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« Le chapeau de l'arpenteur ». Polylogie, dialogie, hétérophonie 

« Le chapeau de l'arpenteur ». Polylogie, dialogie, hétérophonie 

Première publication dans À l'œuvre, l'œuvrier, sous la dir. de  Sophie Ménard et Jean-Marie Privat, Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, « EthnocritiqueS », 2017, p. 47-84.

 

Dans Esthétique et théorie du roman, Mikhaïl Bakhtine écrit : 

Nous appelons construction hybride – qui a une importance capitale pour le style du roman – un énoncé […] où se confondent deux perspectives sémantiques et sociologiques […]. Entre ces langages il n’existe du point de vue de la composition ou de la syntaxe, aucune frontière formelle. Le partage des voix et des langages se fait dans les limites d’un seul ensemble syntaxique, souvent dans une proposition simple (1978 : 125-126).

La Terre 1 (Zola, 1980) offre – dès son incipit – un très bel exemple des configurations discursives hybrides qui imbriquent subtilement un type manifeste de belligérance narrative, une forme latente de malaise anthropologique, un régime implicite de programmation interprétative. Cette complexité langagière est peut-être un gage d’approfondissement possible, en tout cas de spécification ethnocritique, des thèses bakhtiniennes. 

 

I – L’hétérogénéité culturelle dans la narration

Le narrateur zolien apparaît tout aussi omniscient et omnipuissant qu’unique – sur le plan formel. Mais sa voix n’est pas homogène pour autant. C’est au contraire un narrateur qui est manifestement clivé – tant l’hétérogénéité des cosmologies convoquées simultanément crée une sorte de cacophonie culturelle dans la fiction. On a même l’impression troublante que le récit impose par moments à son lecteur une sorte de droit de cuissage narratif par rapport à l’univers décrit. À titre d’exemple, je me propose d’analyser combien les marqueurs historiques et culturels d’espace et de temps 2 sont des marqueurs particulièrement intéressants d’une construction langagière qui à la fois bride, hybride et débride son univers imaginaire.

- Espace savant et perception indigène 

Observons d’abord le système de mesure des distances et quelques‑unes de ses dénominations. Dès les premières lignes, le texte combine le système ancien qui comptait en lieues3 et le système moderne qui calcule en kilomètres4 : 

Jean […] avait […] devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme […]. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d’octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour […] (T, 27‑28)5.

La suite du récit conjuguera pareillement les unités de superficie des propriétés foncières d’antan (l’arpent) et la métrologie décimale agricole moderne (l’hectare, l’are) :

Non, non, on respectera d’abord la terre des malheureux bougres qui se crèvent à cultiver quelques arpents... Et ce qu’on prendra seulement, ce sont les deux cents hectares des gros messieurs de votre espèce, qui font suer des serviteurs à leur gagner des écus...  (T, 402)6.

Les petites gens parlent en « arpent(s) », « demi-arpent » ou même « quart d’arpent », non seulement parce que c’est à la mesure de leur tout petit monde mais aussi parce que cette mesure agraire d’autrefois retentit des harmoniques dialogiques du monde paysan, son histoire politique et son imaginaire terrien. Tel paysan ne possède-t-il pas « vingt et un arpents, conquis en quatre siècles sur l’ancien domaine seigneurial » (T, 57) ? Telle vieille ne fait-elle pas vivre son mari paralytique « en cultivant elle-même, avec une obstination de bête de somme, l’unique arpent qu’ils possédaient » (T, 132) ? L’arpent – mot micromonde dirait Bakhtine (1984 : 338) – cristallise en effet l’ethos de cette toute petite paysannerie, à l’image de cette paysanne qui s’éreinte au travail mais qui, sur fond de solidarités de voisinage,

finissait par tirer un profit considérable de cet arpent, si bien que, chaque samedi, elle s’en allait au marché de Cloyes, pliant sous la charge de deux paniers énormes, sans compter les gros légumes, qu’un voisin lui emportait dans sa carriole (T, 150)7

Ainsi, si l’arpent est une unité de mesure à la fois purement conventionnelle et ancrée dans le coutumier, c’est que l’arpent est une façon de dire, une façon de faire et une façon d’être. En fait, ce rapport à la fois charnel et incorporé est tel que le paysan fait corps avec sa parcelle de terre nourricière : « Il avait […] huit arpents de labour, quatre de pré, environ deux et demi de vigne ; et il les garderait, on lui arracherait plutôt un membre ; jamais surtout il ne lâcherait la parcelle des Cornailles, au bord du chemin […] » (T, 221-222)8. Sauf, comme on verra, à croiser le chemin de l’arpenteur, qui lui incarne « la science de l’écriture et de la lecture » (T, 60). On retrouve cette même hétérophonie discursive et cette hybridation culturelle marquée quand dans une même phrase ou une même micro-séquence narrative les distances sont, tantôt précisément mesurées en mètres, tantôt signifiées approximativement par rapport à la position du semeur (ou du regardeur ?), enfin estimées en lieues (comme dans une perspective picturale à l’ancienne avec arrière-plan sfumato) : 

[…] on semait : il y avait un autre semeur à gauche, à trois cents mètres, un autre plus loin, vers la droite ; et d’autres, d’autres encore s’enfonçaient en face, dans la perspective fuyante des terrains plats. C’étaient de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces, qui se perdaient à des lieues (T, 29).

La situation géographique du territoire et de son parcours (un déplacement dans l’espace orienté selon les points cardinaux, objectifs, formels et universels de la cartographie), mais aussi l’étendue sensorielle du terroir parcouru et comme rythmé par les pas cadencés du semeur peuvent coexister dans la prose du roman : 

Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il jetait. Ses gros souliers trouaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadencé de son corps […]. Et toujours, et du même pas, avec le même geste, il allait au nord, il revenait au midi, enveloppé dans la poussière vivante du grain […] » (T, 27).

C’est bien parfois le corps au travail (le ventre, la main droite, la main gauche, les pas, la poignée, le geste technique, les souliers, le balancement, la cadence, le corps) dans un espace topographique toujours singulier qui est « l’opérateur pratique » de la subjectivation du point de vue (Bourdieu, 2000 : 80-82 et 323-325), in situ : « Lorsque Jean fut au bout du champ, il s’arrêta encore, jeta un coup d’œil en bas, le long du ruisseau l’Aigre, vif et clair à travers les herbages, et que suivait la route de Cloyes, sillonnée ce samedi-là par les carrioles des paysans allant au marché (T, 29). 

- … regarder sans voir 

On observe ainsi une rude belligérance des systèmes de références entre un narrateur qui géométrise et arithmétise le monde vu et le même narrateur qui soudainement privilégie le rapport hic et nunc du paysan laborieux à son propre univers. Cet univers connu est parcouru non comme un paysage mais comme un lieu de travail qui exige une certaine technique du corps (un savoir-faire cultural et masculin qui engage le corps tout entier) et suppose un habitus culturel incorporé, s’il est vrai que dans l’ethos paysan « le sillon » est la seule véritable unité d’action9 : « Jean […] remontait la pièce du midi au nord […]. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute » (T, 27). C’est ainsi que nous approchons la langue du récit dans « sa totalité concrète et vivante » (Bakhtine, 1970 : 211)10, culturelle et culturale, et jusqu’à sa cosmologie implicite avec ce semeur, silencieux et tout à sa tâche. En toute hypothèse, le discours du roman (sa stylisation littéraire) est bien « le lieu où se croisent, se rencontrent et se séparent des points de vue différents », l’espace narratif où se manifeste « le choc des points de vue sur le monde […] » (Bakhtine, 1984 : 301 ; Bakhtine, 1978 : 177)11

- Temps coutumier et calendrier agricole 

La disparité des régimes temporels est elle aussi très présente, encore une fois dès l’incipit de La Terre, jusqu’à de violentes turbulences entre cosmologies. On peut distinguer plusieurs types de temporalités personnelles ou collectives : temps commun et quotidien (« ce matin-là », « maintenant », « aujourd’hui », « ce samedi-là »), temps du travail saisonnier (« les semailles d’automne », « en cette saison », « on avait encore fumé en août »)12, temps de l’observation rurale et implicitement picturale (« un ciel couvert de la fin d’octobre »), temps des pratiques agronomiques (« les labours étaient prêts depuis longtemps »), temps du corps de travail (« en soufflant une minute »), temps long de l’histoire locale (« familles […] très vieilles », « ancien Dunois »), temps des prévisions agricoles (« les gelées prochaines »). Cet entremêlement d’échelles hétérogènes et de régimes composites du temps n’est certes ni inédit ni inattendu en régime réaliste-naturaliste. Toutefois le vocabulaire est souvent bi‑vocal ou même multi-vocal : 

Les labours étaient prêts depuis longtemps, profonds, nettoyés des herbes salissantes, bons à redonner du blé, après le trèfle et l’avoine de l’assolement triennal. Aussi la peur des gelées prochaines, menaçantes à la suite de ces déluges, faisait-elle se hâter les cultivateurs (T, 29).

On sent bien que des expressions sociolectales comme « bons à redonner du blé » ou même apparemment plus anodines comme « menaçantes à la suite de ces déluges » s’entendent comme des vérités d’expérience rustique et/ou comme des formulations empreintes d’un mythisme subliminal, entre temps concret, observé et opératoire et imaginaires des temps génésiques ou sacrificiels. Mais c’est bien la socialité des énoncés à propos du temps de la terre et de son mode proprement cultural d’exploitation – « assolement triennal » et « jachères » – qui manifeste les interrelations dialogiques (et économiques) les plus conflictuelles. On entend alors comment « les multiples résonances des voix sociales et leurs diverses liaisons et corrélations » (Bakhtine, 1978 : 88-89) composent un micro-dialogue et l’on perçoit combien dialogisme inter‑discursif (lui et eux) et intra‑discursif (lui et lui) se combinent dans la conscience langagière de tel ou tel personnage : 

Malgré ses idées sur les assolements, il [Hourdequin] avait dû adopter celui du pays, l’assolement triennal, sans jachères […]. C’était l’engourdissement mortel, inévitable, de la routine ; et si lui, progressiste, intelligent, se laissait envahir, qu’était-ce donc pour les petits propriétaires, têtes dures, hostiles aux nouveautés ? (T, 173).

D’autres énoncés terriens sont tout aussi « remplis des échos et des rapports d’autres énoncés auxquels ils sont reliés à l’intérieur d’une sphère commune de l’échange verbal » : ils les réfutent, les confirment, les complètent, les supposent connus, prennent appui sur eux, « comptent sur eux » au fond (Bakhtine, 1984 : 298). En d’autres termes, le romancier, loin de détruire « les micromondes socio-idéologiques […], les introduit dans son œuvre [...] et les contraint à servir un second maître » (Bakhtine, 1984 : 120). Ce maître d’œuvre est ici un styliste de l’hétérochronie doublé d’un dramaturge de la narration : 

Grosbois [l’arpenteur] hocha la tête, et une discussion s’engagea […]. Est-ce que les déplacements et les charrois ne devenaient pas ruineux, avec des lopins larges comme des mouchoirs ? Est-ce que c’était une culture, ces jardinets où l’on ne pouvait améliorer les assolements, ni employer les machines ? Non, la seule chose raisonnable était de s’entendre, de ne pas découper un champ ainsi qu’une galette, un vrai meurtre ! (T, 61‑62).

Ce dialogisme textuel et culturel13 conduit à considérer avec l’anthropologie historique et sociale combien en effet toute culture vivante est composite et à quel point toute société bricole inlassablement ses référents temporels et plus encore peut-être ses catégories de perception des espaces. D’où cet aspect de bric-à-brac qui tire le récit à hue et à dia – tant le roman semble pris dans des impératifs narratifs et descriptifs contradictoires. Mais sur un fond d’injonctions relativement contradictoires entre la quête d’une poétique du récit – « je veux faire le poème vivant de la terre » 14 – et une dramatisation socio-historique de la fiction, on peut lire aussi le symptôme verbal du nouement dialogique d’un malaise historique profond dans la civilisation paysanne, malaise entre deux mondes dont les cosmologies sont antagonistes et solidaires15. Ce désordre crée une sorte d’entropie narrative qui affecte le pacte de lecture, à moins qu’il ne l’indexe justement comme un signe programmatique des crises qui vont faire cahoter la fiction.

 

II – Un dialogisme polylogique 

On voit pourquoi nous avons pris soin jusqu’ici de tenir en lisière le mot si attendu de polyphonie (narrative et/ou culturelle), terme esthétisant et pacifiant, pour lui préférer le terme non moins bakhtinien toutefois d’hétérophonie. Selon nous, cette terminologie présente l’intérêt de mettre l’accent sur la pluralité des énonciations culturelles et sur les rapports de force symboliques (dissidence, soumission, insurrection, domination, etc.) qui les structurent. C’est sans doute d’autant plus pertinent que l’analyse porte sur des récits de coloration polémique, polémique cachée et/ou ouverte (Bakhtine, 1970 : 254‑257). Mais la conception bakhtinienne de l’angle dialogique (Bakhtine, 1970 : 139) sous lequel s’opposent, se juxtaposent ou s’amalgament ces socialités langagières est bien souvent allusive sur les systèmes sémio-symboliques en conflit.

- Une mutation anthropologique, comme une interminable déchirure 

Le conflit qui structure le roman paysan de Zola se noue sans aucun doute autour de l’héritage foncier et du partage des terres, sur fond d’échanges agricoles internationaux. Mais ces données domestiques, économiques et historiques trouvent toute leur violente densité culturelle dans la tension extrême de l’hégémonie sans partage (si j’ose dire) que le monde moderne de l’écrit tend à imposer à la société orale traditionnelle. C’est ce basculement dans la modernité que les historiens des mœurs ont d’ailleurs dépeint comme la fin de la civilisation des terroirs (Weber, 1983) et que plus spécifiquement encore les anthropologues de la culture et de l’alphabétisation/scolarisation de la France ont analysé comment le « passage d’une culture à l’autre », impératif processus d’acculturation, « lent, partiel, comme une interminable déchirure » (Furet et Ozouf, 1977 : 368 ; voir aussi Graff, 1979). Or, cette déchirure civilisationnelle 

a son origine dans la domination de la culture écrite, que la société et l’État acceptent, encouragent, cultivent comme un progrès très tôt dans notre histoire ; mais l’apprentissage et la pratique de cette culture reste très longtemps, et jusqu’à aujourd’hui, tout mêlé de communication orale. Pendant des siècles de lent déracinement, le paysan français a été un métis culturel. De sorte qu’il faudra un jour […] étudier derrière les chiffres […], l’histoire d’une mutation anthropologique (Furet et Ozouf, 1977 : 369).

C’est bien cette oppressante reconfiguration culturelle qui structure, dynamise et sémantise les résistances et les drames de notre récit. 

- Scripturalités agronomiques et oralités paysannes 

Chez les paysans beaucerons qui foulent la terre grasse et où les fouets claquent aux oreilles des chevaux, l’écrit est rare : 

Chez les Fouan, lorsque les deux frères furent entrés dans la salle, on se trouva au grand complet […]. Et, choses rares dans cette pièce enfumée, aux vieux meubles pauvres, aux quelques ustensiles mangés par les nettoyages, une feuille de papier blanc, un encrier et une plume étaient posés sur la table, à côté du chapeau de l’arpenteur […] (T, 87).

La maîtrise de l’écriture est souvent elle-même très précaire. Ainsi, quand le père Fouan dut signer chez le notaire, « sa main tremblait, si bien qu’on fut obligé de lui poser les doigts sur le papier, au bon endroit, pour qu’il y mit son nom, dans un pâté d’encre » (T, 358)16. Les conseillers municipaux des petits villages ne sont guère plus habiles : 

[…] chacun écrivait gauchement son bulletin, le nez sur le papier, les bras élargis, afin qu’on ne put lire. Puis, on procéda au vote de la moitié des dépenses, dans une petite boîte de bois blanc, pareille à un tronc d’église (T, 187).

Et même chez les plus jeunes, comme ce Victor parti au régiment, la plume est maladroite : 

« Mes chers parents, c’est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre, depuis un mois moins sept jours. Le pays n’est pas mauvais, si ce n’est que le vin est cher, car on doit y mettre jusqu’à seize sous le litre... » Et la lettre, dans ses quatre pages d’écriture appliquée, ne contenait guère autre chose. Le même détail revenait à l’infini, en phrases qui s’allongeaient (T, 250).

Les petits paysans beaucerons sont d’autant plus fâchés avec l’écrit qu’ils n’en perçoivent guère l’intérêt pour leurs propres affaires, tant s’en faut : 

Hourdequin […] depuis quelques années, tenait une comptabilité. Dans la Beauce, ils n’étaient pas trois à en faire autant, et les petits propriétaires, les paysans haussaient les épaules, ne comprenaient même pas (T, 179).

Cette distance sociale et culturelle se traduit parfois en une sorte de jacquerie symbolique contre des livres qui décriraient le pur bonheur de la vie à la campagne, saine et libre :

Est-ce que le livre se moquait d’eux ? L’argent seul était bon, et ils crevaient de misère […]. Le jeune homme se permit une réflexion sage. – Tout de même, ça irait mieux peut-être avec l’instruction... Si l’on était si malheureux autrefois, c’était qu’on ne savait pas. Aujourd’hui, on sait un peu, et ça va moins mal assurément. Alors, il faudrait savoir tout à fait, avoir des écoles pour apprendre à cultiver... 

Mais Fouan l’interrompit violemment, en vieillard obstiné dans la routine.

Fichez-nous donc la paix, avec votre science ! Plus on en sait, moins ça marche (T, 108).

Les gens de l’écrit, instituteur ou huissier par exemple17, d’autres encore, sont volontiers traités de « chieurs d’encre », quand la dérision n’est pas plus grotesque : 

Il regardait le papier, méditait une farce, quelque chose où il mettrait tout son mépris de l’écriture et de la loi. Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lâcha un dessus, épais et lourd, un de ceux dont il disait que le mortier était au bout. – Le v’là signé ! (T, 352)18.

Mais ces affronts sont aussi à la mesure du mépris que les transfuges culturels signifient au petit peuple des campagnes : 

À Rognes, tenez ! ils ont un instituteur, ce Lequeu, un gaillard échappé à la charrue, dévoré de rancune contre la terre qu’il a failli cultiver. Eh bien ! comment voulez-vous qu’il fasse aimer leur condition à ses élèves, lorsque tous les jours il les traite de sauvages, de brutes, et les renvoie au fumier paternel, avec le mépris d’un lettré ?... […] Il avait toujours été rude et grossier à l’égard des enfants […]. Mais ses emportements s’aggravaient, il s’était fait une vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l’oreille d’un coup de règle (T, 498).

D’ailleurs, le commerce de l’écrit rend fou ceux qui en font métier, comme ce Grosbois : 

L’arpenteur juré, un paysan de Magnolles, petit village voisin. Sa science de l’écriture et de la lecture l’avait perdu. Appelé d’Orgères à Beaugency pour l’arpentage des terres, il laissait sa femme conduire son propre bien, prenant dans ses continuelles courses de telles habitudes d’ivrognerie, qu’il ne dessoulait plus […]. Mais cela n’importait pas, plus il était ivre, et plus il voyait clair : jamais une erreur de mesure, jamais une addition fausse ! On l’écoutait et on l’honorait, car il avait une réputation de grande malignité (T, 60).

Cette distance à la fois subie et très critique à la culture des écrits est si marquée que dans les situations de grande légitimité sociale (et à la ville), ces mêmes paysans sont prisonniers d’une sorte de timidité fascinée et paralysante : 

Assis côte à côte, deux paysans, l’homme et la femme, attendaient, dans une immobilité et une patience pleines de respect. Tant de papiers, et surtout ces messieurs [les clercs de notaire] écrivant si vite, ces plumes craquant à la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idées d’argent et de procès (T, 40)19.

Les paysans (les paysannes âgées a fortiori) ne sont guère plus à l’aise avec la lecture, soit qu’ils dépendent d’un tiers pour leur faire la lecture précisément (même s’ils peuvent être – un court moment – béats d’admiration)20, soit qu’ils craignent quelque maléfice de ces grimoires de mots (Fabre, 1985) : 

Buteau s’était levé, et il marchait d’un bout à l’autre de l’étable, la face dure, d’un pas inquiet et songeur. Il n’avait plus parlé depuis la lecture, comme possédé par ce que le livre disait, ces histoires de la terre si rudement conquise […]. Tous avaient ainsi le cœur gros, cette lecture leur pesait peu à peu aux épaules, du poids pénible d’une histoire de revenants. Ils ne comprenaient pas toujours, cela redoublait leur malaise (T, 102).

C’est en effet dans ces maudits livres que leur sombre destin est écrit, comme prédit : « Tenez ! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah ! nom de Dieu ! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte ! » (T, 500). L’écrit est lié aux malheurs jusque dans l’imaginaire du récit qui prend ici ou là le mauvais goût d’une pourriture d’encre :

Les casiers dont les murs étaient garnis, les cartons verdâtres, cassés aux angles, débordant de dossiers jaunes, empoisonnaient la pièce d’une odeur d’encre gâtée et de vieux papiers mangés de poussière (T, 40).

Bref, le (vrai) monde des paysans zoliens, c’est l’oralité. L’oralité des analphabètes ou des illettrés21, l’oralité des contes et des veillées, la parole guérisseuse ou sorcière de la bonne femme, l’oralité des cloches et des silences aussi, l’oralité des jurons et des dictons, l’oralité des voix farceuses ou gueulardes, puissantes et « habituées au plein vent » (T, 36). C’est plus ordinairement l’oralité des rapports concrets au monde familier : 

Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s’en allait à plat, sans un buisson, aboutissant à la ferme, qu’on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur silence, ils n’ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité de cette Beauce, si triste et si féconde (T, 33‑34).

Mais c’est aussi bien sûr l’oralité des souffles du désir et du meuglement des taureaux qui « causent » (T, 27), l’oralité des braconniers et des vachères ou encore le cri du laboureur à son cheval. C’est l’oralité joyeuse de la communauté et quand le tambour a battu le ban de la vendange, « les phrases, scandées par le pas des chevaux, partaient à la volée dans l’air frais du matin » (T, 373). C’est souvent encore l’oralité de « la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre débat » (T, 37), l’oralité du geste joint à la parole et l’oralité aussi du « terrible vent du commérage » : 

Il y avait en bas, sur la route, à l’encoignure de l’école, une fontaine d’eau vive, où toutes les femmes descendaient prendre leur eau de table […]. À six heures, le soir, c’était là que se tenaient la gazette du pays : […] on s’y livrait à des commentaires sans fin sur ceux-ci qui avaient mangé de la viande, sur la fille à ceux-là grosse depuis la Chandeleur […] (T, 169).

C’est encore le curé de campagne qui « mange son latin » et où les Ite, missa est sont lancés comme des « coups de fouet » (T, 67). C’est un monde où les sobriquets moqueurs fusent et où les enfants « hurlent » aux trousses de ce pauvre Hilarion « à la bouche tordue par un bec‑de‑lièvre », où les grands coqs matineux sonnent le réveil, où les servantes délurées font des « roucoulements de colombe » et où les ânes sont savants : 

Soudain l’on aperçut l’âne, Gédéon, au milieu du potager, tondant gaillardement un plant de carottes. Du reste, cet âne, un gros âne, vigoureux, de couleur rousse, la grande croix grise sur l’échine, était un animal farceur, plein de malignité : il soulevait très bien les loquets avec sa bouche, il entrait chercher du pain dans la cuisine ; et, à la façon dont il remuait ses longues oreilles, quand on lui reprochait ses vices, on sentait qu’il comprenait (T, 149).

