4.3 La civilisation des Robinsons
Ma Montagne (1959), le roman de Jean George, est une robinsonnade pour la jeunesse1Cet article a été publié en 2006 dans le sixième numéro de Recherches textuelles, « Ma Montagne. Lectures pluridisciplinaires d’une robinsonnade pour la jeunesse ». Voir Vinson, 2006 : 95-116.. À ce titre, il entre dans le grand paradigme des réécritures du roman des origines du genre, le Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe. Plus précisément, il faudrait plutôt parler ici d’« effet de généricité2Dans leur article « Des genres à la généricité » (2004), Jean-Michel Adam et Ute Heidmann expliquent que la généricité des textes « est, à la fois, un travail textuel de conformisation et de transformation, voire de subversion d’un ou de plusieurs genre(s) donné(s). Pour la plupart, les textes opèrent un travail de transformation d’un genre à partir de plusieurs (plus ou moins proches). La prise en compte de cette hétérogénéité générique est le seul moyen d’approcher la complexité de ce qui relie un texte à un interdiscours. » Car « [c]omme pour la langue, la codification en synchronie stable d’un genre est un effet trompeur de la coupe analytiquement pratiquée dans un continuum dynamique » (62-72). », car le texte non seulement se conforme aux caractéristiques génériques de la robinsonnade mais joue également avec la codification et y apporte des transformations. En effet, Ma Montagne, publié pour la première fois en 1959, prend ses distances par rapport au modèle : plus de naufrage sur une île déserte, mais une fugue annoncée dans un coin perdu des Catskill ; plus de Vendredi, mais des rencontres épisodiques qui viennent rythmer l’aventure. Le temps de la mise à l’écart s’est nettement rétréci, les valeurs de dominations colonisatrices se sont transformées en valeurs écologiques. Reste l’apprentissage de la vie, plus précisément l’apprentissage social d’un jeune garçon.
Dès les premières pages de son ouvrage La Société des individus (1991), Norbert Elias postule « la nature intégralement sociale » (63) de l’homme. Et il ajoute, pour exemplifier son propos :
Même Robinson porte la marque d’une certaine société, d’un certain peuple, d’une certaine catégorie sociale. Coupé de toute relation avec eux, perdu sur son île, il adopte des comportements, forme des souhaits et conçoit des projets conformes à leurs normes ; il adapte donc ses comportements, forme ses souhaits et conçoit ses projets tout autrement que Vendredi, même si sous la pression de la situation nouvelle ils font tout pour s’adapter l’un à l’autre et se transforment mutuellement pour se rapprocher. (64)
Si l’enfant « a besoin de l’empreinte sociale » (63) pour devenir un individu humain, Elias montre bien que la spécialisation croissante des sociétés urbanisées et industrialisées allonge considérablement et complexifie profondément la préparation aux fonctions d’adulte :
L’extension et l’organisation particulière de la tranche de vie située entre l’enfance et l’accession à la vie sociale adulte interviennent comme l’un des facteurs qui rendent plus difficile à l’individu son insertion dans la société des adultes et aggravent le risque qu’il ne parvienne pas à trouver un véritable équilibre entre ses inclinations personnelles, ses propres mécanismes de contrôle de soi et ses fonctions sociales. (173)
La robinsonnade, et plus particulièrement Ma Montagne, offre par le biais de la fiction un espace discursif où Sam, le jeune héros, part à la recherche de cet équilibre et finit par le trouver. Aussi la lecture proposée dans cet article va-t-elle s’interroger sur le projet de socialisation d’un adolescent donné à lire dans le texte, ce que Norbert Elias appelle le « processus de civilisation ».
