4.2 L’école des oiseaux

Les enfants s’intéressent aux oiseaux et nombre d’histoires, notamment de romans pour la jeunesse, les associent1Cet article a d’abord paru dans les actes du colloque « Les oiseaux. De la réalité à l’imaginaire » (Vinson, 2005 : 281-292).. Bien souvent, l’oiseau qui se trouve entre les mains du jeune héros ou de la jeune héroïne est l’objet d’attentions et de soins particuliers et les textes peuvent consacrer plusieurs pages à ces manifestations. On se dit, bien évidemment, qu’il doit y avoir un enjeu éducatif à ce phénomène et que « ce temps des oiseaux » raconte sûrement quelque chose du processus d’apprentissage des individus.

Nous voudrions donc nous interroger sur la présence de l’oiseau et de l’enfant dans la littérature pour jeune public de façon à comprendre ce qui se joue dans cette relation. Est-ce que les garçons sont plus concernés que les filles ou le sont-ils différemment ? À quoi sert l’oiseau et que laisse-t-on entendre au jeune lecteur ou à la jeune lectrice grâce à lui ?

Le corpus sur lequel nous nous proposons de travailler se compose de deux textes emblématiques, choisis pour leur aspect représentatif de classique pour la jeunesse. Le premier texte est un roman de la comtesse de Ségur paru en 1857, Les Petites filles modèles. Dans ce roman, le chapitre XVIII est intitulé « Le rouge-gorge ». En une dizaine de pages nous est racontée la tragique histoire de Mimi, « qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur de sa maîtresse jusqu’au jour où il périt victime d’un moment d’humeur » (Ségur, 1980 : 133).

Le deuxième texte, Ma Montagne, écrit par une américaine, Jean George, est paru en 1959. Il a pour personnage principal un garçon qui, à travers l’expérience d’une année de vie sauvage menée dans les Catskill, va parfaire son éducation et devenir un homme. Ce roman est une robinsonnade, c’est-à-dire un genre où les héros d’hier comme ceux d’aujourd’hui sont, à dominante, des garçons. Dans Ma Montagne, Sam, le jeune garçon, apprivoise un faucon femelle et noue avec cet oiseau majestueux une relation affective très forte.

Ces romans, que l’on qualifie communément de romans d’apprentissage ou de romans de formation, nous préférerions les appeler, par rapport à la perspective dans laquelle nous avons choisi de nous placer, romans d’initiation. En effet, tous les deux, à leur manière, racontent l’histoire d’un passage où la fréquentation différenciée des oiseaux, associée à des moments fondateurs de l’enfance, conduit « à faire le garçon » ou « à faire la fille », comme on dit en ethnologie. Et « La Voie des oiseaux » (1986), le très bel article que Daniel Fabre consacre à la formation masculine par l’oiseau, est particulièrement pertinent pour conduire la lecture de type ethnocritique qui est ici la nôtre.

Le temps séparant les deux ouvrages qui servent de support à l’analyse, une centaine d’années environ, permet d’inscrire la réflexion dans la durée de l’histoire culturelle et de cerner les modèles d’enfance qui habitent les textes.

Les dénicheurs, les ramasseuses

Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur la façon dont l’oiseau entre dans la fiction et arrive dans les mains du jeune héros ou de la jeune héroïne. En d’autres termes, comment l’oiseau vient-il aux enfants ?

Dans Ma Montagne, Sam devient au fil des pages un dénicheur accompli. Pour cela, il doit courir les bois pour poser des collets, grimper aux arbres pour dérober dans les nids les œufs de corbeaux, observer la migration des fauvettes, se mettre en embuscade pour suivre le vol des faucons pèlerins et trouver leur repère. Cette maîtrise progressive du territoire des oiseaux, où le corps ne cesse d’être en mouvement, où les limites de l’espace « sauvage » sont continûment repoussées, conduit le jeune héros à tenter une entreprise risquée : la capture d’un faucon. Il y a un calendrier des oiseaux, nous disent les ethnologues, et le passage à l’âge d’homme en mettant fin à la période des oiseaux se clôt bien souvent par une action d’éclat. C’est bien ce que tente l’adolescent de Ma Montagne. Il réussira l’exploit après avoir gravi une falaise escarpée, arraché l’oisillon au nid maternel et résisté aux attaques de la « grosse femelle » (George, 1987 : 56).