Mais la modernité, c’est l’écriture22. Et l’écriture, c’est le pouvoir. C’est le papier des contributions à verser et des actes de possession ou de dépossession foncières à signer. C’est le monde de l’administration et de ses archives, mais aussi de sa gestion en porte‑à‑faux avec la labilité du monde réel : 

Le percepteur se mit à rire. 

Si, chaque mois, vous chantez cet air-là ! Je vous ai déjà expliqué que votre revenu avait dû s’accroître avec vos plantations, sur votre ancien pré de l’Aigre. Nous nous basons là-dessus, nous autres ! 

Mais Buteau se débattit violemment. Ah ! oui, son revenu s’accroître ! C’était comme son pré, autrefois de soixante-dix ares, qui n’en avait plus que soixante‑huit, depuis que la rivière, en se déplaçant, lui en avait mangé deux : eh bien ! il payait toujours pour les soixante-dix, est-ce que c’était de la justice, ça ? M. Hardy répondit tranquillement que les questions cadastrales ne le regardaient pas, qu’il fallait attendre qu’on refît le cadastre (T, 360).

C’est l’instituteur (mal payé, mal logé), le notaire, l’huissier, l’arpenteur, le curé. Ce sont toutes ces écritures, saintes23 ou pas. Et bien sûr, dans l’univers de La Terre, l’écriture, c’est l’irruption de la science, de la science agronomique : 

Quant à l’emploi des machines, il paraissait impossible, pour les trop petites parcelles, qui avaient encore le défaut de nécessiter l’assolement triennal, dont la science proscrirait certainement l’usage, car il était illogique de demander deux céréales de suite, l’avoine et le blé […] (T, 176).

D’ailleurs, science, machines, progrès, capitaux, c’est tout un dans les discours des porte-parole de la modernité : 

« La lutte s’établit et s’aggrave entre la grande propriété et la petite... Les uns, comme moi, sont pour la grande, parce qu’elle paraît aller dans le sens même de la science et du progrès, avec l’emploi de plus en plus large des machines, avec le roulement des gros capitaux… » (T, 176)24.

L’écriture, c’est enfin la raison graphique en acte (Goody, 1979) :

Chez Hourdequin, chaque valet, chaque bête, chaque culture, chaque outil même, avait sa page, ses deux colonnes […]. La comptabilité seule établissait la situation […] (T, 179)25.

La raison calculatrice et plus largement la rationalité graphique (par définition, elles ne peuvent que chercher à refouler ou domestiquer la pensée orale) sont présentées par Lequeu, l’homme de l’institution de l’écrit, comme le modèle idéal de l’organisation scientifique du monde agricole, depuis la structuration quadrillée des espaces de culture jusqu’à la répartition strictement planifiée des biens, l’assignation dûment contrôlée des personnes, le service réglé des machines, la division technique du travail productif. La rationalité formelle, c’est l’écrit, et l’écrit, c’est la rentabilité maximale et l’exploitation optimale sans état d’âme de la terre que la science promet et promeut : 

Il parla, de la voix dont il aurait fait une leçon à ses élèves, des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines […] ; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer […], tout le travail fait par les machines […] ; des paysans qui sont des mécaniciens […] ; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu’elle discutait à l’amour et aux bras de l’homme (T, 501)26.

L’amour qui lie le paysan oral à la terre, le rapport physique (érotique et imaginaire) à un vallon, à un arpent, à un lieu-dit, à un pays serait ainsi voué à disparaître devant les miracles (américains)27 de l’impersonnelle science. Là-bas, les plaines immenses sont « vastes comme des royaumes ». Là-bas, il y a « des mers d’épis » à « donner deux récoltes ». Là-bas, une incroyable terre de Cocagne, une méthodique utopie concrète (autoritaire aussi) et un moderne mythe pagano-biblique : « Un paradis ! toute la science mise à se la couler douce ! la vraie jouissance enfin d’être vivant28 ! » (T, 404).

Mais pour l’heure, quoiqu’en dise Rimbaud29, pour l’immense petit peuple des campagnes, la modernité est loin d’être promesse de ré‑enchantement du monde. La modernité, c’est une mortelle diablerie30 : 

Hourdequin avait envoyé pour faner une coupe de luzerne qui pressait une faneuse mécanique d’un nouveau système […]. Le valet plaisantait la mécanique, avec trois paysans qu’il avait arrêtés au passage. 

Hein ! voilà un sabot !... Et ça casse l’herbe, ça l’empoisonne. Ma parole ! Il y a trois moutons déjà qui en sont morts. 

Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. 

Tout ça c’est des inventions du diable contre le pauvre monde… (T, 157-158).

Si bien que, dans un paradoxal retournement (et/ou une ultime aliénation ?), le corps du (vieux) travailleur se meurt de l’oisiveté, entre rejet et rebut. Et par-delà les clichés obligés sur les bienfaits d’un repos bien mérité – « le paradis pour sûr »… – c’est bien la mort qui rôde, inertie sexuelle, inertie sociale, inertie symbolique :

[…] Maintenant qu’on est des bourgeois, on n’a qu’à prendre du bon temps, du matin au soir. Lise voulut aussi être aimable pour son oncle. 

Et l’appétit marche, à ce que je vois ? 

Oh ! dit-il, ce n’est pas que j’aie faim... Seulement de manger un morceau ça occupe toujours, ça fait couler la journée. 

Il avait un air si morne, que Rose repartit en exclamation sur leur bonheur de ne plus travailler. Vrai ! ils avaient bien gagné ça, ce n’était pas trop tôt, de voir trimer les autres, en jouissant de ses rentes. Se lever tard, tourner ses pouces, se moquer du chaud et du froid, n’avoir pas un souci, ah ! ça les changeait rudement, ils étaient dans le paradis pour sûr. Lui-même, réveillé, s’excitait comme elle, renchérissait. Et, sous cette joie forcée, sous la fièvre de ce qu’ils disaient, on sentait l’ennui profond, le supplice de l’oisiveté torturant ces deux vieux, depuis que leurs bras, tout d’un coup inertes, se détraquaient dans le repos, pareils à d’antiques machines jetées aux ferrailles (T, 161)31.

 

III – Une culture polylogique 

En réalité, culture orale et culture écrite (et ses propres fables) s’interpénètrent dans cet univers rural en voie de mutation radicale, précipitée, conflictuelle. Nous prendrons trois exemples de cette polylogie culturelle, que nous définissons32 comme l’interpénétration d’une cosmologie à dominante orale et d’une cosmologie plus ou moins structurée par l’écrit33

- Un personnage polylogique 

Certains villageois ont certes été scolarisés dans leur prime jeunesse, mais ils ont fui l’école34 – « le fils à Bécu, âgé de onze ans, était un gaillard hâlé et solide déjà, aimant la terre, lâchant l’école pour le labour » (T, 76-77) – ou bien ils sont culturellement clivés, tel ce maître d’école, « fils de paysan, qui avait sucé la haine de sa classe avec l’instruction » (T, 77). Ou comme le garde champêtre, cocu invétéré, qui se doit de verbaliser les contrevenants pris sur le fait mais qui réclame « encre » et « plume » pour faire « le papier », et finit par une saoulerie domestique qui rend inoffensive une main inhabile à l’écriture même en temps ordinaires. Son fils, « tête ronde et inculte de petit sauvage » priapique, enfant de chœur à l’occasion et surtout « attaché à la terre comme un jeune chêne » (T, 253), se coupe l’index de la main droite pour échapper à la conscription35, n’usera que peu d’encre… 

Mais arrêtons-nous un instant sur Jean, le personnage focal de la description initiale. Ce Jean fut alphabétisé, médiocrement, dans sa prime jeunesse provençale :

Jadis, à Plassans, il tapait dur sur le bois, sans facilité pour apprendre, sachant tout juste lire, écrire et compter, très réfléchi pourtant, très laborieux, ayant la volonté de se créer une situation indépendante, en dehors de sa terrible famille (T, 119)36.

C’est pourtant à lui que l’on confie le soin de faire la lecture à haute voix lors des veillées beauceronnes – « un petit livre graisseux […] tombé de la balle d’un colporteur » par exemple – même si sa maîtrise de l’imprimé est en fait dépourvue d’aisance et d’expressivité : 

Jean avait pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit à lire, d’une voix blanche et ânonnante d’écolier qui ne tient pas compte de la ponctuation. Religieusement, on l’écouta (T, 99).

Jean est donc du côté de l’écrit – il lit les journaux – mais son déchiffrement est primaire, son oralisation sommaire. Et s’il se retrouve de facto en position d’intermédiaire culturel entre un monde de petits paysans largement illettrés et la littérature écrite urbaine, voire officielle, cette affiliation à la culture livresque le place en situation d’étranger culturel, doublement étranger même, car sa prime bibliothèque l’a conduit à une perception initiale fort idéalisée du monde réel : 

Il fut ravi d’abord, il goûta la campagne que les paysans ne voient pas, il la goûta à travers des restes de lectures sentimentales, des idées de simplicité, de vertu, de bonheur parfait, telles qu’on les trouve dans les petits contes moraux pour les enfants (T, 120).

Jean conjugue en fait plusieurs propriétés. Travailleur manuel de formation (menuisier), il acquiert très vite les qualités d’un bon ouvrier agricole :

En moins d’un an, l’ancien ouvrier devint un bon valet de ferme, charriant, labourant, semant, fauchant, dans cette paix de la terre, où il espérait contenter enfin son besoin de calme. C’était donc fini de scier et de raboter ! Et il paraissait né pour les champs, avec sa lenteur sage, son amour du travail réglé, ce tempérament de bœuf de labour qu’il tenait de sa mère (T, 404).

Mais « l’ancien ouvrier des villes », c’est aussi le soldat (malgré lui) devenu laboureur. On dirait que nolens volens, le troupier qui a fait la campagne d’Italie a incorporé la discipline militaire, un idéal d’alignement parfait et de droiture morale en toute circonstance doublé ici d’un assujettissement de l’animal à l’impeccable accomplissement de la tâche : 

Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse. 

– Dia hue ! hep ! 

Et Jean, de ses bras tendus veillait à la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu’on l’aurait dit tracé au cordeau ; tandis que son cheval, la tête basse, les pieds enfoncés dans la raie, tirait d’un train uniforme et continu (T, 403)37.

Et s’il advient un moment de fatigue ou si quelque pierre donne une secousse, alors Jean soulève un peu les mancherons « pour donner de l’aisance. » Mais le mal est fait : « Une légère déviation du sillon lui causa de l’humeur. Il tourna, s’appliqua davantage, en poussant son cheval. – Dia hue ! hep ! » (T, 404). Jean le bon laboureur est aussi un semeur exemplaire, exemplaire de régularité et de continuité, toujours du même pas et du même geste dans son « balancement cadencé ». Cette quête de la perfection inscrit évidemment le récit, dès l’incipit, dans un halo de sacralité. Jean le semeur inaugural – « Jean, ce matin-là […], dans la poussière vivante du grain » (T, 29) – fait en effet songer au divin semeur évangélique, entre parabole rustique et saintes Écritures. C’est ce même Jean qui plus tard, à l’occasion, sera écouté « religieusement » quand il lira à haute voix, à la veillée, sans se faire « prier » – fût-ce devant Jésus-Christ, l’un des personnages au grotesque carnavalesque les plus singuliers du récit38. Jean combine encore le mythe civique et agraire du soldat-laboureur dont l’imagerie populaire (bonapartiste) a fait un mythe politique (Puymège, 1993), ancré dans l’Antiquité (Cincinnatus) : « Au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d’une veste d’ordonnance, qu’il achevait d’user » (T, 27). Jean est ainsi à l’interface du monde du roman – à l’ouverture du récit, le prénom crée un effet de complicité narrative, presque d’interconnaissance avec le lecteur – et du monde des champs, cette communauté locale, orale et largement païenne qui le rejettera comme « étranger »39. Mais ce Jean, c’est aussi la figure/figuration inachevée de « l’homme du folklore, cet homme fort et dur au travail qui marche à grandes enjambées […] et œuvre dans les vastitudes de l’espace et du temps, grand par lui-même et vigoureux par lui‑même » (Bakhtine, 1978 : 293-297) : « Seul, en avant, il marchait, l’air grandi, […] enveloppé dans la poussière vivante du grain » (T, 27). Ce/cette geste épique se fond dans l’univers naturaliste de la fiction qu’il/elle colore d’un réalisme folklorique original sinon originel (Bakhtine, 1978 : 297).

- Le sillon de l’écriture 

La Terre, c’est le paysan et ses sillons, ces lignes régulières tracées sur le pagus de la page40. Le laboureur et le semeur tracent leurs lignes comme l’écrivain fait courir sa plume (et le lecteur son œil) sur les lignes horizontales et si régulières de son papier quadrillé, alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche41. Le lecteur et le scripteur sont comme Jean le semeur qui, comme on l’a vu, « arrivé au bout du sillon, […] leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute » (T, 27). La motivation descriptive ne saurait se réduire à une logique mimétique référentielle (lever les yeux, regarder, voir). La lisière agraire/scripturaire d’une séquence de travail compose en effet un véritable habitus de perception du monde. Quelques lignes plus loin seulement, c’est l’image du sillon qui dit cette fois le mouvement des charrettes sur la route du marché hebdomadaire : « la route de Cloyes, sillonnée […] par les carrioles des paysans allant au marché » (T, 29).

L’incipit du roman ne manque pas d’offrir une forme de coalescence de ces gestes du scripteur et de ces postures de l’agriculteur. L’écriture est en effet mimétique du geste du semeur, comme rythme du corps inscrit dans l’espace cadencé de la ligne manuscrite : 

Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il jetait (T, 27)42

La phrase mime en sa littéralité ponctuée et ternaire le geste du semeur et de ses pas réguliers (un geste – à la volée – il jetait) et laisse imaginer la courbe dynamique de la volée de blé43. Quelques lignes plus loin, un même procédé descriptif crée un effet d’horizon à perte de vue :

C’étaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s’étendait (T, 27).

On peut dire toutefois que la dominante de la prose zolienne est de styliser une perception more geometrico du travail des champs et du travail d’écriture (Piton‑Foucault, 2015). Certes, cette stylisation joue aussi de l’alternance entre formes strictement géométriques – « les grands carrés de labour » (T, 28) – et espaces culturaux plus labiles – « les nappes vertes des luzernes et des trèfles » (T, 28). Mais la modernité trace son sillon et esthétise la continuité linéaire et régulière du trait jusque dans son attention artiste à cette plaine immense,

ligne plate de l’horizon qui garde sa netteté de trait d’encre coupant un lavis, entre l’uniformité terreuse du vaste ciel et le déroulement sans bornes de la Beauce […] où les semeurs comme autant de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces se perdent dans les lointains (T, 39).

La modernité fraye aussi sa voie en imposant dès l’incipit son impeccable et implacable rationalité graphique aux accidents de terrain, à perte de vue sous « le jour ardoisé » :

Une route, la route de Châteaudun à Orléans, d’une blancheur de craie, s’en allait toute droite pendant quatre lieues, déroulant le défilé géométrique des poteaux du télégraphe. Et rien autre (T, 28)44.

La route rectiligne comme un tracé à la règle sur un tableau d’école et la modernité du télégraphe signifient une rupture (rupta, la route), voire une cassure dans l’ordre ancien des champs et des échanges. Ce désenclavement, plus subi qu’attendu par les villageois, est vécu par les plus démunis comme une blessure culturelle faite à leur univers presque autarcique, univers d’interconnaissances locales, univers familiers des chemins de campagne parcourus à pied le plus souvent et des étroits sentiers de traverse connus par cœur, par les bêtes mêmes45. Le projet d’une nouvelle route (un raccordement) soulève d’ailleurs les plus vives inquiétudes (la construction et l’entretien des routes sont vite associés aux corvées seigneuriales) et provoque les plus constantes résistances, les méfiances les plus tues : 

Le conseil [municipal] le connaissait bien, ce plan. Depuis des années, il traînait là. Mais ils ne s’en rapprochèrent pas moins tous, ils s’accoudèrent, songèrent une fois de plus. Le maire énumérait les avantages, pour Rognes : une pente douce permettant aux voitures de monter à l’église ; puis, deux lieues épargnées, sur la route actuelle de Châteaudun qui passait par Cloyes […]. On l’écoutait, les yeux restaient cloués sur le papier, sans qu’une bouche s’ouvrît (T, 185).

La route et « rien autre » en effet comme dit le texte, sinon « trois ou quatre moulins de bois […], les ailes immobiles » et au clocher de pierres grises d’une petite église presque perdue quelques « familles de corbeaux très vieilles » (T, 29). C’est d’ailleurs par la route que Jean quittera le pays, Jean qui n’est pas né natif de ce terroir. Ce Jean qui avait appris à si bien ensemencer/engrosser la terre : 

Une étoile filante se détacha, sillonna le ciel d’un vol de flamme, silencieuse […] ; et dès que Jean se fut engagé dans le sentier de traverse, il se rappela le champ qu’il avait ensemencé à cette place, quelques jours plus tôt : il regarda vers la gauche, il le reconnut, sous le suaire qui le couvrait. La couche était mince, d’une légèreté et d’une pureté d’hermine, dessinant les arêtes des sillons, laissant deviner les membres engourdis de la terre. Comme les semences devaient dormir ! quel bon repos dans ces flancs glacés, jusqu’au tiède matin, où le soleil du printemps les réveillerait à la vie ! (T, 112).

- Le retour subliminal d’une oralité folklorique 

La vie sans doute, la mort violente aussi, dans ce « pays d’abomination », où à en croire le curé ils sont « tous paillards et ivrognes, tous damnés, depuis qu’ils ne croyaient plus au diable […] et avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d’un maître vengeur » (T, 299). Le curé se trompe à vrai dire car si ses ouailles ne croient plus guère à son bon Dieu (ils craignent plutôt leur grand diable de Jésus-Christ qui, à l’heure triste du crépuscule, crie ses prophéties de ruine et de mort), ils n’en croient pas moins à la sorcellerie des plaines et des bocages, à ses merveilles comme à ses fatales pratiques : 

[…] la Sapin, une vieille de Magnolles [c’est le petit village voisin de l’arpenteur], était sorcière. Encore enceinte, merci ! […]. La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l’avait débarrassée […]. La Sapin enseignait une autre manière […]. Il n’avait qu’à prendre la femme en lui traçant trois signes de croix sur le ventre et en récitant un Ave à l’envers. Le petit, s’il y en avait un, s’en allait comme un vent. Buteau s’arrêta de rire, ils affectèrent de douter, mais l’antique crédulité passée dans les os de leur race, les secouait d’un frisson, car personne n’ignorait que la vieille de Magnolles [ce village, lui, nourrit un curé…] avait changé une vache en belette et ressuscité un mort. Ça devait être, puisqu’elle l’affirmait (T, 473).

Sur ce fond assumé de système de créance rustique46, le récit de Zola ensauvage allusivement la fiction. C’est par exemple Buteau qui, fou de rage, sème la terreur dans le village : 

Il passait sur les routes, debout à l’avant de sa voiture, au galop de son cheval, sans répondre, sans crier gare ; même on l’avait rencontré la nuit, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, revenant on ne savait d’où, du diable bien sûr. Un homme, qui s’était approché, avait reçu un grand coup de fouet (T, 423).

C’est Tronc, le valet de ferme, « cette grande bête à la chair d’enfant » et « au rut insolent », « sorte de géant, la peau blanche, le poil roux » (T, 214), tout de fausseté et de sournoiserie, lui qui blessé dans son honneur de mâle éconduit reviendra à la Borderie pour « foutre le feu ; et à trois endroits, dans la grange, dans l’écurie, dans la cuisine » (T, 549).

C’est encore l’imaginaire historique des jacqueries médiévales : 

Après quatre cents ans, le cri de douleur et de colère des Jacques, passant encore à travers les champs dévastés, va faire trembler les maîtres, au fond des châteaux […]. Et la vision ancienne galope, de grands diables demi-nus, en guenilles, fous de brutalité et de désirs, ruinant, exterminant, comme on les a ruinés et exterminés, violant à leur tour les femmes des autres ! (T, 104).

La mort rôde, la Mort (et les morts) aussi. C’est « la Grand’Mort, dont on voit le squelette géant dominer les temps anciens, rasant de sa faux le peuple triste et blême des campagnes » (T, 103). Ce sont, lors des veillées d’hiver dans l’étable, « les légendes de loups-garous, d’hommes changés en bêtes, sautant sur les épaules des passants attardés, les forçant à courir, jusqu’à la mort » (T, 94). C’est la jeune Palmyre qui se meurt en « un long soupir hurlé, pareil à la plainte de mort d’une bête qu’on égorge » (T, 273). C’est ce pauvre Fouan, « rayé du monde des vivants » avant l’heure, maintenant « mort, abandonné » : 

Il demeurait dans la cuisine vide, tout raide sous son drap, entre les deux mèches fumeuses et tristes. L’œil gauche, obstinément ouvert, regardait les vieilles solives du plafond (T, 139).

Ce sont ces villageois qui éternisent outre-tombe leurs haines et leurs violences : 

On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu’on s’exécrait. Et, dans ce cimetière ensoleillé, c’était, de cercueil à cercueil, sous la paix des herbes folles, une bataille farouche des vieux morts, sans trêve, la même bataille qui, parmi les tombes, heurtait ces vivants […] (T, 549)47.

Bref, on craint/respecte les morts à Rognes et dans les villages : « Un mort, faut jamais le laisser par terre, ce n’est pas bien » (T, 135)48. Mais ce qui rôde vraiment dans La Terre, c’est bien une forme de châtiment folklorique. Les transgressions sont innombrables et de tous ordres dans le roman. Intéressons-nous, pour l’exemple, aux heurs et malheurs de Hourdequin, le maître de la Borderie. Ce fermier embourgeoisé a fait très tôt l’école buissonnière ; il n’en tient pas moins un livre de compte à nul autre pareil et il investit dans les machines tant sa croyance en la mécanisation de l’agriculture est forte et raisonnée. Il mourra dans un guet-apens sordide au petit matin (il tombe dans une trappe ouverte par l’un de ses valets) et sa ferme partira bientôt en fumée. Hourdequin a multiplié les violations des règles sociales et symboliques. Comme frappé par le malheur domestique, Hourdequin perd brutalement sa première (et riche) femme, « en pleine moisson », puis sa fille l’automne suivant ; il se fâche aussi avec son fils qui ne reviendra à la Borderie que rarement, et pour l’humilier. Hourdequin, veuf, se met alors avec Jacqueline, une jeunesse – la miséreuse fille au père Cognet, le cantonnier ivrogne du pays. Le fermier, un « gros homme sanguin, violent et autoritaire » (Tpassim) qui possède deux cents hectares de terre et qui n’est pas insensible aux appâts sensuels de ladite Cognette à qui « on n’aurait pas donné quinze ans » (T, 116). En vrai « mâle despotique pour ses servantes », il entend disposer à sa guise de ce corps ancillaire de jouvencelle. Certes, la Cognette est une souillon, mais comme Cendrillon – le texte est transparent sur l’intertexte féérique49 –, elle pourrait/voudrait bien devenir princesse. Jacqueline ne sera-t-elle pas bientôt la maîtresse affichée de son maître ? Mais par tactique elle lui résiste, pour obtenir le mariage en bonne et due forme. L’obstacle, c’est la morte : 

Hourdequin était venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante […]. Malgré son pouvoir grandissant, elle s’était heurtée à de violents refus, chaque fois qu’elle avait tenté d’occuper, avec lui, la chambre de sa défunte femme, la chambre conjugale, qu’il défendait par un dernier respect […]. Elle comprenait bien qu’elle ne serait pas la vraie maîtresse, tant qu’elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chêne, drapé de cotonnade rouge (T, 113).