Être seul et/ou être autonome
La robinsonnade, c’est une loi du genre, place le héros en situation de solitude : elle le laisse faire des choix pour mener sa vie. Cet apprentissage de l’autonomie présenté comme un désir adolescent d’indépendance est en fait une nécessité. Les individus d’aujourd’hui « peuvent bien plus librement décider de leur sort. Mais aussi doivent-ils décider de leur sort. Non seulement ils peuvent devenir plus autonomes, mais ils le doivent. À cet égard, ils n’ont pas le choix. » (169)
Dans nos sociétés, explique Norbert Elias, les individus, une fois adultes, sont amenés à quitter leur groupe d’origine et à exercer, par eux-mêmes et sur eux-mêmes, des fonctions de guidage et d’auto-contrôle (169). Plus tard, loin de sa famille, de ses amis, de son quartier, Sam devra ainsi s’en remettre à lui-même pour se protéger et contrôler ses comportements. Mais l’adolescent de Ma Montagne est loin d’avoir terminé son parcours éducatif. Pour pouvoir se diriger lui-même, apprendre à « se gouverner », il a encore besoin des autres. Autonomie et interactions sociales sont intrinsèquement liées : l’individu se construit au travers de son rapport avec ses semblables et la « liberté » qu’il acquiert est le résultat de ces échanges, de ces liens de dépendance qui le rattachent à la société qui est la sienne. Et c’est donc de façon faussement paradoxale, dans l’isolement d’une forêt de sapins, qu’est donnée à Sam la possibilité d’acquérir et de construire son autonomie « dans un va-et-vient continu de relations avec les autres » (164).
Dès le début du roman, après une première nuit éprouvante, il rencontre Bill, qui lui apprend comment allumer un feu, un savoir-faire indispensable pour pouvoir continuer l’aventure. Aussi le premier feu qu’il réussit à faire vivre le remplit-il de joie. Il remarque alors : « Jamais plus je ne me suis senti aussi indépendant. » (George, 1987 : 32) Mais il a également besoin des compétences de Mlle Turner, la bibliothécaire, pour accéder au fonds ancien et retrouver la ferme de son grand-père :
Tout ce que je lui ai dit, c’est que je voulais trouver la vieille ferme Gribley, et que les Gribley n’y avaient pas vécu depuis peut-être une centaine d’années ; alors elle s’est éclipsée. J’entends encore cliqueter ses talons, quand je pense à elle, qui s’affairait sur les étagères pour me trouver de vieilles cartes, des histoires des Catskill et des dossiers de lettres et actes notariés qui devaient sortir des greniers de Delhi. (28)
De plus, les livres qu’il a lus ou qu’il va lire à la bibliothèque lui permettent de faire bouillir de l’eau dans une feuille (« J’avais lu qu’on pouvait faire bouillir de l’eau dans une feuille » [42]), de dresser un faucon (« je voulais quelques livres sur les rapaces et les faucons » [53]), de se documenter sur les vitamines (« Je me suis demandé si je ne devais pas marcher jusqu’à la bibliothèque et relire les documents sur les vitamines » [177]). Bando, qu’il rencontre par hasard, l’aide à faire ses réserves pour l’hiver, confectionne des confitures, lui montre comment fabriquer des pipeaux de jonc. Avec Aaron, Matt et M. Blouson, il améliore ses rapports aux autres. Aussi, vers la fin du roman, conclut-il, en toute logique : « J’avais acquis mon autonomie. » (212) Deux cent douze pages ont été nécessaires pour y arriver, deux cent douze pages qui ont mis en évidence la pénibilité et le coût à payer pour ce long travail de maturation qui fait d’un enfant un adulte responsable, « civilisé ».
Mais si « le processus de modelage qui aboutit à la civilisation occidentale est un processus particulièrement difficile » (Elias, 1975 : 202), c’est aussi parce que, selon la loi sociogénétique3« Nous retrouvons ce que nous avons appelé plus haut la loi fondamentale sociométrique. L’histoire d’une société se reflète dans l’histoire interne de chaque individu : chaque individu doit parcourir pour son propre compte en abrégé le processus de civilisation que la société a parcouru dans son ensemble ; car l’enfant ne naît pas “civilisé”. » (Elias, 1973 : 279) chère à Elias, chaque individu refait, pour son propre compte, le parcours du processus de civilisation accompli par la société toute entière. La robinsonnade, et plus particulièrement Ma Montagne, propose une série de mises en abyme de cette projection de l’histoire d’une culture dans l’acculturation singulière d’une personne. Aussi Sam, le héros du roman, refait-il l’histoire de sa famille. Il remonte le temps à la recherche de la ferme de l’arrière grand-papa Gribley et du hêtre fondateur : « Quelque part dans les Catskill, il y a un vieux hêtre avec le nom de Gribley gravé dessus. » (George, 1987 : 13) Il fouille les archives de la bibliothèque pour découvrir les chemins abandonnés qui mènent au berceau familial, aménage sur la propriété un arbre-maison, réapprend les gestes du pêcheur, chasseur, cueilleur qu’avait dû être son ancêtre. Ce retour à l’origine dépasse, par son ampleur, les attentes du jeune garçon, puisqu’à la fin du roman, la famille au complet viendra s’installer dans cet espace retrouvé.