Si les garçons sont des dénicheurs, les filles ne sont pas des dénicheuses. D’ailleurs, le dictionnaire signale la rareté du terme au féminin. Les Petites filles modèles, issu de l’aristocratie foncière du XIXe siècle, propose un autre scénario d’appropriation de l’oiseau. L’espace ouvert, « ensauvagé » de la montagne est remplacé par le jardin, le parc du château. Dans ce lieu protégé, « domestiqué », les activités pratiquées sont la cueillette, le jardinage, et plus particulièrement dans le chapitre qui nous intéresse, le tressage des paniers, c’est-à-dire des tâches qui ne demandent pas de grands déplacements ! Le panier renvoie bien évidemment à l’univers des femmes : ce contenant peut servir à la nourriture, aux fleurs, mais aussi de berceau à oiseau ! « Il est charmant : mettons le dans un panier en attendant que nous ayons une cage. » (Ségur, 1980 : 125) Les fillettes, contrairement à Sam, ne projettent pas de posséder un oiseau : elles trouvent, par hasard, un rouge-gorge tombé du nid. Elles le ramassent « tout étourdi » (124), car sa mère l’a précipité à terre en lui donnant des coups de bec. Il ne s’agit pas ici d’un enlèvement audacieux mis en œuvre de façon rusée, mais bien d’un acte de charité vis-à-vis d’un pauvre petit abandonné, victime de la violence contre-nature d’une mauvaise mère.

Oiseau de filles, oiseau de garçons

Si les stratégies de possession de l’oiseau diffèrent, l’espèce possédé diffère également. Sam a déniché un faucon femelle, un rapace, c’est-à-dire un oiseau de proie et un oiseau de chasse, un oiseau de pouvoir, un oiseau de garçon ! Les petites filles modèles, elles, trouvent un rouge-gorge, sorte de moineau commun dans les régions françaises que l’on trouve aux abords des fermes et dans les champs. Il n’y a aucun mérite à être la maîtresse d’un rouge-gorge ! Et d’ailleurs, le nom donné aux oiseaux de nos deux romans ne fait que confirmer cette opposition. Sam appelle son faucon Terrible, « à cause des difficultés que nous avions eues à nous rencontrer », explique-t-il (George, 1987 : 58). Quant à Madeleine, « elle l’avait nommé Mimi » (Ségur, 1980 : 127), nous dit le texte sans autre précision. Ces deux noms, par leur choix stéréotypé, programment la perception du rapport à l’oiseau des filles et des garçons. En effet, la nomination, en tant que rite d’institution, structure « la perception que les agents sociaux ont du monde social, contribue à faire la structure de ce monde et d’autant plus profondément qu’elle est plus largement reconnue, c’est-à-dire autorisée » (Bourdieu, 1982 : 99). Nomen omen. Terrible descend comme un trait noir du haut du ciel pour attaquer « toute puissance et beauté » (George, 1987 : 143) et effraie les rares visiteurs de Sam avec « son air féroce » (57). Mimi, lui, gazouille et volète dans les chambres, « quand la fenêtre était ouverte, il allait se percher sur les arbres voisins, mais ne s’éloignait jamais beaucoup » (Ségur, 1980 : 127). Le redoublement de la syllabe « mi » rattache ce mot au vocabulaire enfantin avec toutes les connotations d’innocence et de douceur qui s’y rapportent.

Dans la fiction comme dans la vie sociale (tout au moins celle qui se déroule jusque dans les années 19502Vladimir Propp, dans Les Racines historiques du conte merveilleux (1983), signale bien le rapport qui existe entre l’entendement de la langue des oiseaux et l’initiation. « Nous pouvons avancer la proposition que le motif du don de divination, lié à l’entendement de la langue des animaux, et particulièrement des oiseaux, a pour origine les rites pendant lesquels le jeune homme était avalé et recraché, ou encore avalait lui-même un morceau d’animal, ce qui lui conférait diverses capacités et dons magiques. Primitivement, ces capacités acquises avaient strictement pour but d’assurer une bonne chasse […]. C’est à cela qu’il faut relier l’entendement de la langue des oiseaux et des animaux, écho du pouvoir total que s’assurait autrefois le chasseur sur la volonté de l’animal, lequel, par la force du rite, devait devenir un instrument passif entre ses mains. » (304).), la quête des oiseaux sépare les sexes et marque l’appartenance au groupe des oiseleurs, les garçons, dont les filles sont exclues. Un tableau peint par Bruegel L’Ancien en 1568 et intitulé Le Dénicheur a pour titre originel le proverbe suivant : « Celui qui sait le nid a la connaissance, celui qui le prend a la possession. » Mais de quelle connaissance est-il question ? De quelle possession s’agit-il ? Qu’apprend l’oiseau aux filles et aux garçons ?