Le maître voudrait une jeune maîtresse, pas une femme qui serait la maîtresse (et traitresse envers la morte) : 

Hourdequin, dans la crise de ses cinquante-cinq ans, le bourgeois enrichi, devenu gros propriétaire, s’acoquinait […] de Jacqueline, comme on a le besoin du pain et de l’eau. Quand elle voulait être bien gentille, elle l’enlaçait d’une caresse de chatte, elle le gorgeait d’un dévergondage sans scrupule […]. La veille encore, il l’avait giflée, à la suite d’une scène qu’elle lui faisait, pour coucher dans le lit où était morte sa femme; et, toute la nuit, elle s’était refusée […] (T, 117-118).

Seule la présence symbolique de la morte retient encore le père et le veuf, jusqu’au jour où la tourterelle annonce son (faux) départ : 

Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu Mme Hourdequin […]. Lorsque la Cognette, en chemise, monta dans le lit conjugal, elle s’y étala, y écarta les bras et les cuisses, pour le tenir tout entier, riant de son rire de tourterelle. Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux épaules, la repoussa. Du moment que ça devenait sérieux, ça n’était pas propre (T, 130)50.

Le pays ne va plus cesser de « clabauder » contre ce remariage sauvage (sans rite) : 

Quand on pense que le maître la laisse coucher dans le lit de sa défunte et qu’elle a fini par l’amener à manger seul avec elle, comme si elle était sa vraie femme ! […] Une salope qui a trainé avec le dernier des cochons ! (T, 315).

En effet, désormais « il y a le feu à la Borderie ! » (T, 549). Le maître est à la fois cocu au vu et au su de tout le village et c’est la catin qui porte la culotte : 

Maintenant elle était la maîtresse absolue, couchant ouvertement dans la chambre conjugale, mangeant à part avec le maître, commandant, réglant les comptes, ayant les clefs de la caisse, si despotique, qu’il la consultait sur les décisions à prendre. Il déclinait, très vieilli, elle espérait bien vaincre ses révoltes dernières, l’amener au mariage […] (T, 469).

D’ailleurs, lorsque la Cognette abandonnera – in extremis – la ferme en proie aux flammes (où même les deux chiens du berger « l’exècrent ») et qu’elle sauvera sa peau tant bien que mal « en se cavalant en pleins champs » et en montrant son derrière et son devant : 

Des gens criaient : hou ! hou ! pour lui faire la conduite à cause qu’on ne l’aime guère... Il y a un vieux qui a dit : La v’là qui sort comme elle est entrée, avec une chemise sur le cul ! (T, 550).

Cette conduite est une huée charivarique (Le Goff et Schmitt : 1981), une protestation coutumière contre une union hautement transgressive : une forme marquée d’exogamie sociale (la mésalliance maître/servante), une rupture du tabou qui lie les vifs et les morts51, une manière aussi de double inceste symbolique (« un vieux chat et une jeune souris », comme résume la sagesse populaire, et latéralement sa jeune souris de fille, « délicate et charmante, sa grande tendresse, l’héritière de la Borderie » (T, 116), qui meurt soudainement, à vingt-quatre ans, en pleine jeunesse)52

Cette oralité vengeresse joue aussi le rôle de symptôme textuel d’un refoulé discursif, l’imaginaire zolien d’une mémoire culturelle longue où se doivent d’être sanctionnées les « conjonctions répréhensibles » et les unions interdites, autant de « ruptures d’un ordre à la fois sociologique et cosmologique » (Lévi-Strauss, 1964 : 292-294). Le texte avait beau clamer en effet que « les paysans ne comprenaient même pas que cette catin était leur vengeance, la revanche du village contre la ferme, du misérable ouvrier de la glèbe contre le bourgeois enrichi, devenu gros propriétaire » (T, 117), ce positivisme historique est violemment contesté in fine par le texte lui-même, et par son sous-texte (le désordre anthropologique53, sa dérision, sa punition). Mais le feu couvait depuis longtemps/toujours, à la vérité :

[…] tout jeune, élevé en elle [la terre], sa haine du collège, son désir de brûler ses livres n’étaient venus que de son habitude de la liberté, des belles galopades à travers les labours, des griseries de grand air, aux quatre vents de la plaine. Plus tard, quand il avait succédé à son père, il l’avait aimée en amoureux, son amour s’était muri, comme s’il l’eut prise dès lors en légitime mariage, pour la féconder. Et cette tendresse ne faisait que grandir […] (T, 127-128).

Le romancier dessine un authentique continuum entre la terre et la femme, la femme et la mère, la terre et la mère, un imaginaire textuel du corps à corps où « l’ondée de la semence sur les sillons ouverts » (T, 473) serait chez les semeurs comme « le coït de la terre ». Hourdequin finit par être hanté par cette pensée sauvage :

Il s’emportait bien des fois, lorsqu’elle [la/sa terre] se montrait mauvaise, lorsque, trop sèche ou trop humide, elle mangeait les semences, sans rendre des moissons ; puis, il doutait, il en arrivait à s’accuser de mâle impuissant ou maladroit : la faute en devait être à lui, s’il ne lui avait pas fait un enfant (T, 128).

Et à défaut de virilité (accomplie) et de fertilité génésique, le fermier fera encore corps avec sa passion, jusque dans une sorte d’accouplement chtonien post-mortem, si nécessaire :

C’était depuis cette époque que les nouvelles méthodes le hantaient, le lançaient dans les innovations, avec le regret d’avoir été un cancre au collège […]. Il y avait englouti sa fortune, la Borderie lui rapportait à peine de quoi manger du pain […]. N’importe ! il resterait le prisonnier de sa terre, il y enterrerait ses os, après l’avoir gardée pour femme, jusqu’au bout (T, 128)54.

Le récit, en sa mantique propre, signifie de diverses et multiples façons que la fin tragique est annoncée, comme prédite, fatale : 

Devant les paysans qui ricanaient de ses machines, qui souhaitaient la ruine de ce bourgeois assez audacieux pour tâter de leur métier, il s’obstina […], sans autre issue possible désormais que d’en sortir par un désastre (T, 179-180)55.

En fait, l’homme du décompte graphique du monde, ce monde que le fermier Hourdequin aimerait tant enclore dans des colonnes de mots et de chiffres, transgresse d’autres interdits. Il viole sa terre mère, il la viole doublement même. Il s’affranchit d’abord des règles élémentaires de la morale religieuse. En clair, il viole sans vergogne le devoir sacro-saint du repos dominical : 

Malgré le dimanche, il avait envoyé là, pour faner une coupe de luzerne qui pressait, une faneuse mécanique d’un nouveau système, achetée récemment. Et le valet, ne se méfiant pas, ne reconnaissant pas son maître, dans cette voiture inconnue, continuait à plaisanter la mécanique, avec trois paysans qu’il avait arrêtés au passage. 

– Hein ! disait-il, en voilà, un sabot !... Et ça casse l’herbe, ça l’empoisonne. Ma parole ! il y a trois moutons déjà qui en sont morts. 

Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. Un d’eux déclara : 

–Tout ça, c’est des inventions du diable contre le pauvre monde... […] 

– Ah bien ! ce qu’ils s’en foutent, les maîtres ? reprit le valet, en allongeant un coup de pied à la machine. Hue donc, carcasse ! (T, 179-180).

Cette désacralisation/sécularisation proche du sacrilège est comme redoublée par la diabolisation de la faucheuse, mécanique infernale aux yeux des paysans ordinaires qui vivent d’un rapport concret et direct à la terre. La machine est ainsi traitée/maltraitée comme une ennemie malfaisante et sans âme, comme un engin du diable à la fois funeste et inhumain, une œuvre de mort. Cette double irruption de la modernité (la profanation du dimanche et la mécanisation de l’agriculture) provoque, dans l’économie imaginaire du récit, un dérèglement extrême. Ainsi, alors que le vieux père Mouche avait fini par mourir dans sa pauvre demeure et que son « œil gauche, refermé trois fois d’un coup de pouce, s’obstinait à se rouvrir, et semblait regarder le monde » – id est les femmes du voisinage qui « causent à voix basse tout en jetant des regards obliques sur le mort » (T, 136) – éclate la colère du ciel/Ciel : 

La porte sur la cour était restée ouverte, un grand souffle entra, éteignit les lumières, à droite et à gauche du mort. Cela les terrifia toutes, et comme elles rallumaient les chandelles, le souffle de tempête revint, plus terrible, tandis qu’un hurlement prolongé montait, grandissait, des profondeurs noires de la campagne. On aurait dit le galop d’une armée dévastatrice qui approchait, au craquement des branches, au gémissement des champs éventrés. Elles avaient couru sur le seuil, elles virent une nuée de cuivre voler et se tordre dans le ciel livide. Et, soudain, il y eut un crépitement de mousquetterie, une pluie de balles s’abattait, cinglantes, rebondissantes, à leurs pieds. 

Alors, un cri leur échappa, un cri de ruine et de misère. 

La grêle ! la grêle ! (T, 136-137).

Même si le texte se garde de préciser si oui ou non le domaine de la Borderie est touchée (la petite ville administrative et commerçante de Cloyes est épargnée, elle) tout signifie et même sursignifie le malheur : « – C’est un malheur, un grand malheur... Il n’y a pas de plus grand malheur pour les campagnes... » (T, 141). Ce malheur présente toutes les caractéristiques d’une calamité céleste, nocturne, soudaine, brutale, dévastatrice, une sorte d’apocalypse guerrière moderne, impitoyable, fantastique et fantomatique, qui s’abat sur la campagne : 

Il n’y avait pas de coups de tonnerre ; mais de grands éclairs bleuâtres, incessants, semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore ; et la nuit n’était plus si sombre, les grêlons l’éclairaient de rayures pâles, innombrables, comme s’il fut tombé des jets de verre. Le bruit devenait assourdissant, une mitraillade, un train lancé à toute vapeur sur un pont de métal, roulant sans fin. Le vent soufflait en furie, les balles obliques sabraient tout, s’amassaient, couvraient le sol d’une couche blanche. 

La grêle, mon Dieu !... Ah ! quel malheur !... (T, 137).

Cet inouï et effrayant désordre cosmique (une Unheimliche cauchemardesque) est ainsi conduit par une agressive, obscure et sauvage armée au galop, une vraie Chasse sauvage :

Les chasses aériennes, connues dans toute l’Europe, sont en France même, l’objet d’un grand nombre de récit […]. Les personnages qui conduisent ces chasses sont des maudits […]. Chasse Hannequin, Chasse Hennequin, Mesnie Helquin ou Herlequin […], dans la croyance des paysans, les personnages qui prennent part à ces chasses expient des actes sacrilèges […]. Au pays de Retz par exemple, le conducteur de la chasse maudite est un seigneur qui chassait tous les dimanches pendant la grand’messe et ne tenait aucun compte des plaintes des paysans. Les paysans de Basse-Normandie croyaient vers 1840 que la chasse Annequin allait chercher ceux qui étaient sur le point de mourir […] (Sébillot, 1968 : 165-178)56

On voit comment Zola s’efforce d’actualiser ces croyances et ces légendes anciennes (mousquet, pluie de balles obliques, sillons de phosphore, jets de verre, mitraillade, train, pont de métal) et réussit à insuffler à son récit une sorte d’arrière-plan superstitieux. Ce dialogisme interne au texte (cet effet intra-dialogique) s’entend aussi comme une suggestion infra-dialogique quand sous Hourdequin on perçoit Herlequin… Même si le discours hétérodoxe des paysans semble les éloigner de toute créance astrale et démoniaque (à la mode chez les savants de l’époque), comme on a vu « […] l’idée du diable les faisait rire désormais, et ils avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d’un maître vengeur » (T, 299). Le trait le plus distinctif et le plus constant de cette furie – Dieu n’en peut mais – est bien le bruit assourdissant (hurlement, craquement, gémissement, crépitement, assourdissement), infernal vacarme (Belmont, 1981) suivi d’un silence de mort : 

Tout est fichu, un massacre ! 

C’était fini. On entendit le galop du désastre s’éloigner rapidement, et un silence de sépulcre tomba. Le ciel, derrière la nuée, était devenu d’un noir d’encre […], et sur le sol une nappe blanchissante [de grêlons] qui avait comme une lumière propre, la pâleur de millions de veilleuses, à l’infini […]. La Frimat […] croyait voir la campagne mitraillée, perdant le sang par ses blessures. […] Un chien hurlait à la mort, des femmes éclataient en larmes, comme au bord d’une fosse […]. Qu’avaient-ils fait pour être punis de la sorte ? […] Brusquement, la Grande ramassa des cailloux, les lança en l’air pour crever le ciel, qu’on ne distinguait pas. Et elle gueulait : 

Sacré cochon, là-haut ! (T, 139-140)57

 

IV – Un noir d’encre ? 

La coexistence de cosmologies rudement affrontées (culture orale, culture écrite), la coalescence de logiques symboliques hétérogènes (la fin d’un monde) souvent traversées elles-mêmes de tensions culturelles hétérophoniques (le retour du refoulé folklorique) conduisent parfois le récit au plus extrême de la pensée sauvage, à sa plus extrême originalité verbale et mentale aussi. Ce dialogisme culturel généralisé et ce labile intra‑dialogisme discursif propre au roman est toutefois à éclipses. Comme si l’écrivain était clivé par son cahier des charges naturaliste, comme si la « charge » naturaliste était à la fois la caricature et le fardeau. Comment en effet ne pas ressentir une déflation de l’imaginaire romanesque quand on lit par exemple la laborieuse clausule du récit, son positivisme étriqué, sa confondante pauvreté argumentative, son réalisme à trois sous et sa pseudo‑métaphysique voltairienne : 

de même que la gelée qui brûle les moissons, la grêle qui les hache, la foudre qui les verse, sont nécessaires peut-être, il est possible qu’il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu’est-ce que notre malheur pèse, dans la grande mécanique des étoiles et du soleil ? Il se moque bien de nous, le bon Dieu ! (T, 552).

Le romancier ne va pas donc au bout de l’imaginaire de sa fiction, recule manifestement devant l’ensauvagement poïétique de son propre récit, quitte à détourner maladroitement l’attention vers le hors-texte et l’allégorie de la guerre à venir : « C’était [l’incendie de la Borderie] la guerre passant dans la fumée, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre » (T, 552). Cet affadissement dans une philosophie au réalisme plat et béat – par exemple « la terre seule demeure l’immortelle, la mère d’où nous sortons et où nous retournons » (T, 552) ou encore « les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre » (T, 551) – n’est pas pris en charge par le narrateur qui en délègue trop facilement la responsabilité à son personnage : « longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean » (T, 552). Ce Jean, son modèle johannique en tout cas, était autrement inspiré58. Ces signes discursifs du « renoncement à un âge d’opulente et belle humanité » (Weber, 1964 : 223) sont peut‑être la trace d’un romantisme résigné qui – sur fond d’une industrialisation capitaliste tenue pour un processus irréversible vers la modernité – ne croit « ni à la possibilité réelle de restaurer les valeurs pré‑modernes, ni vraiment à celle d’une utopie future. »
(Löwy, 2012 : 65) 

Quant au lecteur, à cette tentation ultime de bouclage monologique du sens et de domestication dogmatique de son propre imaginaire textuel59, il pourra toujours préférer écouter de toutes ses « grandes oreilles échevelées » (T, 385) le récit dit/écrit de « la petite fille qu’une louve accompagna au galop pendant deux lieues, et qui fut mangée seulement à sa porte, lorsqu’elle tomba […] » (T, 94). Il pourra préférer être subjugué par « le zigzag frénétique » (T, 385) de l’âne Gédéon, sous la blancheur éclatante de la lune ou imaginer « par les chemins vides » le vieux Fouan à bout de souffle qui tient la « frêle main » du petit Jules en quête de nids et de mûres sauvages (T, 457). À moins qu’il ne préfère tout bonnement songer à l’improbable présence sur une pauvre table de cuisine d’un encrier d’arpenteur et d’un farcesque chapeau roux, aléatoire couvre-chef posé cul par-dessus tête :

[…] Une feuille de papier blanc, un encrier et une plume étaient posés sur la table, à côté du chapeau de l’arpenteur, un chapeau noir tourné au roux, monumental, qu’il trimballait depuis dix ans, sous la pluie et le soleil. La nuit tombait, l’étroite fenêtre donnait une dernière lueur boueuse, dans laquelle le chapeau prenait une importance extraordinaire, avec ses bords plats et sa forme d’urne […]. Il avait coupé la feuille de papier en trois ; puis, maintenant, sur chaque morceau, il écrivait un chiffre, 1, 2, 3, très appuyé, énorme […]. Les billets furent pliés lentement et jetés dans le chapeau […] (T, 87)60