Sam refait aussi l’histoire de son pays, la conquête des États-Unis. Tel un pionnier, il se lance dans l’occupation « douce » de ce coin inhabité des Catskill. Il part, muni de quelques savoir-faire indispensables, mais sans équipement coûteux particulier, animé du désir d’échapper à la promiscuité de l’appartement new-yorkais (« On était onze là-dedans […]. Et pas un de nous n’aimait ça. » [13]) et surtout de vivre une autre existence. Il va explorer la montagne, l’apprivoiser. L’aventure des espaces (l’Ouest américain) et de l’espace (l’américain Neil Armstrong sera le premier homme à marcher sur la Lune) fait profondément partie de l’histoire américaine. Mais la conquête de Sam est dépourvue d’agressivité colonisatrice : il veut se mettre à l’écoute de la nature, se fondre en elle pour trouver une place qui ne perturbe en rien l’équilibre des lieux.
Car Sam renoue aussi avec la tradition naturaliste américaine : un des personnages le surnomme « Thoreau ». Et Sam est bien ce nouveau Thoreau qui réinvente un siècle plus tard Walden ou la Vie dans les bois. Ce classique de la littérature américaine, publié en 1854, commence ainsi :
Quand j’écrivis les pages suivantes, ou plutôt en écrivis le principal, je vivais seul dans les bois, à un mille de tout voisinage, en une maison que j’avais bâtie moi-même, au bord de l’Étang de Walden, à Concord, Massachusetts, et ne devais ma vie qu’au travail de mes mains. » (Thoreau, 1999 : 7)
Thoreau, tout comme Sam, vit en harmonie avec la nature : « Tandis que je me promène le long de la rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel nuageux et le vent, et que je ne vois rien de spécial pour m’attirer, tous les éléments me sont étonnamment homogènes. » (129) Et les textes, parfois, semblent même se répondre : « Je ne me suis jamais senti solitaire. » (131), dit Thoreau ; « Je n’ai pas souffert de la solitude. » (George, 1987 : 144), reprend Sam. Quand les « longs orages » grondent, l’auteur de Walden se tient derrière sa porte et savoure « sa protection » (Thoreau, 1999 : 63) ; pendant les « longs mois d’hiver » (George, 1987 : 145), le héros de Ma Montagne s’assoit dans l’embrasure de sa porte et observe les animaux s’ébattre dans la neige.
Enfin, Sam refait aussi l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas facile : « […] j’avais vraiment le sentiment de tourner en rond et je me demandais comment l’homme primitif avait eu assez de temps et d’énergie pour arrêter de chasser sa nourriture et commencer à inventer le feu et les outils » (40). Pourtant, non seulement il apprend à faire du feu et à se nourrir, mais il parvient à fabriquer des outils, à tanner les peaux de cerfs. Il réussit à mettre au point des stratégies de conservation des aliments (fumage, séchage), à domestiquer les animaux sauvages (dressage du faucon pour la chasse). Il maîtrise le temps en imaginant un calendrier à encoches. Il poétise le monde qui l’entoure en chantant l’eau froide, l’oiseau moqueur ou le grand duc. Il se réapproprie l’écriture en rédigeant son journal sur des écorces de bouleau. Grandir nécessite d’apprendre ce que les autres ont inventé avant nous.
Homo clausus
La personne qui lit peut être fascinée par le travail incessant de Sam. Il chasse, il pêche, il apprivoise un faucon. Son esprit inventif et son habileté sont admirables. Mais est encore plus admirable le fait qu’à aucun moment il ne renonce à ses manières d’individu policé. Jamais Sam ne se laisse totalement aller à un retour à l’état de nature : faire du feu, aménager un arbre creux en maison, fabriquer un lit, faire des confitures le mettent irrémédiablement à l’abri d’un ensauvagement possible. Il va même jusqu’à donner des noms de personnes (ceux de ses voisins de la Troisième Avenue) aux animaux sauvages qui vivent à proximité de son arbre dans une sorte de mouvement de culturalisation de la nature.