Les savoirs des oiseaux

« Faire le garçon »

Le monde des oiseaux permet au garçon de jouer avec les limites de l’espace qui lui est dévolu, de fréquenter les marges dangereuses où se fonde l’identité masculine. Et Ma Montagne est véritablement le pays des oiseaux ! Au matin du troisième jour, Sam note :

Je me suis levé, étiré et j’ai regardé autour de moi. Des oiseaux dégringolaient des arbres, des petits oiseaux, qui sifflaient et voletaient et se déversaient en foule sur les branches. « Ça doit être la migration des fauvettes », j’ai remarqué, et j’ai ri parce qu’il y avait tellement d’oiseaux. Je n’en avais jamais vu autant. (George, 1987 : 33)

Pour atteindre ce royaume, Sam doit parcourir, comme le héros des contes, un long chemin qui va de l’appartement new-yorkais, familier, domestique, aux montagnes des Catskill, lointaines et sauvages. C’est dans cet ailleurs inconnu qu’il va apprendre l’autonomie, le courage. Il va également acquérir des savoirs multiples : connaître les plantes et les animaux, faire du feu, tailler des branches, réaliser des pièges, apprendre à moduler son sifflement, fabriquer des pipeaux, dresser un faucon. Aller à la quête aux oiseaux, c’est moins pour Sam les pourchasser pour les détruire que conquérir leur espace, se mettre à leur écoute, en quelque sorte être comme eux. Et d’ailleurs, ne se construit-il pas une maison dans un arbre, un tronc qu’il a évidé et qui lui sert de nid ?

Cet apprentissage par l’oiseau passe aussi pour les jeunes garçons en général et donc pour Sam en particulier par l’acquisition du langage des oiseaux3Pour un complément d’étude à cet apprentissage du garçon par l’oiseau dans Ma Montagne, voir Scarpa, 2006 : 149-175.. Il faut bien sûr se doter d’une oreille attentive, une véritable oreille d’oiseleur, et c’est ce que fait notre héros : « C’est très bizarre d’entendre une voix après des semaines à écouter seulement les oiseaux. » (50) Mais, récompense suprême, cette prédisposition attentionnée va l’initier à une connaissance inouïe, car l’oiseau est, par excellence, un être parleur ! Ainsi, avant de s’endormir, il peut entendre les vanneaux des bois « lancer leur “bonne nuit” obsédants » (64); le jour, en escaladant les rochers escarpés et enneigés, il écoute le bavardage des oiseaux (163). Il sait fredonner la chanson de la chute d’eau de la grive des bois, entonner à pleins poumons la chanson du grand duc (200). Il est capable de distinguer qu’à la mi-mars, les mésanges à tête noire chantent en solo « et non plus en chorale comme en hiver » (197). Enfin, dans les forums, sorte de discussions intérieures qu’il organise pour faire le point sur ses journées, Terrible intervient : « C’était la première fois qu’elle prenait la parole dans un forum. J’étais ravi, parce que j’étais convaincu depuis longtemps qu’elle avait plus à dire que quelques cris. » (195) Fréquenter les marges du monde sauvage, s’ensauvager en devenant oiseau parmi les oiseaux, c’est un peu revenir au temps d’avant le temps, le temps où les bêtes parlaient, le temps du paradis terrestre où les animaux et les hommes se comprenaient, où le problème de l’altérité ne se posait pas. Et le jeune héros de Ma Montagne se confronte bien à ce genre de questionnements. En regardant Terrible, il s’interroge : « Je me demandais pourquoi un oiseau est un oiseau et un garçon un garçon. » (144)