  • 1. Les références à cette œuvre seront dorénavant indiquées à l’aide de la lettre T, suivies des numéros de page.
  • 2. Il n’est pas question ici des indices spatio-temporels du type devant/derrière ou avant/après et autres déictiques qu’analysent les grammairiens et les linguistes.
  • 3. « Lieue : Mesure de distance approximativement égale à quatre kilomètres, en vigueur avant l’adoption du système métrique et variable selon les régions ou les domaines dans lesquels elle était usitée » (Trésor de la langue française, <http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=30582654…;). Dans son Dictionnaire de la langue française (1872-1877), Littré définit la lieue comme « une mesure itinéraire qui ne représente pas une longueur toujours la même, et en place de laquelle on compte aujourd’hui officiellement par kilomètres. » Ainsi, dès le milieu du xixe siècle, la lieue connote un certain archaïsme culturel et langagier : « lieue de pays », « de poste », « de marine », « à plusieurs lieues à la ronde », « flairer quelqu’un d’une lieue », « être à mille lieues de s’imaginer que… », « tenir un discours long d’une lieue », sans oublier évidemment les féériques bottes de sept lieues
  • 4. Le système métrique fut légalisé une première fois le 18 germinal An iii (7 avril 1795). La mise en place légale définitive – sinon son acceptation généralisée et effective – relève de l’Article 3 de la loi du 14 juillet 1837, loi affichée dans toutes les villes et communes de France : « À partir du 1er janvier 1840, tous Poids et Mesures autres que les Poids et Mesures établis par les lois du 18 germinal an iii et 19 frimaire an viii, constitutives du système métrique décimal, seront interdits sous les peines portées par l’article 479 du Code pénal ». Sur les résistances à la normalisation métrologique étatique, scientifique et républicaine, voir Kula (1984 : 147-169), Dhombres (1993) et Méhaye (2006).
  • 5. Quand le romancier voudra donner une image (ethno-typique) de la socialité rurale traditionnelle, il fera allusion par exemple à « ce silence des paysans qui font des lieues côte à côte, sans échanger un mot » (T, 32). Il fera pareillement parler ses paysans, jeunes ou vieux, à l’ancienne : « – Dites donc, il y a cinq lieues de la Chamade à Cloyes » (T, 44). Les histoires locales, entre légendes et faits divers tragiques, sont elles aussi contées/comptées en lieues, bien sûr : « Les mêmes anecdotes se succédaient […], la petite fille qu’une louve accompagna au galop pendant deux lieues, et qui fut mangée seulement à sa porte, lorsqu’elle tomba […] » (T, 94).
  • 6. À la même époque, R. de Gourmont par exemple atteste de cet usage lexical traditionnel : « En Normandie le mot hectare est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primaires : là, comme sans doute dans les autres provinces, le champ du paysan s’évalue en acres, arpents, journaux, perches, toises, verges et vergées » (1889 : 53-54). Dans La Terre, il est même question de « vendre sa terre cent francs la perche à la commune » (T, 185), autre mesure d’espace d’un autre âge.
  • 7. Telle autre vieille femme – la mère Caca pour tout dire – « tire de moins d’un arpent pour elle et son homme, un vrai bien-être, même des douceurs […] » (T, 176).
  • 8. On pense au paysan de Balzac « qui rend le Code inapplicable […], ce rongeur qui morcelle et divise le sol, le partage, et coupe un arpent de terre en cent morceaux […], à leur amour pour la terre qu’ils partagent entre eux jusqu’à couper un sillon en deux parts […] » (Balzac, 1975 : 32 et 133).
  • 9. Le sillon se doit d’être parcouru « sans arrêt », « sans repos intermédiaire », tant par le laboureur que par le semeur. C’est un impératif moral : « Le repos n’intervient qu’à l’extrémité du champ » (Champier, 1956 : 209).
  • 10. Comme Bakhtine l’exprime en anthropologue du langagier, « la vie du mot [ce qu’ailleurs l’auteur désignera sous le terme d’énoncé], c’est de passer de bouche en bouche, d’un contexte à un autre contexte, d’un groupe social à un autre, d’une génération à une autre génération […]. Chaque membre du groupe parlant trouve d’avance le mot non point comme mot neutre de la langue, libre des aspirations et des jugements des autres, inhabité par la voix des autres. Il reçoit le mot par la voix d’un autre et rempli par la voix de l’autre » (Bakhtine, 1970 : 235).
  • 11. Il est amusant de noter ici cette image bakhtinienne pour décrire le dialogisme inter‑discursif : « Un énoncé, considéré dans l’échange verbal, est comme sillonné par des harmoniques dialogiques » (Bakhtine, 1984 : 301).
  • 12. Un peu comme dans les romans rustiques de Thomas Hardy (Verdier, 1995 : 78-132), selon R. Ripoll, « on peut reconnaître dans le plan du roman [La Terre] le cycle d’une année agricole : semailles d’automne dans la première partie, fenaison dans la deuxième, moisson dans la troisième, vendanges dans la quatrième, labours d’hiver et semailles de printemps dans la cinquième » (cité dans Zola, 2006 : 491).
  • 13. « La prose de l’art littéraire présuppose une sensibilité à la concrétion et à la relativité historique et sociale de la parole vivante […] » (Bakhtine, 1978 : 151).
  • 14. « J’entends rester artiste, écrivain, écrire le poème vivant de la terre : les saisons, les travaux des champs, les bêtes, la campagne entière » (Zola, Le Messager de l’Europe, juillet 1876 ; cité par Le Blond, 1937 : 18).
  • 15. Les liens entre rythmes naturels et organisation saisonnière du travail n’avaient pas échappé au romancier lors de sa visite des grosses fermes beauceronnes – « on se couche à 10 h, on se lève à trois ; c’est toujours le jour qui décide du travail » (Zola, 1986 : 587). On rencontre souvent dans le roman, à propos du travail solitaire ou collectif, des notations comme « de l’aube à la nuit », ou « jusqu’à la nuit » ou « dès trois heures du matin » ou « on se gavait de raisin depuis l’aube ». Le texte thématise volontiers ce cycle nycthéméral : « Le lever et le coucher du jour décidaient du travail : on secouait ses puces dès trois heures du matin, on retournait à la paille vers dix heures du soir » (T, 261). Le romancier de terrain note aussi l’usage des anciennes mesures agraires : « Le setier, correspondant de l’arpent. Et le cultivateur compte par setier, d’une façon spéciale. La terre est divisée en trois à peu près, un tiers de blé, un tiers de prairie, un tiers jachère : et c’est par la jachère qu’il compte. Quand il dit : “J’ai trois setiers de saison, cela veut dire : J’ai neuf setiers. Trois setiers de saison, neuf setiers de propriété” » (Zola, 1986 : 590). Dans le roman, le père Fouan par exemple est lui aussi explicitement capable de faire la conversion des setiers en hectares, si nécessaire : « J’ai dix-neuf setiers, ou neuf hectares et demi, comme on dit à cette heure […] » (T, 49).
  • 16. Dans La Terre, signer c’est, tôt ou tard, se déposséder soi-même. C’est aussi s’obliger, bon gré mal gré, à entrer dans la rigueur formelle de la culture écrite : « Tu as signé, tu dois payer au jour et à l’heure. » Quitte à ceux que les pauvres bougres qui ont signé chez le notaire – « c’était écrit, déposé à la justice » – se révoltent (en pure perte) : « Ils s’en fichaient bien, de la justice ! » (T, 233).
  • 17. La « haine de l’huissier », homme de l’écrit et du pouvoir, est sans limite parmi les villageois : « Le sieur Vimeux, un petit huissier minable […] se hasarda un soir à venir déposer au Château une signification de jugement. Vimeux était un bout d’homme très malpropre, un paquet de barbe jaune, d’où ne sortaient qu’un nez rouge et des yeux chassieux. Toujours vêtu en monsieur, un chapeau, une redingote, un pantalon noirs, abominables d’usure et de taches, il était célèbre dans le canton, pour les terribles raclées qu’il recevait des paysans, chaque fois qu’il se trouvait obligé d’instrumenter contre eux, loin de tout secours. Des légendes couraient, des gaules cassées sur ses épaules, des bains forcés au fond des mares, une galopade de deux kilomètres à coups de fourche, une fessée administrée par la mère et la fille, culotte bas » (T, 356).
  • 18. Les paysans à la fois redoutent le papier – le notaire se nomme Baillehache… – et le fétichisent. Soit ils le dissimulent, en vain (les titres de propriété du père Fouan finiront en cendres), soit ils l’oublient dans quelque tiroir, comme un « testament différé », jamais écrit : Françoise « avait, un samedi, rapporté de Cloyes une feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari […]. Puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s’être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche » (T, 465), vide, vierge, définitivement et tragiquement inutile. Il en va de même avec la Grande de quatre-vingt huit ans qui complique à plaisir son testament – histoire d’empoisonner [sic] post‑mortem les siens – et avec l’héritage de la ferme de La Borderie (le toponyme est un destin…) qui part aussi en fumée : « Comme il [Hourdequin] avait juré de déshériter son fils, dans le coup de sa colère, elle [Jacqueline] travaillait pour le décider à un testament en sa faveur ; et elle se croyait déjà propriétaire de la ferme, car elle lui en avait arraché la promesse, un soir, au lit » (T, 469).
  • 19. « Le notaire donna lecture du relevé des comptes. Tous l’écoutaient, les paupières battantes, anxieux de ne pas toujours comprendre, redoutant, s’ils laissaient passer un mot, que leur malheur ne fut dans ce mot » (T, 417). Quand le médecin Finet examine le vieux Fouan à l’agonie, « les yeux sur sa montre, il recompte les battements de pouls » et délivre une ordonnance. Buteau est alors « effrayé devant la page d’écriture » (T, 437), tout à la fois signe de dépense économique et de distance socio-symbolique.
  • 20. « – Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ça, pour finir la veillée ?... Caporal, vous devez très bien lire l’imprimé, vous. Il était allé chercher un petit livre graisseux, un de ces livres de propagande bonapartiste, dont l’empire avait inondé les campagnes. Celui-ci, tombé là de la balle d’un colporteur […], Les Malheurs et le Triomphe de Jacques Bonhomme » (T, 99).
  • 21. Chez Jésus-Christ, par exemple, « on déterra l’encre et une vieille plume rouillée […]. Le garde champêtre commença à chercher ses phrases […] » (T, 351).
  • 22. La rationalité instrumentale et quantifiée, la spécialisation scientifique et son prestige scriptural, la littérature agronomique et économique, bref le capitalisme agraire moderne, c’est nécessairement l’abolition à (court) terme des conditions traditionnelles des communautés paysannes (Furet et Ozouf, 1977 : 176-228 et 344-348).
  • 23. Véronique Cnockaert fait remarquer à quel point une précaire éducation scolaire et religieuse des jeunes paysans et paysannes les « délivrait » en quelque façon du « fatum des Écritures » (2016 : 287).
  • 24. Tel autre évoque « une culture en grand, avec beaucoup d’argent, des mécaniques, d’autres affaires encore, tout ce qu’il y a de mieux comme science » (T, 403).
  • 25. Le maître de la ferme de La Borderie est d’ailleurs « hanté » par les nouvelles méthodes agronomiques et il ne cesse de se lancer dans les innovations. Son seul regret est d’avoir été « un cancre à l’école » et de « n’avoir pas suivi les cours d’une de ces écoles de culture, dont son père et lui se moquaient » (T, 128). Il est le parfait exemple du rationalisme positiviste, et de ses illusions : « Le jour où, instruit enfin, il [le petit propriétaire] se déciderait à une culture rationnelle et scientifique, la production doublerait » (T, 174).
  • 26. Cette utopie de la taylorisation et du désenchantement productif du monde capitaliste paraît strictement organisée comme l’ordre disciplinaire décrit par Foucault pour la France d’autrefois : « tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois “dociles et utiles” » (1975 : 135-171). La vision d’une agriculture rationnellement capitaliste et financière (bancaire) le note expressément : les exécutants, les servants sont formés en « bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d’armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l’automne » (T, 500), comme des néo‑asservis. Nous faisons l’hypothèse que ces technologies sociales sont en affinité structurale et en homologie culturelle avec l’institution de l’ordre graphique lui-même (Privat, 2006 : 125-130).
  • 27. « Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l’y attache, ni famille, ni souvenir. Dès que son champ s’épuise, il va plus loin. Apprend-il qu’à trois cents lieues, on a découvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s’y installe. C’est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s’enrichit […] » (T, 502).
  • 28. Un certain Canon, personnage fugace, à la croisée des Encyclopédistes des Lumières et de l’éloge anarcho-syndicaliste de la paresse, prophétise un âge d’or.
  • 29. « La main à plume vaut la main à charrue » (« Mauvais sang », Une saison en enfer, 1873).
  • 30. Être à la hauteur des exigences du progrès agronomique ne va pas de soi quand on est médiocrement armé sur le plan intellectuel (et outillé sur le plan matériel) : « Maître Hourdequin qui s’était fait bien du mauvais sang avec les inventions nouvelles, n’avait pas tiré grand-chose de bon des machines, des engrais, de toute cette science si mal employée encore. » Le fermier le reconnaît lui-même, non sans une pointe d’humour acide contre la Science : « Un homme de progrès, un homme de progrès, répéta Hourdequin […], sans doute j’en suis un […]. Les machines, les engrais chimiques, toutes les méthodes nouvelles, voyez-vous, c’est très beau, c’est très bien raisonné et ça n’a qu’un inconvénient, celui de vous ruiner d’après la saine logique » (T, 396). Une personnalité politique éclairée fait poliment observer à Hourdequin son rapport naïf à la recherche agronomique savante : « Vous êtes un impatient, parce que vous exigez de la science des résultats immédiats, complets, parce que vous vous découragez des tâtonnements nécessaires, jusqu’à douter des vérités acquises et à tomber dans la négation de tout ! » (T, 396). Cette demi‑science lui sera fatale, à lui, aux siens et à ses biens.
  • 31. Le maître d’école qui connaît son monde paysan débat rudement avec l’apprenti révolutionnaire « à la voix éraillé du faubourien » et au scientisme prophétique : « Est-ce que vous croyez les gens d’ici plus bêtes que leurs veaux, à venir raconter que les alouettes leur tomberont rôties dans le bec... […]. Sous la rudesse de cette attaque, Canon […] chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol à l’État, la grande culture scientifique » (T, 500).
  • 32. Nous avons proposé de qualifier de polylogies des pratiques sociales et langagières qui combinent selon diverses configurations des traits caractéristiques de l’oralité et des marqueurs spécifiques à la culture écrite, soit des modes de coalescence du Logos de la raison graphique, et du logos de la parole vivante (Privat, 2014 et 2015).
  • 33. Autrement dit, si « le cosmos de l’ordre économique moderne » – « cette cage d’acier » dont parle si éloquemment Max Weber – c’est bien l’empire de l’arpentage scriptural du monde (physique et mental) ; et si dans un même mouvement la planification c’est la panification – « si je vous vends le pain cher, c’est l’industrie qui met la clef sous la porte » (T, 397) –, alors cosmos ou cosmologie sont ici cosmographie, cosmographie certes triomphante mais contestée (y compris, surtout peut-être, par l’imaginaire du récit). Weber ajoute d’ailleurs (en paraphrasant La Terre de Zola ?) : « Cet ordre est lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme – et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique […]. Il n’est pas jusqu’à l’humeur de la philosophie des Lumières, la riante héritière de cet esprit, qui ne semble définitivement s’altérer […]. Aux États-Unis, sur les lieux même de son paroxysme […] » (Weber, 1964 : 224-225).
  • 34. L’école où sévit Lequeu – c’est tout un symbole à la fois de supériorité et de piètre valorisation – est « une ancienne grange surélevée d’un étage, badigeonnée à la chaux » (T, 74).
  • 35. Le sévère régime de la conscription militaro-administrative et les bruyantes coutumes festives des conscrits de village (Bozon, 1981) constituent un cas de figure exemplaire de carambolage culturel. Ici, la tournée rituelle et la fanfaronnade, la farce et la noce jusqu’à plus soif ; ici, le tambour et l’homme tambour, le porte-drapeau et le drapeau, bientôt en loques ; ici encore les vociférations et les chants patriotiques rythmés à coups de poings sur les tables des gargotes. Jusqu’à cet écrit officiel arboré comme un insigne de carnaval par tel ou tel exempté du tirage au sort qui porte fièrement à son chapeau « un superbe 214, peinturluré de rouge et de bleu » (T, 492). Tout cet « affreux tapage » et cette « joie imbécile » jettent bien sûr hors de lui le maître d’école pris dans le tourbillon : « bougres de brutes ! murmura-t-il » (T, 498). Le narrateur semble toutefois hésiter entre une certaine stupéfaction admirative pour ce « chœur de sauvage » et une distance morale pour les « paris imbéciles » (il aurait pu dire les « défis ») que ne manquent pas de se lancer les jeunes conscrits gueulards et avinés. Le récit, outre la violence de l’amputation physique et symbolique du doigt pour échapper à la conscription, touche même à un certain pathétique de l’attachement culturel à une petite société d’interconnaissance (orale) : « Je [Delphin] suis comme un arbre qui crève quand on l’arrache... Et ils me prendraient, ils m’emmèneraient au diable, dans des endroits que je ne connais seulement pas ? Ah, non ! ah, non ! Nénesse, qui l’avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules. – On dit ça, puis on part tout de même... Y a les gendarmes. Sans répondre, Delphin s’était tourné et avait empoigné de la main gauche, contre le mur, une petite hache qui servait à fendre les buchettes. Ensuite, tranquillement, il posa l’index de sa main droite au bord de la table; et, d’un coup sec, le doigt sauta » (T, 495).
  • 36. « Jean […], un fort gaillard […] qui avait la froideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente […]. Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassa la tête, qu’il avait fort dure, pour y faire entrer un peu d’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite en apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d’autant plus méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ce que d’autres savaient en une heure » (Zola, 1981 : 121).
  • 37. Dans la cour de « la maison des Delhomme », agriculteurs pondérés et consciencieux, si les corps de bâtiments agricoles sont « irréguliers », « les tas de fumier » semblent « faits au cordeau » (T, 318), eux.
  • 38. Ce village est « sans religion » (les personnages les plus pieux sont tenanciers de maisons closes, à la ville) et l’abbé Godard pourra bien fulminer : « Je sais bien que vos vaches ont plus de religion que vous... Adieu ! et trempez-le dans la mare, pour le baptiser, votre enfant de sauvages ! » (T, 299).
  • 39. Jean finira pas penser de son côté qu’il n’a que trop vécu « au milieu de sauvages […], de vrais loups, lâchés au travers de la plaine […] » (T, 534).
  • 40. On sait que page et pays ont même étymologie : pagus (Melot, 2006 : 121-123). Curtius (1956 : 383‑389) a dressé un florilège des expressions métaphoriques plus ou moins filées qui comparent la culture des champs à l’écriture. On peut se reporter à l’image de la couverture de ce livre, image extraite d’Haudricourt et de J.‑Brunhes Delamarre (1986 : 280).
  • 41. Rousseau a savamment disserté sur cette question : « Les Grecs n’adoptèrent pas seulement les caractères des Phéniciens, mais même la direction de leurs lignes de droite à gauche. Ensuite ils s’avisèrent d’écrire par sillons, c’est-à-dire, en retournant de la gauche à la droite, puis de la droite à la gauche, alternativement. Enfin ils écrivirent, comme nous faisons aujourd’hui, en recommençant toutes les lignes de gauche à droite. Ce progrès n’a rien que de naturel : l’écriture par sillons est, sans contredit, la plus commode à lire. Je suis même étonné qu’elle ne se soit pas établie avec l’impression ; mais étant difficile à écrire à la main, elle dut s’abolir quand les manuscrits se multiplièrent » (1993 : 71-72).
  • 42. La volée du semeur est à la vérité – au-delà de sa beauté propre – un geste d’une très haute technicité, et doublement apprécié comme tel par les paysans.
  • 43. On lit déjà sous la plume du plus fameux agronome de la Renaissance, O. de Serres, cette rigueur (et cette variation pratique) dans la division de la terre à ensemencer : « En la Beauce et ailleurs, les terres sont divisées par grands sillons de cinq à six pas de large, enfermés au milieu de deux lignes parallèles […]. À l’entour de Montargis, par petits sillons de quatre à cinq raies » (2001 : 182).
  • 44. Zola donnera à comprendre plus loin combien l’impératif de la moderne communication (écrite) à distance – le télégraphe – impose son ordre à un paysage/pays qui n’a plus rien de naturel : « Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue » (T, 222). Lors du tirage au sort des conscrits, la télégraphie montre ses limites, du moins chez les petits paysans, entre information et rumeur : « Il était trois heures, et bien qu’on les attendît, au plus tôt, vers cinq heures, des renseignements déjà circulaient, venus de Cloyes on ne savait comment, par cette sorte de télégraphie aérienne qui vole de village en village. Le fils aux Briquet avait le numéro 13 : pas de chance ! Celui des Couillot était tombé sur le 206, un bon, pour sûr ! Mais on ne s’entendait pas sur les autres, les affirmations étaient contradictoires, ce qui portait au comble l’émotion » (T, 489).
  • 45. On retrouve de très suggestives descriptions dans Corbin (1998), Guillaumin (2013) ou Weber (1983).
  • 46. On pourrait multiplier les références à ces univers de croyances hétérodoxes, comme ce « grand apitoiement de ce que le curé était tombé le nez sur l’autel […], signe de mort prochaine pour les mariés » (T, 412-413), selon les femmes invitées à la noce d’une parente ou voisine. Il a d’ailleurs expédié ses fidèles « en coup de fouet »… (T, 78).
  • 47. La querelle infernale se poursuit : « Je t’ai trop quelque part pour m’inquiéter de savoir si tu pourris aux environs. Ce mépris acheva d’exaspérer Lengaigne. Il bégaya que, s’il claquait le dernier, il viendrait plutôt la nuit déterrer les os de Macqueron. On finissait par ne plus s’entendre, lorsque Buteau domina les voix, gueulant : – Oui, leurs os se retourneront dans la terre et se mangeront ! […] C’était bien ça, il l’avait dit : les os se retournaient dans la terre » (T, 549). On songe – non sans trouble – à la parole agro‑mystique des Psaumes (141.7) et à Jean lui-même – « comme quand on laboure et qu’on fend la terre, ainsi nos os sont dispersés à l’entrée du séjour des morts. »
  • 48. Il arrive que les enfants trop curieux des morts par exemple soient menacés d’être emportés par le croquemitaine ou son lieutenant : « – Jules, Laure, allons !... Et soyez sages, obéissez, où l’homme […] viendra vous prendre pour vous mettre aussi dans la terre » (T, 550).
  • 49. Cendrillon naturaliste, « elle aidait la servante, on l’employait à de basses besognes, à la vaisselle, au travail de la cour, au nettoyage des bêtes, ce qui achevait de la crotter, salie à plaisir. Pourtant, après la mort de la fermière, elle parut se décrasser un peu. Tous les valets la culbutaient dans la paille ; pas un homme ne venait à la ferme, sans lui passer sur le ventre ; et, un jour qu’elle l’accompagnait à la cave, le maître, dédaigneux jusque-là, voulut aussi goûter de ce laideron mal tenu ; mais elle se défendit furieusement, l’égratigna, le mordit, si bien qu’il fut obligé de la lâcher. Dès lors, sa fortune était faite. Elle résista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. De la cour, elle était sautée à la cuisine, servante en titre ; puis, elle engagea une gamine pour l’aider ; puis, tout à fait dame, elle eut une bonne qui la servit. Maintenant, de l’ancien petit torchon, s’était dégagée une fille très brune, l’air fin et joli, qui avait la gorge dure, les membres élastiques et forts […] » (T, 116-117).
  • 50. « Jacqueline l’aurait caché [Jean] au fond de la chambre conjugale, plutôt que de renoncer à son envie » (T, 471).
  • 51. « La phase la plus ancienne de l’histoire du charivari témoigne d’un phénomène extrêmement important : la présence des morts dans les sociétés de l’Europe préindustrielle. » (Ginzburg, 1981 : 139). Voir aussi Hell (1994).
  • 52. Le roman est plein de vieux pères qui désirent vivre la fin de leurs jours avec leurs filles ou leurs belles-filles. Et de frères et sœurs incestueux, bon gré mal gré : « Il fut question du malheur de Palmyre, que son frère Hilarion battait maintenant. Oui, cet innocent, cet infirme était devenu mauvais […]. Mais elle ne voulait pas qu’on s’en mêlât, elle renvoyait le monde, arrivant à l’apaiser, dans l’infinie tendresse qu’elle gardait pour lui. L’autre semaine, il y avait eu un scandale dont tout Rognes causait encore, une telle batterie, que les voisins étaient accourus et l’avaient trouvé se livrant sur elle à des abominations » (T, 231-232). Ou encore de petit-fils qui violente sa grand-mère : « Hilarion avait trop jeûné depuis la mort de sa sœur Palmyre, sa colère se tournait en une rage de mâle, n’ayant conscience ni de la parente ni de l’âge, à peine du sexe. La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognée, lui ouvrit le crâne, d’un coup » (T, 451).
  • 53. « Les sociétés rurales de l’Europe de l’Ouest n’assimilent pas le veuvage à la fin, à la rupture d’une alliance matrimoniale » (Karnoouh, 1981 : 38).
  • 54. On reconnaît la version naturaliste d’un topos romantique et national que, dans « Servitude du paysan », Michelet décrit magistralement : « Oui, l’homme fait la terre […]. Songeons que, des siècles durant, les générations ont mis là la sueur des vivants, les os des morts […]. Cette terre où l’homme a mis si longtemps […] son suc et sa substance, son effort, sa vertu, il sent bien que c’est une terre humaine, et il l’aime comme une personne » (1974 : 84).
  • 55. La ferme sera réduite en cendres, incendiée par vengeance : « Au loin, de la Borderie dévorée, ne montaient plus que de grandes fumées rousses, tourbillonnantes, qui jetaient des ombres de nuages au travers des labours, sur les semeurs épars » (T, 551).
  • 56. « La plupart des historiens et des folkloristes qui ont suivi jusque dans le folklore contemporain la tradition de la mesnie Hellequin et de la Chasse sauvage ont insisté sur sa très grande ancienneté » (Schmitt, 1994 : 122). Signalons par ailleurs que les sorciers beaucerons avaient réputation d’avoir de redoutables pouvoirs de « grêleurs »
    (Chapiseau, 1983 : 207‑208).
  • 57. Cette chasse maudite, ses hurlements et ses fouets, est à la fois latente et récurrente dans le roman, par exemple quand Buteau se plaît à contempler la Beauce, par « mauvais temps » : « Il y vit un violent orage, une nuée noire qui la [la Beauce] plomba d’un reflet livide, des éclairs rouges brûlant à la pointe des herbes, dans des éclats de foudre. Il y vit une trombe d’eau venir de plus de six lieues, d’abord un mince nuage fauve, tordu comme une corde, puis une masse hurlante accourant d’un galop de monstre puis, derrière, l’éventrement des récoltes, un sillage de trois kilomètres de largeur, tout piétiné, brisé, rasé […]. Il plaignait le désastre des autres avec des ricanements de joie intime […]. Il ne restait que les toitures de la Borderie, qui, à leur tour, furent submergées. Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu’une épave » (T, 223-224). Ou encore, lors du meurtre de Françoise : « Buteau avait saisi la main de Lise ; ils furent comme emportés, le long de la route déserte. Le ciel bas et sombre semblait leur tomber sur le crâne ; leur galop faisait derrière eux un bruit de foule, lancée à leur poursuite ; et ils couraient par la plaine vide et rase, lui ballonné dans sa blouse, elle échevelée, son bonnet au poing, tous les deux […] grondant comme des bêtes traquées : – Elle est morte, nom de Dieu !... » (T, 479).
  • 58. « En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean, 12, 24).
  • 59. L’idéologie (bourgeoise ou petite bourgeoise) est ainsi tout autant travaillée par le texte que le texte n’est travaillée par cette même idéologie. Cette dialectique relativise l’idée que dans ces opérations de « dévoilement » (politique) tout écrivain garderait « en quelque sorte le contrôle du retour du refoulé » (Bourdieu, 1992 : 60) ou que le « disparate » d’un (grand) texte serait le seul produit d’un effet de juxtapositions discursives et de glissando narratif (Macherey, 2014 : 240‑276). C’est à l’aune de ces approches critiques aux présupposés monologiques qu’on éprouve l’apport heuristique du dialogisme bakhtinien.
  • 60. On connaît la suite : « – L’acte est prêt […]. Les numéros des lots sont restés en blanc, à la suite de vos noms… Nous allons donc tirer ça, et le notaire n’aura plus qu’à les inscrire, pour que vous puissiez, samedi, signer l’acte chez lui […]. Personne ne bougea. La nuit augmentait, le chapeau semblait grandir dans cette ombre » (T, 87-88). On reconnaît la version naturaliste de l’intertexte shakespearien : « – Qu’on me donne la carte ! (On déploie une carte devant le roi.) Sachez que nous avons divisé en trois parts notre royaume […]. Cornouailles, notre fils, et vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la ferme volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir dès à présent tout débat futur » (Shakespeare, 1872 : 67).