Une relecture fine du texte montre que Sam devient même de plus en plus « civilisé » au fur et à mesure que son « expérience inoubliable » s’étale dans le temps : entre la première rencontre avec Bando et la seconde, le jeune garçon a confectionné des vêtements neufs, une couverture, a doté son logis d’une cheminée avec conduit. Il possède même des fourchettes en nombre respectable qui font s’exclamer son invité : « mais tu as de l’argenterie ! » (150) Pourquoi Sam ne mange-t-il pas avec les doigts ? Pourquoi se sert-il d’une fourchette ?
Quand nous analysons nos propres sensations face au rituel de la fourchette, nous nous rendons parfaitement compte du fait que l’instance suprême qui décide du caractère « civilisé » ou « non civilisé » de notre comportement est notre seule sensibilité. La fourchette n’est que la concrétisation d’une norme déterminée de ce que nous ressentons comme « pénible ». (Elias, 1994 : 180)
Le « garçon sauvage » a intériorisé les normes sociales imposées par la société à laquelle il appartient. Nul besoin de recommandation particulière, l’habitude de voir les adultes utiliser une fourchette et les contraintes exercées par les parents font que notre jeune héros n’a même pas conscience des pressions qui l’ont façonné. Il reproduit le « rite de la fourchette » par automatisme culturel. Une fois la venaison servie, pour que Bando puisse manger sans se salir les doigts, Sam précise : « J’ai dû lui tailler une fourchette dans la fourche d’une petite branche. » (George, 1987 : 99) De retour dans l’arbre-maison pour Noël, Bando (encore lui) remarque « les fourchettes que [Sam] avait taillées » (150). Le père, avant de quitter son fils, « a taillé quelques cuillers de cuisine et des fourchettes » (162). Sam, dans sa montagne, ne renonce pas à ces intermédiaires culturels que sont les fourchettes, qui civilisent la part sauvage des viandes comestibles (le cerf par exemple) et annihilent les sensations de dégoût et de déplaisir liées à la transgression de certaines normes sociales considérées comme allant de soi par le monde environnant. Ne pas se conformer à ces normes exclurait Sam de la « société civilisée ». Ce n’est ni ce que recherche le héros ni ce que vise la robinsonnade.
Un autre exemple, particulièrement explicite, montre combien Sam reste attaché à la « société des individus ». Dès le début de son aventure, il se fabrique un instrument de mesure du temps : « Chaque jour je taillais une nouvelle encoche dans un bâton de tremble que j’avais planté dans le sol pour me servir de calendrier. » (45) Pour coexister avec les autres, pour satisfaire aux besoins de son existence personnelle, chaque individu doit apprendre à mesurer le temps : il en va de sa survie sociale dans le groupe auquel il appartient. Les indications de temps sont si nombreuses dans le roman qu’il est possible, en pratiquant une lecture attentive, de calculer le nombre de saisons passées sur la montagne. Car Sam, dans sa solitude, ne renonce pas à dater les faits et gestes de sa vie. Au contraire, les pages de son journal sont émaillées de précisions calendériques : 20 juin, 29 août, 31 août par exemple (69, 104, 105). Plusieurs phrases commencent ainsi : « Voici une semaine que je fais chaque jour […] », « Une fois Noël passé […] » ou encore « Dès la mi-mars […] » (118, 163, 197). Certains détails sont donnés : « J’ai passé la main par la porte et j’ai ramené mon bâton calendrier. J’ai compté 28, 29, 30, 31. […] C’est Halloween. » (120) Par le biais du calendrier,
c’est une sorte de message qu’un groupe humain adresse à chacun de ses membres individuels. Le mécanisme du [calendrier] est agencé pour qu’[il] transmette des messages et, par là, permette de réguler les comportements du groupe. Ce qu’un [calendrier] communique par le truchement des symboles inscrits sur [son cadran] constitue ce que nous appelons le temps. En regardant [le calendrier], je sais qu’il est [tel ou tel jour, mois, année] pour moi mais aussi pour l’ensemble de la société à laquelle j’appartiens. (Elias, 1996 : 20)
À aucun moment Sam n’envisage de rompre ce lien social. Il en a besoin, par exemple, pour anticiper la venue de Bando lors des vacances de Noël et préparer dignement la réception. « Un jour j’ai regardé mon bâton-calendrier et je me suis rendu compte que c’était presque Noël. J’ai pensé : Bando va venir. » (Georges, 1987 : 148)
Non seulement les indications relatives au calendrier sont fréquentes dans le texte, mais il y a comme une sorte de dérapage non contrôlé des notations temporelles. Que le narrateur montré, Sam, puisse donner avec précision les noms des mois et les numéros des jours passe encore ! Il a son bâton-calendrier qu’il doit tenir (tout au moins faut-il le supposer) avec beaucoup de soin. Mais comment peut-il écrire : « Il était neuf heures du matin. J’étais très occupé à maintenir les flammes basses pour qu’elles ne montent pas lécher et brûler le poisson. » (3) ? Ou encore : « Vers quatre heures et demie, la veille de Noël […] » (148) ? À aucun moment il ne nous est dit que le héros possède une montre. Or l’organisation même de la diégèse s’appuie sur des données temporelles très fines. Matt (l’une des rencontres de Sam sur la montagne) lui donne rendez-vous pour « le douze avril à trois heures et demie en dehors de la ville » (193). Une dizaine de pages plus loin, le narrateur nous informe : « Quelques jours plus tard, j’ai retrouvé Matt sur la Route 27 à trois heures et demie. » (202) Comment rendre compte d’une telle ponctualité ?