Sam n’explore pas seulement la frontière du domestique et du sauvage, il franchit également d’autres lignes de partage, celles qui passent « entre les deux mondes du visible et de l’invisible, des vivants et des morts, de Dieu et du diable » (Fabre, 1993 : 168). Pendant la nuit d’Halloween, à l’heure où « les lutins s’en donnent à cœur joie » (George, 1987 : 124), le jeune garçon devient animal parmi les animaux. Ensauvagé, il gronde, rugit, siffle, grogne pour défendre son territoire (126). Il y parvient, mais, dans la nuit profonde, il voit flamboyer les yeux des bêtes des bois. Se sont-elles métamorphosées en esprits malfaisants ? Sont-elles habitées par les morts revenus ? Effrayé, le jeune narrateur s’écrie : « Ces yeux rouges m’ont glacé. Jamais il n’y avait eu une nuit d’Halloween aussi vraie. J’ai levé les yeux, m’attendant à voir une sorcière. » (126)

Enfin, « faire le garçon » demande d’aller et venir sur les limites qui séparent le masculin du féminin. Dans le monde des garçons, qui est aussi celui du héros de Ma Montagne, la quête de l’oiseau et les gestes qui sont nécessaires à son accomplissement – moduler des sifflements, manier le canif, tailler des pipeaux, grimper aux arbres pour dérober des œufs, escalader les falaises pour éprouver le vertige – renvoient aux signes de leur virilité naissante. L’analyse qui précède l’a bien montré. Mais ce temps des oiseaux qui sépare les sexes, qui construit leur différence, « est aussi celui où s’acquiert le langage qui les rapproche, langage du courtisement, du désir, de la passion » (Fabre, 1986 : 14). Et c’est bien ce que le faucon fait découvrir à Sam au moment où il entre dans l’adolescence. « Il faudra que tu te rases dans un an ou deux » (George, 1987 : 149), précise un personnage du roman. Cet éveil à la sexualité, le texte le met en scène de façon métaphorique. Après la capture périlleuse de l’oiseau, Sam s’endort près d’un ruisseau parmi les boutons d’or. C’est à son réveil qu’il éprouve ses premiers émois sensoriels. « Je l’ai prise dans le creux de mes mains et je l’ai tenue sous mon menton. J’ai fourré mon nez dans le duvet chaud et profond. Il avait une odeur poussiéreuse et douce. » (59) Alors les mots de l’oiseleur deviennent des mots d’amour : « J’aimais cet oiseau. Oh, comme je l’ai aimé, cet oiseau, dès cette minute odorante. » (59) Le discours amoureux se fait à nouveau entendre quand Sam croit que Terrible est partie en migration : « [M]on cœur était triste et battait à tout rompre. J’avais assez de nourriture, j’en étais certain. Terrible n’était pas indispensable à ma survie mais je l’aimais tant. Elle était plus qu’un oiseau. » (115) Les expressions « moi et Terrible » se multiplient au fil des pages et élèvent au rang de couple le jeune garçon et son faucon.

La passion des oiseaux fait de Sam non seulement un amoureux, elle le transforme aussi en mère attentive : « J’ai dépouillé le lapin et j’ai donné à Terrible quelques-uns des morceaux les plus savoureux du point de vue d’un jeune faucon : le foie, le cœur, la cervelle. Elle a tout englouti tout rond. Je l’ai regardée avaler, ravi. » (61) D’ailleurs, dans sa montagne, Sam réalise bien d’autres tâches féminines : il fait la cuisine et coud des peaux de bêtes pour en faire des vêtements, par exemple. Mais bien évidemment cette inversion momentanée des rôles contribue à construire l’ordre masculin.

« Faire la fille »