Première publication dans À l'œuvre, l'œuvrier, sous la dir. de  Sophie Ménard et Jean-Marie Privat, Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, « EthnocritiqueS », 2017, p. 47-84.

 

Dans Esthétique et théorie du roman, Mikhaïl Bakhtine écrit : 

Nous appelons construction hybride – qui a une importance capitale pour le style du roman – un énoncé […] où se confondent deux perspectives sémantiques et sociologiques […]. Entre ces langages il n’existe du point de vue de la composition ou de la syntaxe, aucune frontière formelle. Le partage des voix et des langages se fait dans les limites d’un seul ensemble syntaxique, souvent dans une proposition simple (1978 : 125-126).

La Terre 1 (Zola, 1980) offre – dès son incipit – un très bel exemple des configurations discursives hybrides qui imbriquent subtilement un type manifeste de belligérance narrative, une forme latente de malaise anthropologique, un régime implicite de programmation interprétative. Cette complexité langagière est peut-être un gage d’approfondissement possible, en tout cas de spécification ethnocritique, des thèses bakhtiniennes. 

 

I – L’hétérogénéité culturelle dans la narration

Le narrateur zolien apparaît tout aussi omniscient et omnipuissant qu’unique – sur le plan formel. Mais sa voix n’est pas homogène pour autant. C’est au contraire un narrateur qui est manifestement clivé – tant l’hétérogénéité des cosmologies convoquées simultanément crée une sorte de cacophonie culturelle dans la fiction. On a même l’impression troublante que le récit impose par moments à son lecteur une sorte de droit de cuissage narratif par rapport à l’univers décrit. À titre d’exemple, je me propose d’analyser combien les marqueurs historiques et culturels d’espace et de temps 2 sont des marqueurs particulièrement intéressants d’une construction langagière qui à la fois bride, hybride et débride son univers imaginaire.

- Espace savant et perception indigène 

Observons d’abord le système de mesure des distances et quelques‑unes de ses dénominations. Dès les premières lignes, le texte combine le système ancien qui comptait en lieues3 et le système moderne qui calcule en kilomètres4 : 

Jean […] avait […] devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme […]. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d’octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour […] (T, 27‑28)5.

La suite du récit conjuguera pareillement les unités de superficie des propriétés foncières d’antan (l’arpent) et la métrologie décimale agricole moderne (l’hectare, l’are) :

Non, non, on respectera d’abord la terre des malheureux bougres qui se crèvent à cultiver quelques arpents... Et ce qu’on prendra seulement, ce sont les deux cents hectares des gros messieurs de votre espèce, qui font suer des serviteurs à leur gagner des écus...  (T, 402)6.

Les petites gens parlent en « arpent(s) », « demi-arpent » ou même « quart d’arpent », non seulement parce que c’est à la mesure de leur tout petit monde mais aussi parce que cette mesure agraire d’autrefois retentit des harmoniques dialogiques du monde paysan, son histoire politique et son imaginaire terrien. Tel paysan ne possède-t-il pas « vingt et un arpents, conquis en quatre siècles sur l’ancien domaine seigneurial » (T, 57) ? Telle vieille ne fait-elle pas vivre son mari paralytique « en cultivant elle-même, avec une obstination de bête de somme, l’unique arpent qu’ils possédaient » (T, 132) ? L’arpent – mot micromonde dirait Bakhtine (1984 : 338) – cristallise en effet l’ethos de cette toute petite paysannerie, à l’image de cette paysanne qui s’éreinte au travail mais qui, sur fond de solidarités de voisinage,

finissait par tirer un profit considérable de cet arpent, si bien que, chaque samedi, elle s’en allait au marché de Cloyes, pliant sous la charge de deux paniers énormes, sans compter les gros légumes, qu’un voisin lui emportait dans sa carriole (T, 150)7

Ainsi, si l’arpent est une unité de mesure à la fois purement conventionnelle et ancrée dans le coutumier, c’est que l’arpent est une façon de dire, une façon de faire et une façon d’être. En fait, ce rapport à la fois charnel et incorporé est tel que le paysan fait corps avec sa parcelle de terre nourricière : « Il avait […] huit arpents de labour, quatre de pré, environ deux et demi de vigne ; et il les garderait, on lui arracherait plutôt un membre ; jamais surtout il ne lâcherait la parcelle des Cornailles, au bord du chemin […] » (T, 221-222)8. Sauf, comme on verra, à croiser le chemin de l’arpenteur, qui lui incarne « la science de l’écriture et de la lecture » (T, 60). On retrouve cette même hétérophonie discursive et cette hybridation culturelle marquée quand dans une même phrase ou une même micro-séquence narrative les distances sont, tantôt précisément mesurées en mètres, tantôt signifiées approximativement par rapport à la position du semeur (ou du regardeur ?), enfin estimées en lieues (comme dans une perspective picturale à l’ancienne avec arrière-plan sfumato) : 

[…] on semait : il y avait un autre semeur à gauche, à trois cents mètres, un autre plus loin, vers la droite ; et d’autres, d’autres encore s’enfonçaient en face, dans la perspective fuyante des terrains plats. C’étaient de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces, qui se perdaient à des lieues (T, 29).

La situation géographique du territoire et de son parcours (un déplacement dans l’espace orienté selon les points cardinaux, objectifs, formels et universels de la cartographie), mais aussi l’étendue sensorielle du terroir parcouru et comme rythmé par les pas cadencés du semeur peuvent coexister dans la prose du roman : 

Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il jetait. Ses gros souliers trouaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadencé de son corps […]. Et toujours, et du même pas, avec le même geste, il allait au nord, il revenait au midi, enveloppé dans la poussière vivante du grain […] » (T, 27).

C’est bien parfois le corps au travail (le ventre, la main droite, la main gauche, les pas, la poignée, le geste technique, les souliers, le balancement, la cadence, le corps) dans un espace topographique toujours singulier qui est « l’opérateur pratique » de la subjectivation du point de vue (Bourdieu, 2000 : 80-82 et 323-325), in situ : « Lorsque Jean fut au bout du champ, il s’arrêta encore, jeta un coup d’œil en bas, le long du ruisseau l’Aigre, vif et clair à travers les herbages, et que suivait la route de Cloyes, sillonnée ce samedi-là par les carrioles des paysans allant au marché (T, 29). 

- … regarder sans voir 

On observe ainsi une rude belligérance des systèmes de références entre un narrateur qui géométrise et arithmétise le monde vu et le même narrateur qui soudainement privilégie le rapport hic et nunc du paysan laborieux à son propre univers. Cet univers connu est parcouru non comme un paysage mais comme un lieu de travail qui exige une certaine technique du corps (un savoir-faire cultural et masculin qui engage le corps tout entier) et suppose un habitus culturel incorporé, s’il est vrai que dans l’ethos paysan « le sillon » est la seule véritable unité d’action9 : « Jean […] remontait la pièce du midi au nord […]. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute » (T, 27). C’est ainsi que nous approchons la langue du récit dans « sa totalité concrète et vivante » (Bakhtine, 1970 : 211)10, culturelle et culturale, et jusqu’à sa cosmologie implicite avec ce semeur, silencieux et tout à sa tâche. En toute hypothèse, le discours du roman (sa stylisation littéraire) est bien « le lieu où se croisent, se rencontrent et se séparent des points de vue différents », l’espace narratif où se manifeste « le choc des points de vue sur le monde […] » (Bakhtine, 1984 : 301 ; Bakhtine, 1978 : 177)11

- Temps coutumier et calendrier agricole 

La disparité des régimes temporels est elle aussi très présente, encore une fois dès l’incipit de La Terre, jusqu’à de violentes turbulences entre cosmologies. On peut distinguer plusieurs types de temporalités personnelles ou collectives : temps commun et quotidien (« ce matin-là », « maintenant », « aujourd’hui », « ce samedi-là »), temps du travail saisonnier (« les semailles d’automne », « en cette saison », « on avait encore fumé en août »)12, temps de l’observation rurale et implicitement picturale (« un ciel couvert de la fin d’octobre »), temps des pratiques agronomiques (« les labours étaient prêts depuis longtemps »), temps du corps de travail (« en soufflant une minute »), temps long de l’histoire locale (« familles […] très vieilles », « ancien Dunois »), temps des prévisions agricoles (« les gelées prochaines »). Cet entremêlement d’échelles hétérogènes et de régimes composites du temps n’est certes ni inédit ni inattendu en régime réaliste-naturaliste. Toutefois le vocabulaire est souvent bi‑vocal ou même multi-vocal : 

Les labours étaient prêts depuis longtemps, profonds, nettoyés des herbes salissantes, bons à redonner du blé, après le trèfle et l’avoine de l’assolement triennal. Aussi la peur des gelées prochaines, menaçantes à la suite de ces déluges, faisait-elle se hâter les cultivateurs (T, 29).

On sent bien que des expressions sociolectales comme « bons à redonner du blé » ou même apparemment plus anodines comme « menaçantes à la suite de ces déluges » s’entendent comme des vérités d’expérience rustique et/ou comme des formulations empreintes d’un mythisme subliminal, entre temps concret, observé et opératoire et imaginaires des temps génésiques ou sacrificiels. Mais c’est bien la socialité des énoncés à propos du temps de la terre et de son mode proprement cultural d’exploitation – « assolement triennal » et « jachères » – qui manifeste les interrelations dialogiques (et économiques) les plus conflictuelles. On entend alors comment « les multiples résonances des voix sociales et leurs diverses liaisons et corrélations » (Bakhtine, 1978 : 88-89) composent un micro-dialogue et l’on perçoit combien dialogisme inter‑discursif (lui et eux) et intra‑discursif (lui et lui) se combinent dans la conscience langagière de tel ou tel personnage : 

Malgré ses idées sur les assolements, il [Hourdequin] avait dû adopter celui du pays, l’assolement triennal, sans jachères […]. C’était l’engourdissement mortel, inévitable, de la routine ; et si lui, progressiste, intelligent, se laissait envahir, qu’était-ce donc pour les petits propriétaires, têtes dures, hostiles aux nouveautés ? (T, 173).

D’autres énoncés terriens sont tout aussi « remplis des échos et des rapports d’autres énoncés auxquels ils sont reliés à l’intérieur d’une sphère commune de l’échange verbal » : ils les réfutent, les confirment, les complètent, les supposent connus, prennent appui sur eux, « comptent sur eux » au fond (Bakhtine, 1984 : 298). En d’autres termes, le romancier, loin de détruire « les micromondes socio-idéologiques […], les introduit dans son œuvre [...] et les contraint à servir un second maître » (Bakhtine, 1984 : 120). Ce maître d’œuvre est ici un styliste de l’hétérochronie doublé d’un dramaturge de la narration : 

Grosbois [l’arpenteur] hocha la tête, et une discussion s’engagea […]. Est-ce que les déplacements et les charrois ne devenaient pas ruineux, avec des lopins larges comme des mouchoirs ? Est-ce que c’était une culture, ces jardinets où l’on ne pouvait améliorer les assolements, ni employer les machines ? Non, la seule chose raisonnable était de s’entendre, de ne pas découper un champ ainsi qu’une galette, un vrai meurtre ! (T, 61‑62).

Ce dialogisme textuel et culturel13 conduit à considérer avec l’anthropologie historique et sociale combien en effet toute culture vivante est composite et à quel point toute société bricole inlassablement ses référents temporels et plus encore peut-être ses catégories de perception des espaces. D’où cet aspect de bric-à-brac qui tire le récit à hue et à dia – tant le roman semble pris dans des impératifs narratifs et descriptifs contradictoires. Mais sur un fond d’injonctions relativement contradictoires entre la quête d’une poétique du récit – « je veux faire le poème vivant de la terre » 14 – et une dramatisation socio-historique de la fiction, on peut lire aussi le symptôme verbal du nouement dialogique d’un malaise historique profond dans la civilisation paysanne, malaise entre deux mondes dont les cosmologies sont antagonistes et solidaires15. Ce désordre crée une sorte d’entropie narrative qui affecte le pacte de lecture, à moins qu’il ne l’indexe justement comme un signe programmatique des crises qui vont faire cahoter la fiction.

 

II – Un dialogisme polylogique 

On voit pourquoi nous avons pris soin jusqu’ici de tenir en lisière le mot si attendu de polyphonie (narrative et/ou culturelle), terme esthétisant et pacifiant, pour lui préférer le terme non moins bakhtinien toutefois d’hétérophonie. Selon nous, cette terminologie présente l’intérêt de mettre l’accent sur la pluralité des énonciations culturelles et sur les rapports de force symboliques (dissidence, soumission, insurrection, domination, etc.) qui les structurent. C’est sans doute d’autant plus pertinent que l’analyse porte sur des récits de coloration polémique, polémique cachée et/ou ouverte (Bakhtine, 1970 : 254‑257). Mais la conception bakhtinienne de l’angle dialogique (Bakhtine, 1970 : 139) sous lequel s’opposent, se juxtaposent ou s’amalgament ces socialités langagières est bien souvent allusive sur les systèmes sémio-symboliques en conflit.

- Une mutation anthropologique, comme une interminable déchirure 

Le conflit qui structure le roman paysan de Zola se noue sans aucun doute autour de l’héritage foncier et du partage des terres, sur fond d’échanges agricoles internationaux. Mais ces données domestiques, économiques et historiques trouvent toute leur violente densité culturelle dans la tension extrême de l’hégémonie sans partage (si j’ose dire) que le monde moderne de l’écrit tend à imposer à la société orale traditionnelle. C’est ce basculement dans la modernité que les historiens des mœurs ont d’ailleurs dépeint comme la fin de la civilisation des terroirs (Weber, 1983) et que plus spécifiquement encore les anthropologues de la culture et de l’alphabétisation/scolarisation de la France ont analysé comment le « passage d’une culture à l’autre », impératif processus d’acculturation, « lent, partiel, comme une interminable déchirure » (Furet et Ozouf, 1977 : 368 ; voir aussi Graff, 1979). Or, cette déchirure civilisationnelle 

a son origine dans la domination de la culture écrite, que la société et l’État acceptent, encouragent, cultivent comme un progrès très tôt dans notre histoire ; mais l’apprentissage et la pratique de cette culture reste très longtemps, et jusqu’à aujourd’hui, tout mêlé de communication orale. Pendant des siècles de lent déracinement, le paysan français a été un métis culturel. De sorte qu’il faudra un jour […] étudier derrière les chiffres […], l’histoire d’une mutation anthropologique (Furet et Ozouf, 1977 : 369).

C’est bien cette oppressante reconfiguration culturelle qui structure, dynamise et sémantise les résistances et les drames de notre récit. 

- Scripturalités agronomiques et oralités paysannes 

Chez les paysans beaucerons qui foulent la terre grasse et où les fouets claquent aux oreilles des chevaux, l’écrit est rare : 

Chez les Fouan, lorsque les deux frères furent entrés dans la salle, on se trouva au grand complet […]. Et, choses rares dans cette pièce enfumée, aux vieux meubles pauvres, aux quelques ustensiles mangés par les nettoyages, une feuille de papier blanc, un encrier et une plume étaient posés sur la table, à côté du chapeau de l’arpenteur […] (T, 87).

La maîtrise de l’écriture est souvent elle-même très précaire. Ainsi, quand le père Fouan dut signer chez le notaire, « sa main tremblait, si bien qu’on fut obligé de lui poser les doigts sur le papier, au bon endroit, pour qu’il y mit son nom, dans un pâté d’encre » (T, 358)16. Les conseillers municipaux des petits villages ne sont guère plus habiles : 

[…] chacun écrivait gauchement son bulletin, le nez sur le papier, les bras élargis, afin qu’on ne put lire. Puis, on procéda au vote de la moitié des dépenses, dans une petite boîte de bois blanc, pareille à un tronc d’église (T, 187).

Et même chez les plus jeunes, comme ce Victor parti au régiment, la plume est maladroite : 

« Mes chers parents, c’est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre, depuis un mois moins sept jours. Le pays n’est pas mauvais, si ce n’est que le vin est cher, car on doit y mettre jusqu’à seize sous le litre... » Et la lettre, dans ses quatre pages d’écriture appliquée, ne contenait guère autre chose. Le même détail revenait à l’infini, en phrases qui s’allongeaient (T, 250).

Les petits paysans beaucerons sont d’autant plus fâchés avec l’écrit qu’ils n’en perçoivent guère l’intérêt pour leurs propres affaires, tant s’en faut : 

Hourdequin […] depuis quelques années, tenait une comptabilité. Dans la Beauce, ils n’étaient pas trois à en faire autant, et les petits propriétaires, les paysans haussaient les épaules, ne comprenaient même pas (T, 179).

Cette distance sociale et culturelle se traduit parfois en une sorte de jacquerie symbolique contre des livres qui décriraient le pur bonheur de la vie à la campagne, saine et libre :

Est-ce que le livre se moquait d’eux ? L’argent seul était bon, et ils crevaient de misère […]. Le jeune homme se permit une réflexion sage. – Tout de même, ça irait mieux peut-être avec l’instruction... Si l’on était si malheureux autrefois, c’était qu’on ne savait pas. Aujourd’hui, on sait un peu, et ça va moins mal assurément. Alors, il faudrait savoir tout à fait, avoir des écoles pour apprendre à cultiver... 

Mais Fouan l’interrompit violemment, en vieillard obstiné dans la routine.

Fichez-nous donc la paix, avec votre science ! Plus on en sait, moins ça marche (T, 108).

Les gens de l’écrit, instituteur ou huissier par exemple17, d’autres encore, sont volontiers traités de « chieurs d’encre », quand la dérision n’est pas plus grotesque : 

Il regardait le papier, méditait une farce, quelque chose où il mettrait tout son mépris de l’écriture et de la loi. Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lâcha un dessus, épais et lourd, un de ceux dont il disait que le mortier était au bout. – Le v’là signé ! (T, 352)18.

Mais ces affronts sont aussi à la mesure du mépris que les transfuges culturels signifient au petit peuple des campagnes : 

À Rognes, tenez ! ils ont un instituteur, ce Lequeu, un gaillard échappé à la charrue, dévoré de rancune contre la terre qu’il a failli cultiver. Eh bien ! comment voulez-vous qu’il fasse aimer leur condition à ses élèves, lorsque tous les jours il les traite de sauvages, de brutes, et les renvoie au fumier paternel, avec le mépris d’un lettré ?... […] Il avait toujours été rude et grossier à l’égard des enfants […]. Mais ses emportements s’aggravaient, il s’était fait une vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l’oreille d’un coup de règle (T, 498).

D’ailleurs, le commerce de l’écrit rend fou ceux qui en font métier, comme ce Grosbois : 

L’arpenteur juré, un paysan de Magnolles, petit village voisin. Sa science de l’écriture et de la lecture l’avait perdu. Appelé d’Orgères à Beaugency pour l’arpentage des terres, il laissait sa femme conduire son propre bien, prenant dans ses continuelles courses de telles habitudes d’ivrognerie, qu’il ne dessoulait plus […]. Mais cela n’importait pas, plus il était ivre, et plus il voyait clair : jamais une erreur de mesure, jamais une addition fausse ! On l’écoutait et on l’honorait, car il avait une réputation de grande malignité (T, 60).

Cette distance à la fois subie et très critique à la culture des écrits est si marquée que dans les situations de grande légitimité sociale (et à la ville), ces mêmes paysans sont prisonniers d’une sorte de timidité fascinée et paralysante : 

Assis côte à côte, deux paysans, l’homme et la femme, attendaient, dans une immobilité et une patience pleines de respect. Tant de papiers, et surtout ces messieurs [les clercs de notaire] écrivant si vite, ces plumes craquant à la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idées d’argent et de procès (T, 40)19.

Les paysans (les paysannes âgées a fortiori) ne sont guère plus à l’aise avec la lecture, soit qu’ils dépendent d’un tiers pour leur faire la lecture précisément (même s’ils peuvent être – un court moment – béats d’admiration)20, soit qu’ils craignent quelque maléfice de ces grimoires de mots (Fabre, 1985) : 

Buteau s’était levé, et il marchait d’un bout à l’autre de l’étable, la face dure, d’un pas inquiet et songeur. Il n’avait plus parlé depuis la lecture, comme possédé par ce que le livre disait, ces histoires de la terre si rudement conquise […]. Tous avaient ainsi le cœur gros, cette lecture leur pesait peu à peu aux épaules, du poids pénible d’une histoire de revenants. Ils ne comprenaient pas toujours, cela redoublait leur malaise (T, 102).

C’est en effet dans ces maudits livres que leur sombre destin est écrit, comme prédit : « Tenez ! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah ! nom de Dieu ! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte ! » (T, 500). L’écrit est lié aux malheurs jusque dans l’imaginaire du récit qui prend ici ou là le mauvais goût d’une pourriture d’encre :

Les casiers dont les murs étaient garnis, les cartons verdâtres, cassés aux angles, débordant de dossiers jaunes, empoisonnaient la pièce d’une odeur d’encre gâtée et de vieux papiers mangés de poussière (T, 40).

Bref, le (vrai) monde des paysans zoliens, c’est l’oralité. L’oralité des analphabètes ou des illettrés21, l’oralité des contes et des veillées, la parole guérisseuse ou sorcière de la bonne femme, l’oralité des cloches et des silences aussi, l’oralité des jurons et des dictons, l’oralité des voix farceuses ou gueulardes, puissantes et « habituées au plein vent » (T, 36). C’est plus ordinairement l’oralité des rapports concrets au monde familier : 

Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s’en allait à plat, sans un buisson, aboutissant à la ferme, qu’on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur silence, ils n’ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité de cette Beauce, si triste et si féconde (T, 33‑34).

Mais c’est aussi bien sûr l’oralité des souffles du désir et du meuglement des taureaux qui « causent » (T, 27), l’oralité des braconniers et des vachères ou encore le cri du laboureur à son cheval. C’est l’oralité joyeuse de la communauté et quand le tambour a battu le ban de la vendange, « les phrases, scandées par le pas des chevaux, partaient à la volée dans l’air frais du matin » (T, 373). C’est souvent encore l’oralité de « la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre débat » (T, 37), l’oralité du geste joint à la parole et l’oralité aussi du « terrible vent du commérage » : 

Il y avait en bas, sur la route, à l’encoignure de l’école, une fontaine d’eau vive, où toutes les femmes descendaient prendre leur eau de table […]. À six heures, le soir, c’était là que se tenaient la gazette du pays : […] on s’y livrait à des commentaires sans fin sur ceux-ci qui avaient mangé de la viande, sur la fille à ceux-là grosse depuis la Chandeleur […] (T, 169).

C’est encore le curé de campagne qui « mange son latin » et où les Ite, missa est sont lancés comme des « coups de fouet » (T, 67). C’est un monde où les sobriquets moqueurs fusent et où les enfants « hurlent » aux trousses de ce pauvre Hilarion « à la bouche tordue par un bec‑de‑lièvre », où les grands coqs matineux sonnent le réveil, où les servantes délurées font des « roucoulements de colombe » et où les ânes sont savants : 

Soudain l’on aperçut l’âne, Gédéon, au milieu du potager, tondant gaillardement un plant de carottes. Du reste, cet âne, un gros âne, vigoureux, de couleur rousse, la grande croix grise sur l’échine, était un animal farceur, plein de malignité : il soulevait très bien les loquets avec sa bouche, il entrait chercher du pain dans la cuisine ; et, à la façon dont il remuait ses longues oreilles, quand on lui reprochait ses vices, on sentait qu’il comprenait (T, 149).