Il faut plutôt voir dans ces dérives temporelles l’impossibilité pour l’autrice, Jean George, de se défaire « de la conscience omniprésente du temps qui nous gouverne » (Elias, 1996 : 180). Cette conscience du temps est un aspect du développement de notre société :
Nous nous sommes glissés à l’intérieur de cette conscience englobante du temps, laquelle est devenue une partie de notre propre personnalité. En tant que telle, elle nous paraît évidente. C’est comme si notre expérience du monde ne pouvait prendre une autre forme. (182)
En effet, dans les premières années de sa vie, l’enfant a appris à se familiariser avec la notion de temps et les contraintes qui l’accompagnent. S’il n’intériorise pas ces contraintes liées au processus de civilisation, il lui sera très difficile, pour ne pas dire impossible, de vivre dans la société.
L’évolution du genre, de la parution du Robinson de Daniel Defoe à nos jours, montre que « les robinsonnades sont sensibles à l’histoire, qu’elles sont les miroirs complaisants ou sévères que la société veut se donner d’elle-même » (Andries, 1996 : 24). Alors les robinsonnades pour la jeunesse ne sont-elles pas le lieu clos où le jeune héros-lecteur éprouve sa capacité à s’auto-contrôler, à se conduire de façon autonome, à se comporter en individu policé, « clos sur lui-même » selon la définition de l’homo clausus donnée par Elias (1991 : 19) ? La fourchette ou le bâton-calendrier sont là pour le rappeler.
S’il y a une relation circulaire entre « un faible contrôle des événements et un faible contrôle de soi » (Elias, 1993 : 22), l’enjeu de la robinsonnade, genre plutôt destiné aux adolescents, n’est-il pas de démontrer qu’un degré suffisant de maîtrise de soi permet de réduire la part « de l’affectivité et de l’imaginaire dans la compréhension des phénomènes naturels et des faits sociaux » (VII) ?
Aussi Sam parvient-il à maîtriser la nature : il finit par avoir raison du froid, de la tempête de neige, du long hiver, il apprivoise le faucon sauvage qui non seulement chasse pour lui mais devient également son animal-ami. Sam contrôle aussi progressivement ses relations aux autres : au début du roman, il ne veut voir personne, il se dérobe aux regards du garde-forestier ; il cherche à échapper à la vieille dame ; la première fois qu’il rencontre Bando, il n’est pas très à l’aise, « c’était un adulte, et je manquais toujours d’assurance en présence des adultes » (Georges, 1987 : 99). Ensuite, il sait de mieux en mieux régler son rapport aux autres. Enfin, Sam se contrôle lui-même, contrôle ses affects : il arrive à dominer ses « sombres frayeurs », il « ri[t] parce que [s]a première tempête de neige était passée et qu’après tout, ça n’avait pas été si terrible » (9-10).
On peut donc se demander si la robinsonnade pour la jeunesse n’est pas un plaidoyer pour réassurer les jeunes adolescents du bien fondé des contraintes et des obligations que nécessite le processus individuel de civilisation face à sa pénibilité et à son allongement croissant à mesure que la société se complexifie. Il faut du temps et des efforts pour que « l’enfant qui grandit soit prêt à ses fonctions d’adulte » (Elias, 1991 : 66).