Du côté des filles, les limites sont posées pour ne pas être transgressées et les rôles distribués une bonne fois pour toutes. Les petites filles modèles s’occupent de Mimi, le rouge-gorge, pour apprendre à se comporter comme de parfaites petites mamans. Elles le font sous le regard attentionné des mères, qui supervisent leurs façons de faire avec une grande bienveillance. Si les garçons comme Sam, libres de toute tutelle adulte, arrachent du nid les oisillons sans défense, les fillettes, elles, ont à faire les nids. Et ce n’est pas si facile ! Elles sont, dans un premier temps, bien inexpérimentées ! Marguerite propose de faire un petit lit ou de coucher Mimi dans le lit de sa maîtresse. Élisa, la bonne aux origines campagnardes, s’autorise à donner un avis d’experte : « Il faut mettre de la mousse et un peu de laine par-dessus : il aura ainsi un petit nid bien chaud. » (Ségur, 1980 : 125) Mais Sophie, qui a fréquenté Palmyre, la fille de la jardinière du château, prétend avoir des compétences en la matière. « Je sais très bien arranger des nids d’oiseaux : Palmyre en faisait souvent pour les petits qu’elle dénichait. » (125) Or la petite paysanne n’a pas, loin s’en faut, la maîtrise masculine des oiseaux. Certes, elle les déniche – certains d’entre eux, pas les rapaces comme Sam –, mais elle ne sait pas les soigner : « Ils mouraient tous, explique Sophie, nous ne comprenions pas pourquoi. » (127) Dans le paradigme des gens du monde des oiseaux, il y a bien peu de place pour les fillettes qui auraient quelques velléités d’occuper un « rôle à soi ». À peine reconnues comme dénicheuses, elles ne peuvent pas être oiseleuses, le mot n’existe pas au féminin, et d’ailleurs elles ne sont pas expertes dans la façon de prendre les oiseaux. Palmyre comme Sophie feraient également de bien piètres oiselières tant leur savoir-faire dans l’élevage des oiseaux est précaire. Alors, il ne leur reste plus qu’à occuper le rôle d’oiselles, c’est-à-dire de jeunes filles un peu niaises. Et c’est bien ce que laisse entendre le texte à travers l’inquiétude et la colère des autres fillettes du roman. « Imbécile de Sophie », s’exclame Marguerite (126). « Comment ? Vous ne compreniez pas que les oiseaux, n’ayant pas d’air, étouffaient dans les chiffons et le coton ? », s’étonne Élisa (127). Et Sophie de répondre : « Mais non ; je croyais que les oiseaux n’avaient pas besoin de respirer. » (127)

Non seulement il faut savoir faire des nids-berceaux, mais il faut aussi apprendre à éduquer l’oiseau-enfant et à ne pas le « gâter ». Pour donner à lire cette leçon, le texte fait continûment glisser l’oiseau d’une représentation animalisée (Élisa le chasse à coups de balai pour qu’il rentre dans sa cage, Sophie se demande comment un pauvre oiseau pourrait demander pardon) à une représentation anthropomorphisée (Madeleine l’admoneste en ces termes : « Mimi, obéissez, monsieur, venez ici tout de suite » [130]). Pour renforcer encore le procédé, les personnages jouent de l’intertextualité. Sophie évoque la scène du cabinet de pénitence qui s’est déroulée deux chapitres plus tôt dans le roman : « Hélas ! Il fait comme moi jadis ; il s’est fâché dans sa prison comme je me suis fâchée dans la mienne […]. J’espère qu’il se repentira comme moi. » (131) Cette mise en abîme de la désobéissance et de son repentir donne la marche à suivre aux apprenties éducatrices : Madeleine s’empresse d’ajouter : « Quand il rentrera, je l’enfermerai dans sa cage, et il y restera jusqu’à ce qu’il demande pardon. » (131) Cet apprentissage éducatif tend donc à éloigner de l’oiseau la part ensauvagée qui est en lui. Contrairement aux garçons, qui s’ensauvagent jusqu’à « faire l’oiseau », les filles « culturalisent4Ce terme renvoie aux thèses de l’anthropologue Philippe Descola. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, il déclare : « L’anthropologie, on le voit, n’a cessé de se confronter au problème des rapports de continuité et de discontinuité entre la nature et la culture, un problème dont on a souvent dit qu’il constituait le terrain d’élection de cette forme originale de connaissance. » Un peu plus loin il ajoute : « Où s’arrête la nature et où la culture commence-t-elle lorsque je prends un repas, lorsque j’identifie un animal par son nom ou lorsque je cherche le tracé des constellations dans la voûte céleste ? » (2001 : 14-16) » l’oiseau pour le ramener dans les limites du domestique. Si elles s’adressent aux oiseaux, elles n’accèdent pas à leur langage. Quand Madeleine s’adresse à Mimi, elle ne siffle pas ! Les filles ne doivent pas siffler, cela ne se fait pas. Et celles qui sifflent, au temps de la comtesse de Ségur et encore d’une certaine façon aujourd’hui, sont des garçons manqués ! Dans Les Malheurs de Sophie (1858), Mme de Réan, à qui on vient d’offrir un bouvreuil, se propose de le faire chanter pour faire plaisir à Paul et à Sophie. Elle s’adresse à lui en ces termes : « Chante, mon ami, chante, petit, chante. » (Ségur, 1977 : 124) Certes, Mme de Réan comme les petites filles modèles appartiennent à un milieu aristocratique, mais dans les sociétés pastorales également, « alors que le chien et le troupeau sont conduits au sifflement, véritable langage des bergers, la gardeuse de brebis, la pastora, a une technique à elle, un cri de femme perçant, elle ne siffle pas » (Fabre, 1988 : 23).

