) dans sa variante lettrée et « moderne ». L’autre danger herméneutique était de réduire de fait la polyphonie culturelle des œuvres à une sorte de simple et séduisante biphonie oxymorique, et ce dans le sillage de la réception dominante des études culturelles de Bakhtine ou à l’imitation de travaux fameux d’historiens de la littérature sur les traditions « populaires » (au pluriel) dans la culture savante (au singulier). Peut-être est-il optimiste de penser aujourd’hui que les réflexions épistémologiques et méthodologiques d’un penseur aussi rigoureux et subtil et cultivé que A. J. Greimas ont pu aider l’ethnocritique naissante à cadrer avec quelque pertinence son champ d’investigation et de problématisation. Mais les contributions du sémioticien des cultures et des littératures (genres, motifs, niveaux d’analyse, codages de l’oralité, etc.) présentaient pour une ethno-critique naissante l’intérêt de tracer par exemple les différences structurelles entre cultures ethno-sémiotiques (la praxis syncrétique, orale et communautaire) et cultures socio-sémiotiques (la logos plus analytique, écrit et individuel) et de viser à poser en termes différentiels (et non plus historiciste ou romantique) et relationnels l’appropriation de l’altérité culturelle relative de l’une par l’autre.
Dans le même temps, nous nous risquions à mettre un semblant d’ordre « pédagogique » dans la démarche proprement ethnocritique cette fois (ethnographie du contexte, ethnologie du texte, ethnocritique de l’opus, auto-ethnologie du lecteur) au risque de créer une intempestive doxa méthodologique et d’oublier que dans les cosmologies fictionnelles comme dans la langue « l’imaginaire n’est pas pur ; il ne fait qu’aller ». A charge d’aller en quelque façon à sa rencontre.