Mais la modernité, c’est l’écriture22. Et l’écriture, c’est le pouvoir. C’est le papier des contributions à verser et des actes de possession ou de dépossession foncières à signer. C’est le monde de l’administration et de ses archives, mais aussi de sa gestion en porte‑à‑faux avec la labilité du monde réel : 

Le percepteur se mit à rire. 

Si, chaque mois, vous chantez cet air-là ! Je vous ai déjà expliqué que votre revenu avait dû s’accroître avec vos plantations, sur votre ancien pré de l’Aigre. Nous nous basons là-dessus, nous autres ! 

Mais Buteau se débattit violemment. Ah ! oui, son revenu s’accroître ! C’était comme son pré, autrefois de soixante-dix ares, qui n’en avait plus que soixante‑huit, depuis que la rivière, en se déplaçant, lui en avait mangé deux : eh bien ! il payait toujours pour les soixante-dix, est-ce que c’était de la justice, ça ? M. Hardy répondit tranquillement que les questions cadastrales ne le regardaient pas, qu’il fallait attendre qu’on refît le cadastre (T, 360).

C’est l’instituteur (mal payé, mal logé), le notaire, l’huissier, l’arpenteur, le curé. Ce sont toutes ces écritures, saintes23 ou pas. Et bien sûr, dans l’univers de La Terre, l’écriture, c’est l’irruption de la science, de la science agronomique : 

Quant à l’emploi des machines, il paraissait impossible, pour les trop petites parcelles, qui avaient encore le défaut de nécessiter l’assolement triennal, dont la science proscrirait certainement l’usage, car il était illogique de demander deux céréales de suite, l’avoine et le blé […] (T, 176).

D’ailleurs, science, machines, progrès, capitaux, c’est tout un dans les discours des porte-parole de la modernité : 

« La lutte s’établit et s’aggrave entre la grande propriété et la petite... Les uns, comme moi, sont pour la grande, parce qu’elle paraît aller dans le sens même de la science et du progrès, avec l’emploi de plus en plus large des machines, avec le roulement des gros capitaux… » (T, 176)24.

L’écriture, c’est enfin la raison graphique en acte (Goody, 1979) :

Chez Hourdequin, chaque valet, chaque bête, chaque culture, chaque outil même, avait sa page, ses deux colonnes […]. La comptabilité seule établissait la situation […] (T, 179)25.

La raison calculatrice et plus largement la rationalité graphique (par définition, elles ne peuvent que chercher à refouler ou domestiquer la pensée orale) sont présentées par Lequeu, l’homme de l’institution de l’écrit, comme le modèle idéal de l’organisation scientifique du monde agricole, depuis la structuration quadrillée des espaces de culture jusqu’à la répartition strictement planifiée des biens, l’assignation dûment contrôlée des personnes, le service réglé des machines, la division technique du travail productif. La rationalité formelle, c’est l’écrit, et l’écrit, c’est la rentabilité maximale et l’exploitation optimale sans état d’âme de la terre que la science promet et promeut : 

Il parla, de la voix dont il aurait fait une leçon à ses élèves, des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines […] ; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer […], tout le travail fait par les machines […] ; des paysans qui sont des mécaniciens […] ; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu’elle discutait à l’amour et aux bras de l’homme (T, 501)26.

L’amour qui lie le paysan oral à la terre, le rapport physique (érotique et imaginaire) à un vallon, à un arpent, à un lieu-dit, à un pays serait ainsi voué à disparaître devant les miracles (américains)27 de l’impersonnelle science. Là-bas, les plaines immenses sont « vastes comme des royaumes ». Là-bas, il y a « des mers d’épis » à « donner deux récoltes ». Là-bas, une incroyable terre de Cocagne, une méthodique utopie concrète (autoritaire aussi) et un moderne mythe pagano-biblique : « Un paradis ! toute la science mise à se la couler douce ! la vraie jouissance enfin d’être vivant28 ! » (T, 404).

Mais pour l’heure, quoiqu’en dise Rimbaud29, pour l’immense petit peuple des campagnes, la modernité est loin d’être promesse de ré‑enchantement du monde. La modernité, c’est une mortelle diablerie30 : 

Hourdequin avait envoyé pour faner une coupe de luzerne qui pressait une faneuse mécanique d’un nouveau système […]. Le valet plaisantait la mécanique, avec trois paysans qu’il avait arrêtés au passage. 

Hein ! voilà un sabot !... Et ça casse l’herbe, ça l’empoisonne. Ma parole ! Il y a trois moutons déjà qui en sont morts. 

Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. 

Tout ça c’est des inventions du diable contre le pauvre monde… (T, 157-158).

Si bien que, dans un paradoxal retournement (et/ou une ultime aliénation ?), le corps du (vieux) travailleur se meurt de l’oisiveté, entre rejet et rebut. Et par-delà les clichés obligés sur les bienfaits d’un repos bien mérité – « le paradis pour sûr »… – c’est bien la mort qui rôde, inertie sexuelle, inertie sociale, inertie symbolique :

[…] Maintenant qu’on est des bourgeois, on n’a qu’à prendre du bon temps, du matin au soir. Lise voulut aussi être aimable pour son oncle. 

Et l’appétit marche, à ce que je vois ? 

Oh ! dit-il, ce n’est pas que j’aie faim... Seulement de manger un morceau ça occupe toujours, ça fait couler la journée. 

Il avait un air si morne, que Rose repartit en exclamation sur leur bonheur de ne plus travailler. Vrai ! ils avaient bien gagné ça, ce n’était pas trop tôt, de voir trimer les autres, en jouissant de ses rentes. Se lever tard, tourner ses pouces, se moquer du chaud et du froid, n’avoir pas un souci, ah ! ça les changeait rudement, ils étaient dans le paradis pour sûr. Lui-même, réveillé, s’excitait comme elle, renchérissait. Et, sous cette joie forcée, sous la fièvre de ce qu’ils disaient, on sentait l’ennui profond, le supplice de l’oisiveté torturant ces deux vieux, depuis que leurs bras, tout d’un coup inertes, se détraquaient dans le repos, pareils à d’antiques machines jetées aux ferrailles (T, 161)31.

 

III – Une culture polylogique 

En réalité, culture orale et culture écrite (et ses propres fables) s’interpénètrent dans cet univers rural en voie de mutation radicale, précipitée, conflictuelle. Nous prendrons trois exemples de cette polylogie culturelle, que nous définissons32 comme l’interpénétration d’une cosmologie à dominante orale et d’une cosmologie plus ou moins structurée par l’écrit33

- Un personnage polylogique 

Certains villageois ont certes été scolarisés dans leur prime jeunesse, mais ils ont fui l’école34 – « le fils à Bécu, âgé de onze ans, était un gaillard hâlé et solide déjà, aimant la terre, lâchant l’école pour le labour » (T, 76-77) – ou bien ils sont culturellement clivés, tel ce maître d’école, « fils de paysan, qui avait sucé la haine de sa classe avec l’instruction » (T, 77). Ou comme le garde champêtre, cocu invétéré, qui se doit de verbaliser les contrevenants pris sur le fait mais qui réclame « encre » et « plume » pour faire « le papier », et finit par une saoulerie domestique qui rend inoffensive une main inhabile à l’écriture même en temps ordinaires. Son fils, « tête ronde et inculte de petit sauvage » priapique, enfant de chœur à l’occasion et surtout « attaché à la terre comme un jeune chêne » (T, 253), se coupe l’index de la main droite pour échapper à la conscription35, n’usera que peu d’encre… 

Mais arrêtons-nous un instant sur Jean, le personnage focal de la description initiale. Ce Jean fut alphabétisé, médiocrement, dans sa prime jeunesse provençale :

Jadis, à Plassans, il tapait dur sur le bois, sans facilité pour apprendre, sachant tout juste lire, écrire et compter, très réfléchi pourtant, très laborieux, ayant la volonté de se créer une situation indépendante, en dehors de sa terrible famille (T, 119)36.

C’est pourtant à lui que l’on confie le soin de faire la lecture à haute voix lors des veillées beauceronnes – « un petit livre graisseux […] tombé de la balle d’un colporteur » par exemple – même si sa maîtrise de l’imprimé est en fait dépourvue d’aisance et d’expressivité : 

Jean avait pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit à lire, d’une voix blanche et ânonnante d’écolier qui ne tient pas compte de la ponctuation. Religieusement, on l’écouta (T, 99).

Jean est donc du côté de l’écrit – il lit les journaux – mais son déchiffrement est primaire, son oralisation sommaire. Et s’il se retrouve de facto en position d’intermédiaire culturel entre un monde de petits paysans largement illettrés et la littérature écrite urbaine, voire officielle, cette affiliation à la culture livresque le place en situation d’étranger culturel, doublement étranger même, car sa prime bibliothèque l’a conduit à une perception initiale fort idéalisée du monde réel : 

Il fut ravi d’abord, il goûta la campagne que les paysans ne voient pas, il la goûta à travers des restes de lectures sentimentales, des idées de simplicité, de vertu, de bonheur parfait, telles qu’on les trouve dans les petits contes moraux pour les enfants (T, 120).

Jean conjugue en fait plusieurs propriétés. Travailleur manuel de formation (menuisier), il acquiert très vite les qualités d’un bon ouvrier agricole :

En moins d’un an, l’ancien ouvrier devint un bon valet de ferme, charriant, labourant, semant, fauchant, dans cette paix de la terre, où il espérait contenter enfin son besoin de calme. C’était donc fini de scier et de raboter ! Et il paraissait né pour les champs, avec sa lenteur sage, son amour du travail réglé, ce tempérament de bœuf de labour qu’il tenait de sa mère (T, 404).

Mais « l’ancien ouvrier des villes », c’est aussi le soldat (malgré lui) devenu laboureur. On dirait que nolens volens, le troupier qui a fait la campagne d’Italie a incorporé la discipline militaire, un idéal d’alignement parfait et de droiture morale en toute circonstance doublé ici d’un assujettissement de l’animal à l’impeccable accomplissement de la tâche : 

Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse. 

– Dia hue ! hep ! 

Et Jean, de ses bras tendus veillait à la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu’on l’aurait dit tracé au cordeau ; tandis que son cheval, la tête basse, les pieds enfoncés dans la raie, tirait d’un train uniforme et continu (T, 403)37.

Et s’il advient un moment de fatigue ou si quelque pierre donne une secousse, alors Jean soulève un peu les mancherons « pour donner de l’aisance. » Mais le mal est fait : « Une légère déviation du sillon lui causa de l’humeur. Il tourna, s’appliqua davantage, en poussant son cheval. – Dia hue ! hep ! » (T, 404). Jean le bon laboureur est aussi un semeur exemplaire, exemplaire de régularité et de continuité, toujours du même pas et du même geste dans son « balancement cadencé ». Cette quête de la perfection inscrit évidemment le récit, dès l’incipit, dans un halo de sacralité. Jean le semeur inaugural – « Jean, ce matin-là […], dans la poussière vivante du grain » (T, 29) – fait en effet songer au divin semeur évangélique, entre parabole rustique et saintes Écritures. C’est ce même Jean qui plus tard, à l’occasion, sera écouté « religieusement » quand il lira à haute voix, à la veillée, sans se faire « prier » – fût-ce devant Jésus-Christ, l’un des personnages au grotesque carnavalesque les plus singuliers du récit38. Jean combine encore le mythe civique et agraire du soldat-laboureur dont l’imagerie populaire (bonapartiste) a fait un mythe politique (Puymège, 1993), ancré dans l’Antiquité (Cincinnatus) : « Au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d’une veste d’ordonnance, qu’il achevait d’user » (T, 27). Jean est ainsi à l’interface du monde du roman – à l’ouverture du récit, le prénom crée un effet de complicité narrative, presque d’interconnaissance avec le lecteur – et du monde des champs, cette communauté locale, orale et largement païenne qui le rejettera comme « étranger »39. Mais ce Jean, c’est aussi la figure/figuration inachevée de « l’homme du folklore, cet homme fort et dur au travail qui marche à grandes enjambées […] et œuvre dans les vastitudes de l’espace et du temps, grand par lui-même et vigoureux par lui‑même » (Bakhtine, 1978 : 293-297) : « Seul, en avant, il marchait, l’air grandi, […] enveloppé dans la poussière vivante du grain » (T, 27). Ce/cette geste épique se fond dans l’univers naturaliste de la fiction qu’il/elle colore d’un réalisme folklorique original sinon originel (Bakhtine, 1978 : 297).

- Le sillon de l’écriture 

La Terre, c’est le paysan et ses sillons, ces lignes régulières tracées sur le pagus de la page40. Le laboureur et le semeur tracent leurs lignes comme l’écrivain fait courir sa plume (et le lecteur son œil) sur les lignes horizontales et si régulières de son papier quadrillé, alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche41. Le lecteur et le scripteur sont comme Jean le semeur qui, comme on l’a vu, « arrivé au bout du sillon, […] leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute » (T, 27). La motivation descriptive ne saurait se réduire à une logique mimétique référentielle (lever les yeux, regarder, voir). La lisière agraire/scripturaire d’une séquence de travail compose en effet un véritable habitus de perception du monde. Quelques lignes plus loin seulement, c’est l’image du sillon qui dit cette fois le mouvement des charrettes sur la route du marché hebdomadaire : « la route de Cloyes, sillonnée […] par les carrioles des paysans allant au marché » (T, 29).

L’incipit du roman ne manque pas d’offrir une forme de coalescence de ces gestes du scripteur et de ces postures de l’agriculteur. L’écriture est en effet mimétique du geste du semeur, comme rythme du corps inscrit dans l’espace cadencé de la ligne manuscrite : 

Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il jetait (T, 27)42

La phrase mime en sa littéralité ponctuée et ternaire le geste du semeur et de ses pas réguliers (un geste – à la volée – il jetait) et laisse imaginer la courbe dynamique de la volée de blé43. Quelques lignes plus loin, un même procédé descriptif crée un effet d’horizon à perte de vue :

C’étaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s’étendait (T, 27).

On peut dire toutefois que la dominante de la prose zolienne est de styliser une perception more geometrico du travail des champs et du travail d’écriture (Piton‑Foucault, 2015). Certes, cette stylisation joue aussi de l’alternance entre formes strictement géométriques – « les grands carrés de labour » (T, 28) – et espaces culturaux plus labiles – « les nappes vertes des luzernes et des trèfles » (T, 28). Mais la modernité trace son sillon et esthétise la continuité linéaire et régulière du trait jusque dans son attention artiste à cette plaine immense,

ligne plate de l’horizon qui garde sa netteté de trait d’encre coupant un lavis, entre l’uniformité terreuse du vaste ciel et le déroulement sans bornes de la Beauce […] où les semeurs comme autant de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces se perdent dans les lointains (T, 39).

La modernité fraye aussi sa voie en imposant dès l’incipit son impeccable et implacable rationalité graphique aux accidents de terrain, à perte de vue sous « le jour ardoisé » :

Une route, la route de Châteaudun à Orléans, d’une blancheur de craie, s’en allait toute droite pendant quatre lieues, déroulant le défilé géométrique des poteaux du télégraphe. Et rien autre (T, 28)44.

La route rectiligne comme un tracé à la règle sur un tableau d’école et la modernité du télégraphe signifient une rupture (rupta, la route), voire une cassure dans l’ordre ancien des champs et des échanges. Ce désenclavement, plus subi qu’attendu par les villageois, est vécu par les plus démunis comme une blessure culturelle faite à leur univers presque autarcique, univers d’interconnaissances locales, univers familiers des chemins de campagne parcourus à pied le plus souvent et des étroits sentiers de traverse connus par cœur, par les bêtes mêmes45. Le projet d’une nouvelle route (un raccordement) soulève d’ailleurs les plus vives inquiétudes (la construction et l’entretien des routes sont vite associés aux corvées seigneuriales) et provoque les plus constantes résistances, les méfiances les plus tues : 

Le conseil [municipal] le connaissait bien, ce plan. Depuis des années, il traînait là. Mais ils ne s’en rapprochèrent pas moins tous, ils s’accoudèrent, songèrent une fois de plus. Le maire énumérait les avantages, pour Rognes : une pente douce permettant aux voitures de monter à l’église ; puis, deux lieues épargnées, sur la route actuelle de Châteaudun qui passait par Cloyes […]. On l’écoutait, les yeux restaient cloués sur le papier, sans qu’une bouche s’ouvrît (T, 185).

La route et « rien autre » en effet comme dit le texte, sinon « trois ou quatre moulins de bois […], les ailes immobiles » et au clocher de pierres grises d’une petite église presque perdue quelques « familles de corbeaux très vieilles » (T, 29). C’est d’ailleurs par la route que Jean quittera le pays, Jean qui n’est pas né natif de ce terroir. Ce Jean qui avait appris à si bien ensemencer/engrosser la terre : 

Une étoile filante se détacha, sillonna le ciel d’un vol de flamme, silencieuse […] ; et dès que Jean se fut engagé dans le sentier de traverse, il se rappela le champ qu’il avait ensemencé à cette place, quelques jours plus tôt : il regarda vers la gauche, il le reconnut, sous le suaire qui le couvrait. La couche était mince, d’une légèreté et d’une pureté d’hermine, dessinant les arêtes des sillons, laissant deviner les membres engourdis de la terre. Comme les semences devaient dormir ! quel bon repos dans ces flancs glacés, jusqu’au tiède matin, où le soleil du printemps les réveillerait à la vie ! (T, 112).

- Le retour subliminal d’une oralité folklorique 

La vie sans doute, la mort violente aussi, dans ce « pays d’abomination », où à en croire le curé ils sont « tous paillards et ivrognes, tous damnés, depuis qu’ils ne croyaient plus au diable […] et avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d’un maître vengeur » (T, 299). Le curé se trompe à vrai dire car si ses ouailles ne croient plus guère à son bon Dieu (ils craignent plutôt leur grand diable de Jésus-Christ qui, à l’heure triste du crépuscule, crie ses prophéties de ruine et de mort), ils n’en croient pas moins à la sorcellerie des plaines et des bocages, à ses merveilles comme à ses fatales pratiques : 

[…] la Sapin, une vieille de Magnolles [c’est le petit village voisin de l’arpenteur], était sorcière. Encore enceinte, merci ! […]. La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l’avait débarrassée […]. La Sapin enseignait une autre manière […]. Il n’avait qu’à prendre la femme en lui traçant trois signes de croix sur le ventre et en récitant un Ave à l’envers. Le petit, s’il y en avait un, s’en allait comme un vent. Buteau s’arrêta de rire, ils affectèrent de douter, mais l’antique crédulité passée dans les os de leur race, les secouait d’un frisson, car personne n’ignorait que la vieille de Magnolles [ce village, lui, nourrit un curé…] avait changé une vache en belette et ressuscité un mort. Ça devait être, puisqu’elle l’affirmait (T, 473).

Sur ce fond assumé de système de créance rustique46, le récit de Zola ensauvage allusivement la fiction. C’est par exemple Buteau qui, fou de rage, sème la terreur dans le village : 

Il passait sur les routes, debout à l’avant de sa voiture, au galop de son cheval, sans répondre, sans crier gare ; même on l’avait rencontré la nuit, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, revenant on ne savait d’où, du diable bien sûr. Un homme, qui s’était approché, avait reçu un grand coup de fouet (T, 423).

C’est Tronc, le valet de ferme, « cette grande bête à la chair d’enfant » et « au rut insolent », « sorte de géant, la peau blanche, le poil roux » (T, 214), tout de fausseté et de sournoiserie, lui qui blessé dans son honneur de mâle éconduit reviendra à la Borderie pour « foutre le feu ; et à trois endroits, dans la grange, dans l’écurie, dans la cuisine » (T, 549).

C’est encore l’imaginaire historique des jacqueries médiévales : 

Après quatre cents ans, le cri de douleur et de colère des Jacques, passant encore à travers les champs dévastés, va faire trembler les maîtres, au fond des châteaux […]. Et la vision ancienne galope, de grands diables demi-nus, en guenilles, fous de brutalité et de désirs, ruinant, exterminant, comme on les a ruinés et exterminés, violant à leur tour les femmes des autres ! (T, 104).

La mort rôde, la Mort (et les morts) aussi. C’est « la Grand’Mort, dont on voit le squelette géant dominer les temps anciens, rasant de sa faux le peuple triste et blême des campagnes » (T, 103). Ce sont, lors des veillées d’hiver dans l’étable, « les légendes de loups-garous, d’hommes changés en bêtes, sautant sur les épaules des passants attardés, les forçant à courir, jusqu’à la mort » (T, 94). C’est la jeune Palmyre qui se meurt en « un long soupir hurlé, pareil à la plainte de mort d’une bête qu’on égorge » (T, 273). C’est ce pauvre Fouan, « rayé du monde des vivants » avant l’heure, maintenant « mort, abandonné » : 

Il demeurait dans la cuisine vide, tout raide sous son drap, entre les deux mèches fumeuses et tristes. L’œil gauche, obstinément ouvert, regardait les vieilles solives du plafond (T, 139).

Ce sont ces villageois qui éternisent outre-tombe leurs haines et leurs violences : 

On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu’on s’exécrait. Et, dans ce cimetière ensoleillé, c’était, de cercueil à cercueil, sous la paix des herbes folles, une bataille farouche des vieux morts, sans trêve, la même bataille qui, parmi les tombes, heurtait ces vivants […] (T, 549)47.

Bref, on craint/respecte les morts à Rognes et dans les villages : « Un mort, faut jamais le laisser par terre, ce n’est pas bien » (T, 135)48. Mais ce qui rôde vraiment dans La Terre, c’est bien une forme de châtiment folklorique. Les transgressions sont innombrables et de tous ordres dans le roman. Intéressons-nous, pour l’exemple, aux heurs et malheurs de Hourdequin, le maître de la Borderie. Ce fermier embourgeoisé a fait très tôt l’école buissonnière ; il n’en tient pas moins un livre de compte à nul autre pareil et il investit dans les machines tant sa croyance en la mécanisation de l’agriculture est forte et raisonnée. Il mourra dans un guet-apens sordide au petit matin (il tombe dans une trappe ouverte par l’un de ses valets) et sa ferme partira bientôt en fumée. Hourdequin a multiplié les violations des règles sociales et symboliques. Comme frappé par le malheur domestique, Hourdequin perd brutalement sa première (et riche) femme, « en pleine moisson », puis sa fille l’automne suivant ; il se fâche aussi avec son fils qui ne reviendra à la Borderie que rarement, et pour l’humilier. Hourdequin, veuf, se met alors avec Jacqueline, une jeunesse – la miséreuse fille au père Cognet, le cantonnier ivrogne du pays. Le fermier, un « gros homme sanguin, violent et autoritaire » (Tpassim) qui possède deux cents hectares de terre et qui n’est pas insensible aux appâts sensuels de ladite Cognette à qui « on n’aurait pas donné quinze ans » (T, 116). En vrai « mâle despotique pour ses servantes », il entend disposer à sa guise de ce corps ancillaire de jouvencelle. Certes, la Cognette est une souillon, mais comme Cendrillon – le texte est transparent sur l’intertexte féérique49 –, elle pourrait/voudrait bien devenir princesse. Jacqueline ne sera-t-elle pas bientôt la maîtresse affichée de son maître ? Mais par tactique elle lui résiste, pour obtenir le mariage en bonne et due forme. L’obstacle, c’est la morte : 

Hourdequin était venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante […]. Malgré son pouvoir grandissant, elle s’était heurtée à de violents refus, chaque fois qu’elle avait tenté d’occuper, avec lui, la chambre de sa défunte femme, la chambre conjugale, qu’il défendait par un dernier respect […]. Elle comprenait bien qu’elle ne serait pas la vraie maîtresse, tant qu’elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chêne, drapé de cotonnade rouge (T, 113).