Cet interdit sépare fortement, dans notre corpus et pas seulement, les filles des garçons. Car maîtriser le langage des oiseaux, c’est, comme nous l’avons vu précédemment, accéder aux premiers émois amoureux, découvrir sa jeune force virile.

Et pour la fille, qu’en est-il des révélations portant sur les pouvoirs de son corps et des interdits qui s’y rattachent ? Nous voudrions tenter une lecture en essayant de ne pas trop surinterpréter. Nous proposons de partir du terme « rouge », en quelque sorte de suivre le fil rouge ! Tout d’abord, rappelons que le titre du chapitre qui nous intéresse s’intitule « Le rouge-gorge ». Au Moyen Âge, cet oiseau était le symbole de la luxure et de la volupté. On le trouve fréquemment représenté dans les tableaux de Jérôme Bosch, notamment dans le fameux triptyque du Jardin des délices (entre 1490-1500). En feuilletant Le Folklore de France (1898), de Paul Sébillot (1968 [1898] : 136-138), consacré à la faune et à la flore, on apprend que le rouge-gorge doit la couleur de son plumage aux expéditions dangereuses qu’il a menées pour dérober au ciel le feu bienfaiteur de l’humanité. D’autres récits associent cet oiseau compatissant à la Passion du Christ et la tache rouge qu’il porte serait liée au sang de Jésus. C’est donc de passion, de feu et de sang que parlent les plumes rouges de notre oiseau ! Ce sont encore deux gouttes de vin qui, dans la fiction ségurienne, ressuscitent le pauvre Mimi à moitié étouffé par le coton virginal. Mais, pour que l’opération réussisse, il aura fallu auparavant qu’Élisa insuffle dans le petit corps inanimé le souffle de la vie, signalant ainsi la supériorité de la force génésique des femmes sur les fillettes en attente de sang.

Toujours dans le même chapitre, Madeleine se plait à décrire le joli petit ventre rouge de Mimi. Et, d’une certaine manière, on peut dire que le ventre tourmente les fillettes qui n’ont pas encore compris que les transformations physiologiques qui travaillent leurs corps doivent s’accompagner d’une grande maîtrise de soi. Mais les mamans sont là pour le leur rappeler ! Sophie, juste avant l’histoire du rouge-gorge, a ingurgité à s’en rendre malade du cassis et des cerises ! Les fruits rouges ont, bien évidemment, provoqué une indigestion et les désagréments corporels qui l’accompagnent. Mais ils ont également occasionné chez Sophie des débordements – colère, révolte, violence – peu compatibles avec l’image de jeune fille en fleurs, charmante et obéissante, que l’on attend d’elle. La fillette a d’ailleurs très bien compris la leçon puisqu’elle est capable de juger avec sagacité la désastreuse conduite de Mimi ! Et ce n’est pas pour rien si les petites filles sont occupées à tresser des paniers quand s’ouvre le chapitre sur le rouge-gorge. Ces travaux de vannerie, qui sont à ranger dans l’ensemble des tâches féminines comme le tricot, la couture et la broderie, sont imposés aux filles pour les « contenir », les enserrer dans une constante leçon de maintien5Pour une analyse approfondie, voir Fabre, 1993 : 166. où le corps immobile exécute des gestes répétitifs.

Les oiseaux de papier

Un dernier point reste à aborder pour clore, momentanément, cette tentative comparatiste de l’éducation par les oiseaux selon les sexes : il s’agit d’explorer le lien entre oiseau et écriture. Bien sûr, on pense à la plume pour passer d’un univers à l’autre ! L’école buissonnière dans nos textes n’entre jamais véritablement en opposition avec l’autre école, celle des apprentissages scolaires.