Ma Montagne : « Un îlot de la jeunesse4Elias, 1991 : 172. »
Contrairement à la robinsonnade classique, à la robinsonnade des origines, Sam rencontre au cours de ses aventures plusieurs adultes qui jouent un rôle particulier. Effectivement, quand on se replonge dans le roman, on s’aperçoit que le héros est soutenu dans son projet par des adultes responsables que l’autrice valorise toujours. Dès le début du texte, le camionneur qui prend Sam en stop pour le conduire dans les Catskill est très compréhensif. Il est même en sympathie totale avec le jeune garçon, dans lequel il se reconnaît : « Tu sais quand j’avais ton âge, j’ai fait la même chose. » (Georges, 1987 : 16) Il l’informe d’ailleurs qu’il repassera le lendemain et qu’il pourra éventuellement le ramener chez lui. Même complicité chez le père qui « avait raconté la fois où il s’était sauvé de chez lui » (17). Et, loin de dissuader son fils, il l’encourage à tenter l’expérience : « Tous les garçons devraient essayer. » (17) Bando, autre adulte du roman, ne dit pas autre chose : « N’importe quel garçon normalement constitué a envie de vivre dans un arbre-maison et d’attraper au piège sa nourriture. Personne ne le fait, c’est tout. » (151) Quant à Mlle Turner, la bibliothécaire, elle ne met pas une seconde en doute la résolution de Sam et l’encourage. En lui coupant les cheveux, elle l’aide à poursuivre son aventure : « Je ressemblais à n’importe quel autre gamin qui aurait joué comme un enragé toute la journée, et qui, après une rapide toilette du soir, irait se coucher dans une maison normale. » (53)
Un retour sur ces comportements adultes particulièrement facilitants vis-à-vis du projet de Sam met en valeur un trait passé inaperçu à la première lecture : le rire jubilatoire qui accompagne les paroles de ces personnages. C’est le rire du camionneur au moment où il quitte le jeune héros : « Il a ri. » (17) C’est le rire du père qui apprend la décision de son fils : « il s’était tordu de rire » (17). C’est le sourire de Mlle Turner, la bibliothécaire, impressionnée par l’enthousiasme du jeune garçon : « Elle a souri, s’est carrée dans son fauteuil et s’est écriée : “Ça par exemple !” » (29) C’est le « sourire sympathique » de Bando qui se transforme en « bon rire qui jaillissait de lui sans trêve » et se communique à son interlocuteur : « J’ai souri, de plus en plus largement et puis j’ai ri avec lui. » (96 et 102) C’est enfin la remarque globalisante, faite par le narrateur lui-même : « Tout le monde a ri de moi. » (17) Effectivement, chaque fois qu’un personnage-adulte découvre le désir qu’a Sam de vivre dans la montagne, cela provoque, irrépressiblement, le rire. Ce rire marque à la fois l’étonnement, l’incrédulité, mais aussi la complicité et le plaisir. L’approbation des adultes du roman autorise le héros à se libérer, à vivre l’aventure jusqu’au bout, dans un cadre relativement protégé où les risques sont, dans une certaine mesure, limités. À tout moment, Sam peut revenir à la vie « civilisée » : le village de Delhi n’est pas très loin, de nombreux individus traversent son territoire.
En effet, la robinsonnade pour la jeunesse correspond au temps de l’adolescence où l’existence se déroule à l’abri de la vie des adultes, dans un monde à part, dans des sortes « d’enclaves, d’îlots de jeunesse » (1991 : 172), nous dit Norbert Elias. Il explique, par ailleurs, que plus l’écart se creuse entre l’enfant et ce qu’on attend de lui une fois adulte, plus le degré de civilisation à atteindre demande une longue préparation du sujet à travers la multiplication des expériences, « que ce soit en ce qui concerne sa perception du monde extérieur ou en ce qui concerne sa perception de lui-même, et de lui-même en relation avec les autres » (172). C’est pourquoi il est nécessaire de laisser un espace de liberté aux jeunes pour expérimenter d’autres façons de vivre, suivre des penchants, se façonner des comportements.