Le maître voudrait une jeune maîtresse, pas une femme qui serait la maîtresse (et traitresse envers la morte) : 

Hourdequin, dans la crise de ses cinquante-cinq ans, le bourgeois enrichi, devenu gros propriétaire, s’acoquinait […] de Jacqueline, comme on a le besoin du pain et de l’eau. Quand elle voulait être bien gentille, elle l’enlaçait d’une caresse de chatte, elle le gorgeait d’un dévergondage sans scrupule […]. La veille encore, il l’avait giflée, à la suite d’une scène qu’elle lui faisait, pour coucher dans le lit où était morte sa femme; et, toute la nuit, elle s’était refusée […] (T, 117-118).

Seule la présence symbolique de la morte retient encore le père et le veuf, jusqu’au jour où la tourterelle annonce son (faux) départ : 

Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu Mme Hourdequin […]. Lorsque la Cognette, en chemise, monta dans le lit conjugal, elle s’y étala, y écarta les bras et les cuisses, pour le tenir tout entier, riant de son rire de tourterelle. Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux épaules, la repoussa. Du moment que ça devenait sérieux, ça n’était pas propre (T, 130)50.

Le pays ne va plus cesser de « clabauder » contre ce remariage sauvage (sans rite) : 

Quand on pense que le maître la laisse coucher dans le lit de sa défunte et qu’elle a fini par l’amener à manger seul avec elle, comme si elle était sa vraie femme ! […] Une salope qui a trainé avec le dernier des cochons ! (T, 315).

En effet, désormais « il y a le feu à la Borderie ! » (T, 549). Le maître est à la fois cocu au vu et au su de tout le village et c’est la catin qui porte la culotte : 

Maintenant elle était la maîtresse absolue, couchant ouvertement dans la chambre conjugale, mangeant à part avec le maître, commandant, réglant les comptes, ayant les clefs de la caisse, si despotique, qu’il la consultait sur les décisions à prendre. Il déclinait, très vieilli, elle espérait bien vaincre ses révoltes dernières, l’amener au mariage […] (T, 469).

D’ailleurs, lorsque la Cognette abandonnera – in extremis – la ferme en proie aux flammes (où même les deux chiens du berger « l’exècrent ») et qu’elle sauvera sa peau tant bien que mal « en se cavalant en pleins champs » et en montrant son derrière et son devant : 

Des gens criaient : hou ! hou ! pour lui faire la conduite à cause qu’on ne l’aime guère... Il y a un vieux qui a dit : La v’là qui sort comme elle est entrée, avec une chemise sur le cul ! (T, 550).

Cette conduite est une huée charivarique (Le Goff et Schmitt : 1981), une protestation coutumière contre une union hautement transgressive : une forme marquée d’exogamie sociale (la mésalliance maître/servante), une rupture du tabou qui lie les vifs et les morts51, une manière aussi de double inceste symbolique (« un vieux chat et une jeune souris », comme résume la sagesse populaire, et latéralement sa jeune souris de fille, « délicate et charmante, sa grande tendresse, l’héritière de la Borderie » (T, 116), qui meurt soudainement, à vingt-quatre ans, en pleine jeunesse)52

Cette oralité vengeresse joue aussi le rôle de symptôme textuel d’un refoulé discursif, l’imaginaire zolien d’une mémoire culturelle longue où se doivent d’être sanctionnées les « conjonctions répréhensibles » et les unions interdites, autant de « ruptures d’un ordre à la fois sociologique et cosmologique » (Lévi-Strauss, 1964 : 292-294). Le texte avait beau clamer en effet que « les paysans ne comprenaient même pas que cette catin était leur vengeance, la revanche du village contre la ferme, du misérable ouvrier de la glèbe contre le bourgeois enrichi, devenu gros propriétaire » (T, 117), ce positivisme historique est violemment contesté in fine par le texte lui-même, et par son sous-texte (le désordre anthropologique53, sa dérision, sa punition). Mais le feu couvait depuis longtemps/toujours, à la vérité :

[…] tout jeune, élevé en elle [la terre], sa haine du collège, son désir de brûler ses livres n’étaient venus que de son habitude de la liberté, des belles galopades à travers les labours, des griseries de grand air, aux quatre vents de la plaine. Plus tard, quand il avait succédé à son père, il l’avait aimée en amoureux, son amour s’était muri, comme s’il l’eut prise dès lors en légitime mariage, pour la féconder. Et cette tendresse ne faisait que grandir […] (T, 127-128).

Le romancier dessine un authentique continuum entre la terre et la femme, la femme et la mère, la terre et la mère, un imaginaire textuel du corps à corps où « l’ondée de la semence sur les sillons ouverts » (T, 473) serait chez les semeurs comme « le coït de la terre ». Hourdequin finit par être hanté par cette pensée sauvage :

Il s’emportait bien des fois, lorsqu’elle [la/sa terre] se montrait mauvaise, lorsque, trop sèche ou trop humide, elle mangeait les semences, sans rendre des moissons ; puis, il doutait, il en arrivait à s’accuser de mâle impuissant ou maladroit : la faute en devait être à lui, s’il ne lui avait pas fait un enfant (T, 128).

Et à défaut de virilité (accomplie) et de fertilité génésique, le fermier fera encore corps avec sa passion, jusque dans une sorte d’accouplement chtonien post-mortem, si nécessaire :

C’était depuis cette époque que les nouvelles méthodes le hantaient, le lançaient dans les innovations, avec le regret d’avoir été un cancre au collège […]. Il y avait englouti sa fortune, la Borderie lui rapportait à peine de quoi manger du pain […]. N’importe ! il resterait le prisonnier de sa terre, il y enterrerait ses os, après l’avoir gardée pour femme, jusqu’au bout (T, 128)54.

Le récit, en sa mantique propre, signifie de diverses et multiples façons que la fin tragique est annoncée, comme prédite, fatale : 

Devant les paysans qui ricanaient de ses machines, qui souhaitaient la ruine de ce bourgeois assez audacieux pour tâter de leur métier, il s’obstina […], sans autre issue possible désormais que d’en sortir par un désastre (T, 179-180)55.

En fait, l’homme du décompte graphique du monde, ce monde que le fermier Hourdequin aimerait tant enclore dans des colonnes de mots et de chiffres, transgresse d’autres interdits. Il viole sa terre mère, il la viole doublement même. Il s’affranchit d’abord des règles élémentaires de la morale religieuse. En clair, il viole sans vergogne le devoir sacro-saint du repos dominical : 

Malgré le dimanche, il avait envoyé là, pour faner une coupe de luzerne qui pressait, une faneuse mécanique d’un nouveau système, achetée récemment. Et le valet, ne se méfiant pas, ne reconnaissant pas son maître, dans cette voiture inconnue, continuait à plaisanter la mécanique, avec trois paysans qu’il avait arrêtés au passage. 

– Hein ! disait-il, en voilà, un sabot !... Et ça casse l’herbe, ça l’empoisonne. Ma parole ! il y a trois moutons déjà qui en sont morts. 

Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. Un d’eux déclara : 

–Tout ça, c’est des inventions du diable contre le pauvre monde... […] 

– Ah bien ! ce qu’ils s’en foutent, les maîtres ? reprit le valet, en allongeant un coup de pied à la machine. Hue donc, carcasse ! (T, 179-180).

Cette désacralisation/sécularisation proche du sacrilège est comme redoublée par la diabolisation de la faucheuse, mécanique infernale aux yeux des paysans ordinaires qui vivent d’un rapport concret et direct à la terre. La machine est ainsi traitée/maltraitée comme une ennemie malfaisante et sans âme, comme un engin du diable à la fois funeste et inhumain, une œuvre de mort. Cette double irruption de la modernité (la profanation du dimanche et la mécanisation de l’agriculture) provoque, dans l’économie imaginaire du récit, un dérèglement extrême. Ainsi, alors que le vieux père Mouche avait fini par mourir dans sa pauvre demeure et que son « œil gauche, refermé trois fois d’un coup de pouce, s’obstinait à se rouvrir, et semblait regarder le monde » – id est les femmes du voisinage qui « causent à voix basse tout en jetant des regards obliques sur le mort » (T, 136) – éclate la colère du ciel/Ciel : 

La porte sur la cour était restée ouverte, un grand souffle entra, éteignit les lumières, à droite et à gauche du mort. Cela les terrifia toutes, et comme elles rallumaient les chandelles, le souffle de tempête revint, plus terrible, tandis qu’un hurlement prolongé montait, grandissait, des profondeurs noires de la campagne. On aurait dit le galop d’une armée dévastatrice qui approchait, au craquement des branches, au gémissement des champs éventrés. Elles avaient couru sur le seuil, elles virent une nuée de cuivre voler et se tordre dans le ciel livide. Et, soudain, il y eut un crépitement de mousquetterie, une pluie de balles s’abattait, cinglantes, rebondissantes, à leurs pieds. 

Alors, un cri leur échappa, un cri de ruine et de misère. 

La grêle ! la grêle ! (T, 136-137).

Même si le texte se garde de préciser si oui ou non le domaine de la Borderie est touchée (la petite ville administrative et commerçante de Cloyes est épargnée, elle) tout signifie et même sursignifie le malheur : « – C’est un malheur, un grand malheur... Il n’y a pas de plus grand malheur pour les campagnes... » (T, 141). Ce malheur présente toutes les caractéristiques d’une calamité céleste, nocturne, soudaine, brutale, dévastatrice, une sorte d’apocalypse guerrière moderne, impitoyable, fantastique et fantomatique, qui s’abat sur la campagne : 

Il n’y avait pas de coups de tonnerre ; mais de grands éclairs bleuâtres, incessants, semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore ; et la nuit n’était plus si sombre, les grêlons l’éclairaient de rayures pâles, innombrables, comme s’il fut tombé des jets de verre. Le bruit devenait assourdissant, une mitraillade, un train lancé à toute vapeur sur un pont de métal, roulant sans fin. Le vent soufflait en furie, les balles obliques sabraient tout, s’amassaient, couvraient le sol d’une couche blanche. 

La grêle, mon Dieu !... Ah ! quel malheur !... (T, 137).

Cet inouï et effrayant désordre cosmique (une Unheimliche cauchemardesque) est ainsi conduit par une agressive, obscure et sauvage armée au galop, une vraie Chasse sauvage :

Les chasses aériennes, connues dans toute l’Europe, sont en France même, l’objet d’un grand nombre de récit […]. Les personnages qui conduisent ces chasses sont des maudits […]. Chasse Hannequin, Chasse Hennequin, Mesnie Helquin ou Herlequin […], dans la croyance des paysans, les personnages qui prennent part à ces chasses expient des actes sacrilèges […]. Au pays de Retz par exemple, le conducteur de la chasse maudite est un seigneur qui chassait tous les dimanches pendant la grand’messe et ne tenait aucun compte des plaintes des paysans. Les paysans de Basse-Normandie croyaient vers 1840 que la chasse Annequin allait chercher ceux qui étaient sur le point de mourir […] (Sébillot, 1968 : 165-178)56

On voit comment Zola s’efforce d’actualiser ces croyances et ces légendes anciennes (mousquet, pluie de balles obliques, sillons de phosphore, jets de verre, mitraillade, train, pont de métal) et réussit à insuffler à son récit une sorte d’arrière-plan superstitieux. Ce dialogisme interne au texte (cet effet intra-dialogique) s’entend aussi comme une suggestion infra-dialogique quand sous Hourdequin on perçoit Herlequin… Même si le discours hétérodoxe des paysans semble les éloigner de toute créance astrale et démoniaque (à la mode chez les savants de l’époque), comme on a vu « […] l’idée du diable les faisait rire désormais, et ils avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d’un maître vengeur » (T, 299). Le trait le plus distinctif et le plus constant de cette furie – Dieu n’en peut mais – est bien le bruit assourdissant (hurlement, craquement, gémissement, crépitement, assourdissement), infernal vacarme (Belmont, 1981) suivi d’un silence de mort : 

Tout est fichu, un massacre ! 

C’était fini. On entendit le galop du désastre s’éloigner rapidement, et un silence de sépulcre tomba. Le ciel, derrière la nuée, était devenu d’un noir d’encre […], et sur le sol une nappe blanchissante [de grêlons] qui avait comme une lumière propre, la pâleur de millions de veilleuses, à l’infini […]. La Frimat […] croyait voir la campagne mitraillée, perdant le sang par ses blessures. […] Un chien hurlait à la mort, des femmes éclataient en larmes, comme au bord d’une fosse […]. Qu’avaient-ils fait pour être punis de la sorte ? […] Brusquement, la Grande ramassa des cailloux, les lança en l’air pour crever le ciel, qu’on ne distinguait pas. Et elle gueulait : 

Sacré cochon, là-haut ! (T, 139-140)57

 

IV – Un noir d’encre ? 

La coexistence de cosmologies rudement affrontées (culture orale, culture écrite), la coalescence de logiques symboliques hétérogènes (la fin d’un monde) souvent traversées elles-mêmes de tensions culturelles hétérophoniques (le retour du refoulé folklorique) conduisent parfois le récit au plus extrême de la pensée sauvage, à sa plus extrême originalité verbale et mentale aussi. Ce dialogisme culturel généralisé et ce labile intra‑dialogisme discursif propre au roman est toutefois à éclipses. Comme si l’écrivain était clivé par son cahier des charges naturaliste, comme si la « charge » naturaliste était à la fois la caricature et le fardeau. Comment en effet ne pas ressentir une déflation de l’imaginaire romanesque quand on lit par exemple la laborieuse clausule du récit, son positivisme étriqué, sa confondante pauvreté argumentative, son réalisme à trois sous et sa pseudo‑métaphysique voltairienne : 

de même que la gelée qui brûle les moissons, la grêle qui les hache, la foudre qui les verse, sont nécessaires peut-être, il est possible qu’il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu’est-ce que notre malheur pèse, dans la grande mécanique des étoiles et du soleil ? Il se moque bien de nous, le bon Dieu ! (T, 552).

Le romancier ne va pas donc au bout de l’imaginaire de sa fiction, recule manifestement devant l’ensauvagement poïétique de son propre récit, quitte à détourner maladroitement l’attention vers le hors-texte et l’allégorie de la guerre à venir : « C’était [l’incendie de la Borderie] la guerre passant dans la fumée, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre » (T, 552). Cet affadissement dans une philosophie au réalisme plat et béat – par exemple « la terre seule demeure l’immortelle, la mère d’où nous sortons et où nous retournons » (T, 552) ou encore « les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre » (T, 551) – n’est pas pris en charge par le narrateur qui en délègue trop facilement la responsabilité à son personnage : « longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean » (T, 552). Ce Jean, son modèle johannique en tout cas, était autrement inspiré58. Ces signes discursifs du « renoncement à un âge d’opulente et belle humanité » (Weber, 1964 : 223) sont peut‑être la trace d’un romantisme résigné qui – sur fond d’une industrialisation capitaliste tenue pour un processus irréversible vers la modernité – ne croit « ni à la possibilité réelle de restaurer les valeurs pré‑modernes, ni vraiment à celle d’une utopie future. »
(Löwy, 2012 : 65) 

Quant au lecteur, à cette tentation ultime de bouclage monologique du sens et de domestication dogmatique de son propre imaginaire textuel59, il pourra toujours préférer écouter de toutes ses « grandes oreilles échevelées » (T, 385) le récit dit/écrit de « la petite fille qu’une louve accompagna au galop pendant deux lieues, et qui fut mangée seulement à sa porte, lorsqu’elle tomba […] » (T, 94). Il pourra préférer être subjugué par « le zigzag frénétique » (T, 385) de l’âne Gédéon, sous la blancheur éclatante de la lune ou imaginer « par les chemins vides » le vieux Fouan à bout de souffle qui tient la « frêle main » du petit Jules en quête de nids et de mûres sauvages (T, 457). À moins qu’il ne préfère tout bonnement songer à l’improbable présence sur une pauvre table de cuisine d’un encrier d’arpenteur et d’un farcesque chapeau roux, aléatoire couvre-chef posé cul par-dessus tête :

[…] Une feuille de papier blanc, un encrier et une plume étaient posés sur la table, à côté du chapeau de l’arpenteur, un chapeau noir tourné au roux, monumental, qu’il trimballait depuis dix ans, sous la pluie et le soleil. La nuit tombait, l’étroite fenêtre donnait une dernière lueur boueuse, dans laquelle le chapeau prenait une importance extraordinaire, avec ses bords plats et sa forme d’urne […]. Il avait coupé la feuille de papier en trois ; puis, maintenant, sur chaque morceau, il écrivait un chiffre, 1, 2, 3, très appuyé, énorme […]. Les billets furent pliés lentement et jetés dans le chapeau […] (T, 87)60