Dans Ma Montagne, Sam est un jeune garçon du XXe siècle parfaitement scolarisé, qui suit des études tout à fait normales. Et, dans la parenthèse de son séjour dans les Catskill, il ne cesse d’articuler « l’école des oiseaux » avec « l’école des livres ». Il se rend régulièrement à la bibliothèque du village pour explorer les vieux cadastres, lire des ouvrages sur les plantes et surtout consulter des documentaires sur le dressage des faucons pèlerins, car il a repéré dans le ciel « l’oiseau de chasse des rois » (George, 1987 : 55). Après une après-midi passée à travailler avec Mlle Turner, la bibliothécaire, il déclare en savoir suffisamment. Et comme il a appris que « le faucon commun préfère nicher sur les falaises » (55), il sait exactement où il doit aller. Il sait également quel oisillon prendre au nid : le plus gros, dit-il, car « les femelles sont plus grosses que les mâles. Ce sont elles les “faucons”. L’orgueil des rois. » (57) Sam renoue ainsi, d’une certaine manière, avec l’art de la fauconnerie, ce savoir historiquement très fortement associé aux princes et aux puissants. En effet, tous les traités de fauconnerie rappellent l’affinité des grands seigneurs avec ces oiseaux au vol majestueux. La familiarité qui existe entre l’oiseau et l’homme est l’apanage des rois. Et dans ce coin perdu de montagne, Sam devient, entre un hiver et deux étés, un petit roi, une sorte de roitelet !

Non seulement Sam accède-t-il aux écrits sur les oiseaux, mais il apprend lui-même à écrire sur les oiseaux. Dans le temps même de son aventure, il tient un journal dans lequel il consigne ses découvertes, ses réussites. À propos des soirées passées à dresser Terrible, il note : « C’étaient des soirées très agréables. La plus belle c’est quand j’ai écrit ça : “Terrible a attrapé sa première proie. C’est maintenant un faucon dressé. […]” » (86)

Et le roman lui-même est un récit autobiographique, rédigé après coup, où le « je » qui s’exprime conjugue à travers l’expérience narrative qu’il entreprend l’oiseau et la lettre, le faire et le dire, la pratique des oiseaux et sa mise en mots. L’inventivité du narrateur est évidente et le savoir des oiseaux fait jaillir la création verbale : « [E]lle a fait bouffer ses plumes. J’appelle ça un “mot de plume”. Ça veut dire qu’elle est contente. » (81) Ainsi, Ma Montagne, le livre, donne à lire l’expérience des oiseaux, les mots faisant ressurgir les « émotions formatrices des jeunes oiseleurs » (Fabre, 1986 : 33).

Dans le texte des Petites filles modèles, le lien oiseau/écriture existe également et il est lui aussi à interroger. Ni l’époque ni le milieu social évoqués dans l’univers ségurien ne correspondent au monde de Sam. Certes, nos petites héroïnes vivent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais leur appartenance à l’aristocratie en font des fillettes totalement acquises à la raison graphique. Il est donc intéressant de voir comment, à leur tour, elles jouent de l’oiseau et de la lettre. Ce n’est pas comme chez Sam, un écrit qui élargit le champ du savoir ou l’écrit jubilatoire de l’effervescence verbale. L’écrit que suscite la fréquentation de l’oiseau chez les fillettes est toujours en homologie avec la leçon que son éducation a permis de dégager. Ainsi Mimi a tout brisé dans sa cage comme Sophie a déchiré et brisé dans le cabinet de pénitence le livre, l’encre et la plume qui devaient lui servir à recopier dix fois la prière « Notre Père qui êtes aux cieux » (Ségur, 1980 : 113). C’est encore le genre codé de l’épitaphe moralisatrice qui est sollicité à la fin du chapitre sur le rouge-gorge. Sur la tombe de l’oiseau est écrit :

Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur de sa maîtresse jusqu’au jour où il périt victime d’un moment d’humeur. Sa fin fut cruelle : il fut dévoré par un vautour. Ses restes, retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici. Fleurville, 1856, 20 août. (133)

Dans les deux cas, les textes convoqués se caractérisent par des traits génériques stéréotypés qui ne laissent aucune initiative au scripteur ou à la scriptrice. La prière est l’objet d’un exercice de copie où le geste graphique inscrit dans le corps comme dans l’esprit l’obéissance et le repentir. L’épitaphe, qu’il faut distinguer de la plainte funèbre, est réduite aux données essentielles et prisonnière de formulations figées. Elle s’ouvre avec l’expression rituelle « ci-gît », suivie du nom du défunt, et se ferme avec le non moins rituel « reposent ici » qui renvoie de façon synonymique au début. La caractérisation du « mort », les circonstances de la disparition, le chagrin du proche se disent en termes convenus : Mimi n’est que « gaieté et gentillesse », aussi sa fin ne peut-elle être que « cruelle » et sa maîtresse « inconsolable » ! Quant aux informations qui portent sur le lieu et la date, elles doivent se trouver dans l’espace qui leur est réservé : la silhouette de l’écrit est, elle aussi, soumise aux contraintes génériques. Au travers de cet exercice d’écriture, les petites filles ont appris à dire le chagrin dans des formes attendues et convenables ou reformulé autrement, à ne pas dire ce qu’elles ressentent véritablement. Dans ces conditions, il est tout à fait compréhensible que la seule qualité à valoriser chez les jeunes scriptrices soit la calligraphie et c’est ainsi que revient à Camille, « qui avait la plus belle écriture » (133), de rédiger l’épitaphe. En définitive, la prière comme l’épitaphe sont des écrits qui enferment les fillettes et les ramènent dans les limites de l’ordre féminin.

Les modèles d’enfance que proposent ces deux romans pour la jeunesse permettent aux jeunes lecteurs d’aujourd’hui de suivre à leur tour, par la médiation de la littérature, le chemin des oiseaux. S’il est bien difficile pour nombre d’entre eux de courir les nids, de capturer un faucon et de le dresser, le temps de la lecture permet l’accomplissement de ces exploits inouïs !

Et pour les fillettes, qu’en est-il ? Selon la belle formule de Michel de Certeau (1980), si « [l]ire est un braconnage », on peut penser que certaines d’entre elles arrivent à s’identifier au héros de Ma Montagne. Mais, d’un autre coté, le modèle des petites filles maternantes évoluant dans un lieu protégé n’est pas totalement périmé. Alors, c’est peut-être dans la tension entre ces deux modèles que les petites lectrices font le chemin des oiseaux !

Bibliographie

Bourdieu, P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.

Certeau, M. de, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, 10-18, 1980.

Descola, P., Anthropologie de la nature, leçons inaugurales du Collège de France, Paris, Collège de France, 2001.

Fabre, D., « La Voie des oiseaux », L’Homme, vol. 99, XXVI (3), juil-sept. 1986, p. 7-40.

Fabre, D., « Le Maître et les oiseleurs », dans A. Perbosc, Le Langage des bêtes. Mimologismes populaires d’Occitanie et de Catalogne, Carcassonne, Garae Hésiode, 1988, p. 9-51.

Fabre, D., « Une Culture paysanne », Histoire de la France. 4. Les Formes de la culture, Paris, Seuil, 1993, p. 121-216.

George, J., Ma Montagne, Paris, L’École des loisirs, 1987.

Propp, V., Les Racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard NRF, 1983.

Scarpa, M., « La Voie du faucon », dans J.-M. Privat (dir.), Ma Montagne. Lectures pluridisciplinaires d’une robinsonnade pour la jeunesse, Metz, Université Paul Verlaine-Metz, 2006, p. 149-175.

Sébillot, P., Le Folklore de France. 3. La faune et la flore, Paris, G.P Maisonneuve et Larose, 1968.

Ségur, C. de, Les Malheurs de Sophie, Paris, Gallimard, 1977.

Ségur, C. de, Les Petites filles modèles, Paris, Gallimard, 1980.

Vinson, M.-C., « L’École des oiseaux », dans C. Lachet (dir.), Les Oiseaux de la réalité à l’imaginaire. Actes du colloque international de Lyon des 1er, 2 et 3 juin 2005, Lyon, C.E.D.I.C., Centre Jean Prévost, 2005, p. 281-292.

Pour citer

Vinson, Marie-Christine, « L’école des oiseaux », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, « Ethno/livres », 2024, https://ethnocritique.com/4-2-lecole-des-oiseaux/.

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