  • 1. Les références à cette œuvre seront dorénavant indiquées à l’aide de la lettre T, suivies des numéros de page.
  • 2. Il n’est pas question ici des indices spatio-temporels du type devant/derrière ou avant/après et autres déictiques qu’analysent les grammairiens et les linguistes.
  • 3. « Lieue : Mesure de distance approximativement égale à quatre kilomètres, en vigueur avant l’adoption du système métrique et variable selon les régions ou les domaines dans lesquels elle était usitée » (Trésor de la langue française, <http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=30582654…;). Dans son Dictionnaire de la langue française (1872-1877), Littré définit la lieue comme « une mesure itinéraire qui ne représente pas une longueur toujours la même, et en place de laquelle on compte aujourd’hui officiellement par kilomètres. » Ainsi, dès le milieu du xixe siècle, la lieue connote un certain archaïsme culturel et langagier : « lieue de pays », « de poste », « de marine », « à plusieurs lieues à la ronde », « flairer quelqu’un d’une lieue », « être à mille lieues de s’imaginer que… », « tenir un discours long d’une lieue », sans oublier évidemment les féériques bottes de sept lieues
  • 4. Le système métrique fut légalisé une première fois le 18 germinal An iii (7 avril 1795). La mise en place légale définitive – sinon son acceptation généralisée et effective – relève de l’Article 3 de la loi du 14 juillet 1837, loi affichée dans toutes les villes et communes de France : « À partir du 1er janvier 1840, tous Poids et Mesures autres que les Poids et Mesures établis par les lois du 18 germinal an iii et 19 frimaire an viii, constitutives du système métrique décimal, seront interdits sous les peines portées par l’article 479 du Code pénal ». Sur les résistances à la normalisation métrologique étatique, scientifique et républicaine, voir Kula (1984 : 147-169), Dhombres (1993) et Méhaye (2006).
  • 5. Quand le romancier voudra donner une image (ethno-typique) de la socialité rurale traditionnelle, il fera allusion par exemple à « ce silence des paysans qui font des lieues côte à côte, sans échanger un mot » (T, 32). Il fera pareillement parler ses paysans, jeunes ou vieux, à l’ancienne : « – Dites donc, il y a cinq lieues de la Chamade à Cloyes » (T, 44). Les histoires locales, entre légendes et faits divers tragiques, sont elles aussi contées/comptées en lieues, bien sûr : « Les mêmes anecdotes se succédaient […], la petite fille qu’une louve accompagna au galop pendant deux lieues, et qui fut mangée seulement à sa porte, lorsqu’elle tomba […] » (T, 94).
  • 6. À la même époque, R. de Gourmont par exemple atteste de cet usage lexical traditionnel : « En Normandie le mot hectare est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primaires : là, comme sans doute dans les autres provinces, le champ du paysan s’évalue en acres, arpents, journaux, perches, toises, verges et vergées » (1889 : 53-54). Dans La Terre, il est même question de « vendre sa terre cent francs la perche à la commune » (T, 185), autre mesure d’espace d’un autre âge.
  • 7. Telle autre vieille femme – la mère Caca pour tout dire – « tire de moins d’un arpent pour elle et son homme, un vrai bien-être, même des douceurs […] » (T, 176).
  • 8. On pense au paysan de Balzac « qui rend le Code inapplicable […], ce rongeur qui morcelle et divise le sol, le partage, et coupe un arpent de terre en cent morceaux […], à leur amour pour la terre qu’ils partagent entre eux jusqu’à couper un sillon en deux parts […] » (Balzac, 1975 : 32 et 133).
  • 9. Le sillon se doit d’être parcouru « sans arrêt », « sans repos intermédiaire », tant par le laboureur que par le semeur. C’est un impératif moral : « Le repos n’intervient qu’à l’extrémité du champ » (Champier, 1956 : 209).
  • 10. Comme Bakhtine l’exprime en anthropologue du langagier, « la vie du mot [ce qu’ailleurs l’auteur désignera sous le terme d’énoncé], c’est de passer de bouche en bouche, d’un contexte à un autre contexte, d’un groupe social à un autre, d’une génération à une autre génération […]. Chaque membre du groupe parlant trouve d’avance le mot non point comme mot neutre de la langue, libre des aspirations et des jugements des autres, inhabité par la voix des autres. Il reçoit le mot par la voix d’un autre et rempli par la voix de l’autre » (Bakhtine, 1970 : 235).
  • 11. Il est amusant de noter ici cette image bakhtinienne pour décrire le dialogisme inter‑discursif : « Un énoncé, considéré dans l’échange verbal, est comme sillonné par des harmoniques dialogiques » (Bakhtine, 1984 : 301).
  • 12. Un peu comme dans les romans rustiques de Thomas Hardy (Verdier, 1995 : 78-132), selon R. Ripoll, « on peut reconnaître dans le plan du roman [La Terre] le cycle d’une année agricole : semailles d’automne dans la première partie, fenaison dans la deuxième, moisson dans la troisième, vendanges dans la quatrième, labours d’hiver et semailles de printemps dans la cinquième » (cité dans Zola, 2006 : 491).
  • 13. « La prose de l’art littéraire présuppose une sensibilité à la concrétion et à la relativité historique et sociale de la parole vivante […] » (Bakhtine, 1978 : 151).
  • 14. « J’entends rester artiste, écrivain, écrire le poème vivant de la terre : les saisons, les travaux des champs, les bêtes, la campagne entière » (Zola, Le Messager de l’Europe, juillet 1876 ; cité par Le Blond, 1937 : 18).
  • 15. Les liens entre rythmes naturels et organisation saisonnière du travail n’avaient pas échappé au romancier lors de sa visite des grosses fermes beauceronnes – « on se couche à 10 h, on se lève à trois ; c’est toujours le jour qui décide du travail » (Zola, 1986 : 587). On rencontre souvent dans le roman, à propos du travail solitaire ou collectif, des notations comme « de l’aube à la nuit », ou « jusqu’à la nuit » ou « dès trois heures du matin » ou « on se gavait de raisin depuis l’aube ». Le texte thématise volontiers ce cycle nycthéméral : « Le lever et le coucher du jour décidaient du travail : on secouait ses puces dès trois heures du matin, on retournait à la paille vers dix heures du soir » (T, 261). Le romancier de terrain note aussi l’usage des anciennes mesures agraires : « Le setier, correspondant de l’arpent. Et le cultivateur compte par setier, d’une façon spéciale. La terre est divisée en trois à peu près, un tiers de blé, un tiers de prairie, un tiers jachère : et c’est par la jachère qu’il compte. Quand il dit : “J’ai trois setiers de saison, cela veut dire : J’ai neuf setiers. Trois setiers de saison, neuf setiers de propriété” » (Zola, 1986 : 590). Dans le roman, le père Fouan par exemple est lui aussi explicitement capable de faire la conversion des setiers en hectares, si nécessaire : « J’ai dix-neuf setiers, ou neuf hectares et demi, comme on dit à cette heure […] » (T, 49).
  • 16. Dans La Terre, signer c’est, tôt ou tard, se déposséder soi-même. C’est aussi s’obliger, bon gré mal gré, à entrer dans la rigueur formelle de la culture écrite : « Tu as signé, tu dois payer au jour et à l’heure. » Quitte à ceux que les pauvres bougres qui ont signé chez le notaire – « c’était écrit, déposé à la justice » – se révoltent (en pure perte) : « Ils s’en fichaient bien, de la justice ! » (T, 233).
  • 17. La « haine de l’huissier », homme de l’écrit et du pouvoir, est sans limite parmi les villageois : « Le sieur Vimeux, un petit huissier minable […] se hasarda un soir à venir déposer au Château une signification de jugement. Vimeux était un bout d’homme très malpropre, un paquet de barbe jaune, d’où ne sortaient qu’un nez rouge et des yeux chassieux. Toujours vêtu en monsieur, un chapeau, une redingote, un pantalon noirs, abominables d’usure et de taches, il était célèbre dans le canton, pour les terribles raclées qu’il recevait des paysans, chaque fois qu’il se trouvait obligé d’instrumenter contre eux, loin de tout secours. Des légendes couraient, des gaules cassées sur ses épaules, des bains forcés au fond des mares, une galopade de deux kilomètres à coups de fourche, une fessée administrée par la mère et la fille, culotte bas » (T, 356).
  • 18. Les paysans à la fois redoutent le papier – le notaire se nomme Baillehache… – et le fétichisent. Soit ils le dissimulent, en vain (les titres de propriété du père Fouan finiront en cendres), soit ils l’oublient dans quelque tiroir, comme un « testament différé », jamais écrit : Françoise « avait, un samedi, rapporté de Cloyes une feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari […]. Puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s’être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche » (T, 465), vide, vierge, définitivement et tragiquement inutile. Il en va de même avec la Grande de quatre-vingt huit ans qui complique à plaisir son testament – histoire d’empoisonner [sic] post‑mortem les siens – et avec l’héritage de la ferme de La Borderie (le toponyme est un destin…) qui part aussi en fumée : « Comme il [Hourdequin] avait juré de déshériter son fils, dans le coup de sa colère, elle [Jacqueline] travaillait pour le décider à un testament en sa faveur ; et elle se croyait déjà propriétaire de la ferme, car elle lui en avait arraché la promesse, un soir, au lit » (T, 469).
  • 19. « Le notaire donna lecture du relevé des comptes. Tous l’écoutaient, les paupières battantes, anxieux de ne pas toujours comprendre, redoutant, s’ils laissaient passer un mot, que leur malheur ne fut dans ce mot » (T, 417). Quand le médecin Finet examine le vieux Fouan à l’agonie, « les yeux sur sa montre, il recompte les battements de pouls » et délivre une ordonnance. Buteau est alors « effrayé devant la page d’écriture » (T, 437), tout à la fois signe de dépense économique et de distance socio-symbolique.
  • 20. « – Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ça, pour finir la veillée ?... Caporal, vous devez très bien lire l’imprimé, vous. Il était allé chercher un petit livre graisseux, un de ces livres de propagande bonapartiste, dont l’empire avait inondé les campagnes. Celui-ci, tombé là de la balle d’un colporteur […], Les Malheurs et le Triomphe de Jacques Bonhomme » (T, 99).
  • 21. Chez Jésus-Christ, par exemple, « on déterra l’encre et une vieille plume rouillée […]. Le garde champêtre commença à chercher ses phrases […] » (T, 351).
  • 22. La rationalité instrumentale et quantifiée, la spécialisation scientifique et son prestige scriptural, la littérature agronomique et économique, bref le capitalisme agraire moderne, c’est nécessairement l’abolition à (court) terme des conditions traditionnelles des communautés paysannes (Furet et Ozouf, 1977 : 176-228 et 344-348).
  • 23. Véronique Cnockaert fait remarquer à quel point une précaire éducation scolaire et religieuse des jeunes paysans et paysannes les « délivrait » en quelque façon du « fatum des Écritures » (2016 : 287).
  • 24. Tel autre évoque « une culture en grand, avec beaucoup d’argent, des mécaniques, d’autres affaires encore, tout ce qu’il y a de mieux comme science » (T, 403).
  • 25. Le maître de la ferme de La Borderie est d’ailleurs « hanté » par les nouvelles méthodes agronomiques et il ne cesse de se lancer dans les innovations. Son seul regret est d’avoir été « un cancre à l’école » et de « n’avoir pas suivi les cours d’une de ces écoles de culture, dont son père et lui se moquaient » (T, 128). Il est le parfait exemple du rationalisme positiviste, et de ses illusions : « Le jour où, instruit enfin, il [le petit propriétaire] se déciderait à une culture rationnelle et scientifique, la production doublerait » (T, 174).
  • 26. Cette utopie de la taylorisation et du désenchantement productif du monde capitaliste paraît strictement organisée comme l’ordre disciplinaire décrit par Foucault pour la France d’autrefois : « tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois “dociles et utiles” » (1975 : 135-171). La vision d’une agriculture rationnellement capitaliste et financière (bancaire) le note expressément : les exécutants, les servants sont formés en « bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d’armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l’automne » (T, 500), comme des néo‑asservis. Nous faisons l’hypothèse que ces technologies sociales sont en affinité structurale et en homologie culturelle avec l’institution de l’ordre graphique lui-même (Privat, 2006 : 125-130).
  • 27. « Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l’y attache, ni famille, ni souvenir. Dès que son champ s’épuise, il va plus loin. Apprend-il qu’à trois cents lieues, on a découvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s’y installe. C’est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s’enrichit […] » (T, 502).
  • 28. Un certain Canon, personnage fugace, à la croisée des Encyclopédistes des Lumières et de l’éloge anarcho-syndicaliste de la paresse, prophétise un âge d’or.
  • 29. « La main à plume vaut la main à charrue » (« Mauvais sang », Une saison en enfer, 1873).
  • 30. Être à la hauteur des exigences du progrès agronomique ne va pas de soi quand on est médiocrement armé sur le plan intellectuel (et outillé sur le plan matériel) : « Maître Hourdequin qui s’était fait bien du mauvais sang avec les inventions nouvelles, n’avait pas tiré grand-chose de bon des machines, des engrais, de toute cette science si mal employée encore. » Le fermier le reconnaît lui-même, non sans une pointe d’humour acide contre la Science : « Un homme de progrès, un homme de progrès, répéta Hourdequin […], sans doute j’en suis un […]. Les machines, les engrais chimiques, toutes les méthodes nouvelles, voyez-vous, c’est très beau, c’est très bien raisonné et ça n’a qu’un inconvénient, celui de vous ruiner d’après la saine logique » (T, 396). Une personnalité politique éclairée fait poliment observer à Hourdequin son rapport naïf à la recherche agronomique savante : « Vous êtes un impatient, parce que vous exigez de la science des résultats immédiats, complets, parce que vous vous découragez des tâtonnements nécessaires, jusqu’à douter des vérités acquises et à tomber dans la négation de tout ! » (T, 396). Cette demi‑science lui sera fatale, à lui, aux siens et à ses biens.
  • 31. Le maître d’école qui connaît son monde paysan débat rudement avec l’apprenti révolutionnaire « à la voix éraillé du faubourien » et au scientisme prophétique : « Est-ce que vous croyez les gens d’ici plus bêtes que leurs veaux, à venir raconter que les alouettes leur tomberont rôties dans le bec... […]. Sous la rudesse de cette attaque, Canon […] chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol à l’État, la grande culture scientifique » (T, 500).
  • 32. Nous avons proposé de qualifier de polylogies des pratiques sociales et langagières qui combinent selon diverses configurations des traits caractéristiques de l’oralité et des marqueurs spécifiques à la culture écrite, soit des modes de coalescence du Logos de la raison graphique, et du logos de la parole vivante (Privat, 2014 et 2015).
  • 33. Autrement dit, si « le cosmos de l’ordre économique moderne » – « cette cage d’acier » dont parle si éloquemment Max Weber – c’est bien l’empire de l’arpentage scriptural du monde (physique et mental) ; et si dans un même mouvement la planification c’est la panification – « si je vous vends le pain cher, c’est l’industrie qui met la clef sous la porte » (T, 397) –, alors cosmos ou cosmologie sont ici cosmographie, cosmographie certes triomphante mais contestée (y compris, surtout peut-être, par l’imaginaire du récit). Weber ajoute d’ailleurs (en paraphrasant La Terre de Zola ?) : « Cet ordre est lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme – et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique […]. Il n’est pas jusqu’à l’humeur de la philosophie des Lumières, la riante héritière de cet esprit, qui ne semble définitivement s’altérer […]. Aux États-Unis, sur les lieux même de son paroxysme […] » (Weber, 1964 : 224-225).
  • 34. L’école où sévit Lequeu – c’est tout un symbole à la fois de supériorité et de piètre valorisation – est « une ancienne grange surélevée d’un étage, badigeonnée à la chaux » (T, 74).
  • 35. Le sévère régime de la conscription militaro-administrative et les bruyantes coutumes festives des conscrits de village (Bozon, 1981) constituent un cas de figure exemplaire de carambolage culturel. Ici, la tournée rituelle et la fanfaronnade, la farce et la noce jusqu’à plus soif ; ici, le tambour et l’homme tambour, le porte-drapeau et le drapeau, bientôt en loques ; ici encore les vociférations et les chants patriotiques rythmés à coups de poings sur les tables des gargotes. Jusqu’à cet écrit officiel arboré comme un insigne de carnaval par tel ou tel exempté du tirage au sort qui porte fièrement à son chapeau « un superbe 214, peinturluré de rouge et de bleu » (T, 492). Tout cet « affreux tapage » et cette « joie imbécile » jettent bien sûr hors de lui le maître d’école pris dans le tourbillon : « bougres de brutes ! murmura-t-il » (T, 498). Le narrateur semble toutefois hésiter entre une certaine stupéfaction admirative pour ce « chœur de sauvage » et une distance morale pour les « paris imbéciles » (il aurait pu dire les « défis ») que ne manquent pas de se lancer les jeunes conscrits gueulards et avinés. Le récit, outre la violence de l’amputation physique et symbolique du doigt pour échapper à la conscription, touche même à un certain pathétique de l’attachement culturel à une petite société d’interconnaissance (orale) : « Je [Delphin] suis comme un arbre qui crève quand on l’arrache... Et ils me prendraient, ils m’emmèneraient au diable, dans des endroits que je ne connais seulement pas ? Ah, non ! ah, non ! Nénesse, qui l’avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules. – On dit ça, puis on part tout de même... Y a les gendarmes. Sans répondre, Delphin s’était tourné et avait empoigné de la main gauche, contre le mur, une petite hache qui servait à fendre les buchettes. Ensuite, tranquillement, il posa l’index de sa main droite au bord de la table; et, d’un coup sec, le doigt sauta » (T, 495).
  • 36. « Jean […], un fort gaillard […] qui avait la froideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente […]. Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassa la tête, qu’il avait fort dure, pour y faire entrer un peu d’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite en apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d’autant plus méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ce que d’autres savaient en une heure » (Zola, 1981 : 121).
  • 37. Dans la cour de « la maison des Delhomme », agriculteurs pondérés et consciencieux, si les corps de bâtiments agricoles sont « irréguliers », « les tas de fumier » semblent « faits au cordeau » (T, 318), eux.
  • 38. Ce village est « sans religion » (les personnages les plus pieux sont tenanciers de maisons closes, à la ville) et l’abbé Godard pourra bien fulminer : « Je sais bien que vos vaches ont plus de religion que vous... Adieu ! et trempez-le dans la mare, pour le baptiser, votre enfant de sauvages ! » (T, 299).
  • 39. Jean finira pas penser de son côté qu’il n’a que trop vécu « au milieu de sauvages […], de vrais loups, lâchés au travers de la plaine […] » (T, 534).
  • 40. On sait que page et pays ont même étymologie : pagus (Melot, 2006 : 121-123). Curtius (1956 : 383‑389) a dressé un florilège des expressions métaphoriques plus ou moins filées qui comparent la culture des champs à l’écriture. On peut se reporter à l’image de la couverture de ce livre, image extraite d’Haudricourt et de J.‑Brunhes Delamarre (1986 : 280).
  • 41. Rousseau a savamment disserté sur cette question : « Les Grecs n’adoptèrent pas seulement les caractères des Phéniciens, mais même la direction de leurs lignes de droite à gauche. Ensuite ils s’avisèrent d’écrire par sillons, c’est-à-dire, en retournant de la gauche à la droite, puis de la droite à la gauche, alternativement. Enfin ils écrivirent, comme nous faisons aujourd’hui, en recommençant toutes les lignes de gauche à droite. Ce progrès n’a rien que de naturel : l’écriture par sillons est, sans contredit, la plus commode à lire. Je suis même étonné qu’elle ne se soit pas établie avec l’impression ; mais étant difficile à écrire à la main, elle dut s’abolir quand les manuscrits se multiplièrent » (1993 : 71-72).
  • 42. La volée du semeur est à la vérité – au-delà de sa beauté propre – un geste d’une très haute technicité, et doublement apprécié comme tel par les paysans.
  • 43. On lit déjà sous la plume du plus fameux agronome de la Renaissance, O. de Serres, cette rigueur (et cette variation pratique) dans la division de la terre à ensemencer : « En la Beauce et ailleurs, les terres sont divisées par grands sillons de cinq à six pas de large, enfermés au milieu de deux lignes parallèles […]. À l’entour de Montargis, par petits sillons de quatre à cinq raies » (2001 : 182).
  • 44. Zola donnera à comprendre plus loin combien l’impératif de la moderne communication (écrite) à distance – le télégraphe – impose son ordre à un paysage/pays qui n’a plus rien de naturel : « Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue » (T, 222). Lors du tirage au sort des conscrits, la télégraphie montre ses limites, du moins chez les petits paysans, entre information et rumeur : « Il était trois heures, et bien qu’on les attendît, au plus tôt, vers cinq heures, des renseignements déjà circulaient, venus de Cloyes on ne savait comment, par cette sorte de télégraphie aérienne qui vole de village en village. Le fils aux Briquet avait le numéro 13 : pas de chance ! Celui des Couillot était tombé sur le 206, un bon, pour sûr ! Mais on ne s’entendait pas sur les autres, les affirmations étaient contradictoires, ce qui portait au comble l’émotion » (T, 489).
  • 45. On retrouve de très suggestives descriptions dans Corbin (1998), Guillaumin (2013) ou Weber (1983).
  • 46. On pourrait multiplier les références à ces univers de croyances hétérodoxes, comme ce « grand apitoiement de ce que le curé était tombé le nez sur l’autel […], signe de mort prochaine pour les mariés » (T, 412-413), selon les femmes invitées à la noce d’une parente ou voisine. Il a d’ailleurs expédié ses fidèles « en coup de fouet »… (T, 78).
  • 47. La querelle infernale se poursuit : « Je t’ai trop quelque part pour m’inquiéter de savoir si tu pourris aux environs. Ce mépris acheva d’exaspérer Lengaigne. Il bégaya que, s’il claquait le dernier, il viendrait plutôt la nuit déterrer les os de Macqueron. On finissait par ne plus s’entendre, lorsque Buteau domina les voix, gueulant : – Oui, leurs os se retourneront dans la terre et se mangeront ! […] C’était bien ça, il l’avait dit : les os se retournaient dans la terre » (T, 549). On songe – non sans trouble – à la parole agro‑mystique des Psaumes (141.7) et à Jean lui-même – « comme quand on laboure et qu’on fend la terre, ainsi nos os sont dispersés à l’entrée du séjour des morts. »
  • 48. Il arrive que les enfants trop curieux des morts par exemple soient menacés d’être emportés par le croquemitaine ou son lieutenant : « – Jules, Laure, allons !... Et soyez sages, obéissez, où l’homme […] viendra vous prendre pour vous mettre aussi dans la terre » (T, 550).
  • 49. Cendrillon naturaliste, « elle aidait la servante, on l’employait à de basses besognes, à la vaisselle, au travail de la cour, au nettoyage des bêtes, ce qui achevait de la crotter, salie à plaisir. Pourtant, après la mort de la fermière, elle parut se décrasser un peu. Tous les valets la culbutaient dans la paille ; pas un homme ne venait à la ferme, sans lui passer sur le ventre ; et, un jour qu’elle l’accompagnait à la cave, le maître, dédaigneux jusque-là, voulut aussi goûter de ce laideron mal tenu ; mais elle se défendit furieusement, l’égratigna, le mordit, si bien qu’il fut obligé de la lâcher. Dès lors, sa fortune était faite. Elle résista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. De la cour, elle était sautée à la cuisine, servante en titre ; puis, elle engagea une gamine pour l’aider ; puis, tout à fait dame, elle eut une bonne qui la servit. Maintenant, de l’ancien petit torchon, s’était dégagée une fille très brune, l’air fin et joli, qui avait la gorge dure, les membres élastiques et forts […] » (T, 116-117).
  • 50. « Jacqueline l’aurait caché [Jean] au fond de la chambre conjugale, plutôt que de renoncer à son envie » (T, 471).
  • 51. « La phase la plus ancienne de l’histoire du charivari témoigne d’un phénomène extrêmement important : la présence des morts dans les sociétés de l’Europe préindustrielle. » (Ginzburg, 1981 : 139). Voir aussi Hell (1994).
  • 52. Le roman est plein de vieux pères qui désirent vivre la fin de leurs jours avec leurs filles ou leurs belles-filles. Et de frères et sœurs incestueux, bon gré mal gré : « Il fut question du malheur de Palmyre, que son frère Hilarion battait maintenant. Oui, cet innocent, cet infirme était devenu mauvais […]. Mais elle ne voulait pas qu’on s’en mêlât, elle renvoyait le monde, arrivant à l’apaiser, dans l’infinie tendresse qu’elle gardait pour lui. L’autre semaine, il y avait eu un scandale dont tout Rognes causait encore, une telle batterie, que les voisins étaient accourus et l’avaient trouvé se livrant sur elle à des abominations » (T, 231-232). Ou encore de petit-fils qui violente sa grand-mère : « Hilarion avait trop jeûné depuis la mort de sa sœur Palmyre, sa colère se tournait en une rage de mâle, n’ayant conscience ni de la parente ni de l’âge, à peine du sexe. La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognée, lui ouvrit le crâne, d’un coup » (T, 451).
  • 53. « Les sociétés rurales de l’Europe de l’Ouest n’assimilent pas le veuvage à la fin, à la rupture d’une alliance matrimoniale » (Karnoouh, 1981 : 38).
  • 54. On reconnaît la version naturaliste d’un topos romantique et national que, dans « Servitude du paysan », Michelet décrit magistralement : « Oui, l’homme fait la terre […]. Songeons que, des siècles durant, les générations ont mis là la sueur des vivants, les os des morts […]. Cette terre où l’homme a mis si longtemps […] son suc et sa substance, son effort, sa vertu, il sent bien que c’est une terre humaine, et il l’aime comme une personne » (1974 : 84).
  • 55. La ferme sera réduite en cendres, incendiée par vengeance : « Au loin, de la Borderie dévorée, ne montaient plus que de grandes fumées rousses, tourbillonnantes, qui jetaient des ombres de nuages au travers des labours, sur les semeurs épars » (T, 551).
  • 56. « La plupart des historiens et des folkloristes qui ont suivi jusque dans le folklore contemporain la tradition de la mesnie Hellequin et de la Chasse sauvage ont insisté sur sa très grande ancienneté » (Schmitt, 1994 : 122). Signalons par ailleurs que les sorciers beaucerons avaient réputation d’avoir de redoutables pouvoirs de « grêleurs »
    (Chapiseau, 1983 : 207‑208).
  • 57. Cette chasse maudite, ses hurlements et ses fouets, est à la fois latente et récurrente dans le roman, par exemple quand Buteau se plaît à contempler la Beauce, par « mauvais temps » : « Il y vit un violent orage, une nuée noire qui la [la Beauce] plomba d’un reflet livide, des éclairs rouges brûlant à la pointe des herbes, dans des éclats de foudre. Il y vit une trombe d’eau venir de plus de six lieues, d’abord un mince nuage fauve, tordu comme une corde, puis une masse hurlante accourant d’un galop de monstre puis, derrière, l’éventrement des récoltes, un sillage de trois kilomètres de largeur, tout piétiné, brisé, rasé […]. Il plaignait le désastre des autres avec des ricanements de joie intime […]. Il ne restait que les toitures de la Borderie, qui, à leur tour, furent submergées. Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu’une épave » (T, 223-224). Ou encore, lors du meurtre de Françoise : « Buteau avait saisi la main de Lise ; ils furent comme emportés, le long de la route déserte. Le ciel bas et sombre semblait leur tomber sur le crâne ; leur galop faisait derrière eux un bruit de foule, lancée à leur poursuite ; et ils couraient par la plaine vide et rase, lui ballonné dans sa blouse, elle échevelée, son bonnet au poing, tous les deux […] grondant comme des bêtes traquées : – Elle est morte, nom de Dieu !... » (T, 479).
  • 58. « En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean, 12, 24).
  • 59. L’idéologie (bourgeoise ou petite bourgeoise) est ainsi tout autant travaillée par le texte que le texte n’est travaillée par cette même idéologie. Cette dialectique relativise l’idée que dans ces opérations de « dévoilement » (politique) tout écrivain garderait « en quelque sorte le contrôle du retour du refoulé » (Bourdieu, 1992 : 60) ou que le « disparate » d’un (grand) texte serait le seul produit d’un effet de juxtapositions discursives et de glissando narratif (Macherey, 2014 : 240‑276). C’est à l’aune de ces approches critiques aux présupposés monologiques qu’on éprouve l’apport heuristique du dialogisme bakhtinien.
  • 60. On connaît la suite : « – L’acte est prêt […]. Les numéros des lots sont restés en blanc, à la suite de vos noms… Nous allons donc tirer ça, et le notaire n’aura plus qu’à les inscrire, pour que vous puissiez, samedi, signer l’acte chez lui […]. Personne ne bougea. La nuit augmentait, le chapeau semblait grandir dans cette ombre » (T, 87-88). On reconnaît la version naturaliste de l’intertexte shakespearien : « – Qu’on me donne la carte ! (On déploie une carte devant le roi.) Sachez que nous avons divisé en trois parts notre royaume […]. Cornouailles, notre fils, et vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la ferme volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir dès à présent tout débat futur » (Shakespeare, 1872 : 67).
Auteur·e·s
Chapitre référent
Bibliographie

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