Une société qui n’offre pas à ses membres, et surtout aux jeunes, suffisamment d’occasions d’éprouver l’excitation agréable d’une lutte qui peut, mais pas nécessairement, engager la force physique et l’adresse, risque de rendre excessivement morne l’existence de ses concitoyens ; une telle société, en fait, ne fournit pas assez de correctifs complémentaires aux tensions peu excitantes de la routine de la vie sociale. (Elias, 1994 : 78)
Choisir librement de faire l’expérience de la vie « primitive » dans un coin perdu des Catskill permet donc de satisfaire des aspirations personnelles, d’élargir le champ de ses connaissances, mais aussi de relâcher les tensions engendrées par l’intériorisation des contraintes et des normes civilisatrices de la vie ordinaire.
Comment la robinsonnade, et plus particulièrement Ma Montagne, permet-elle à un jeune garçon de réaliser un tel programme ?
Sam, le héros, est, comme tout Robinson en herbe, mis en situation de pouvoir accomplir une série d’actions habituellement dévolues à des individus différenciés ou à des structures spécialisées. Il ne dépend que de lui-même pour se nourrir (repérer et sélectionner les aliments qu’il juge comestibles, les arracher quand il s’agit de plantes, les capturer quand il s’agit d’animaux, les cuisiner) ; pour se chauffer (ramasser le bois, imaginer et construire une cheminée, allumer un feu) ; pour se vêtir (chasser l’animal, tanner la peau, coudre les vêtements), par exemple. Il ne dépend que de lui-même pour choisir son arbre-maison, pour organiser son temps et planifier sa journée, pour se lier d’amitié ou se tenir à l’écart. Sur l’île ou dans la montagne, la division du travail n’existe pas. Par contre, auto-production et auto-consommation sont des modes dominants de fonctionnement. Aussi vivre en Robinson permet-il d’échapper aux « chaînes invisibles » (Elias, 1994 : 51-52) qui, selon la théorie éliasienne, rendent les individus de plus en plus interdépendants, pris qu’ils sont dans un réseau de relations très denses. En effet, « du fait de cette interdépendance irrémédiable des fonctions individuelles – surtout dans une société aussi différenciée que la nôtre – il faut que les actes d’une foule d’individus isolés se réunissent inlassablement en longues chaînes pour que l’action de chaque individu prenne tout son sens » (51-52). La robinsonnade offre au personnage comme au lecteur « une vision globale de l’existence » (67) où l’on peut donner libre cours à ses capacités, à son inventivité, sans se sentir enfermer dans la « gamme très restreinte de comportements et de fonctions possibles » (49).
L’absence de spécialisation, de limitation est temporaire et, d’une certaine manière, on peut dire que c’est le retour de la division des tâches qui signale la fin du roman : quand la famille au grand complet vient rejoindre Sam dans la montagne, chacun vaque à ses occupations.
Le lendemain j’ai emmené John, Jim et Hank dans les pâturages avec Terrible, voir si nous pouvions rapporter assez de ravitaillement pour nourrir tous ces gens de la ville […]. Quand nous sommes rentrés, Papa avait planté des poteaux à la lisière de mon pré, et à côté s’empilait un tas de bois qui aurait pu couvrir une grange. (Georges, 1987 : 215)
Les dernières pages du livre, en montrant le retour triomphant de « l’ordre invisible » (Elias, 1991 : 40), c’est-à-dire l’ordre de la vie sociale, ferment le champ des possibles et rappellent la dimension éphémère mais constitutive de ces moments privilégiés de la jeunesse.
Le jeune héros dans le cadre de la fiction comme le jeune lecteur dans l’imaginaire de la lecture peuvent non seulement jouir d’un monde où la division du travail est inexistante, mais ils peuvent aussi bousculer le processus de civilisation. Ainsi en est-il de l’épisode de la fête d’Halloween. Tout au long de cette nuit interminable, Sam abandonne son comportement civilisé et « puant, la main en sang », il régresse au rang de bête : « J’ai grondé, rugi, sifflé, grogné. » (Georges, 1987 : 126) Face aux ratons laveurs envahissants, il s’impose comme l’animal « le plus gros, le plus vieux » et « ça a marché. Ils ont compris et se sont éloignés. » (126) Ce débordement n’a rien à voir avec les poubelles que le héros renverse, habituellement, à la même époque, à New York. Ici, il va beaucoup plus loin dans la libération de ses émotions et de ses conduites : il crie, se laisse aller à la colère, reste sale, s’animalise. Il rompt même avec le temps du calendrier : « Halloween s’est terminée à minuit la nuit dernière, mais pour nous ce n’est que le début. » (122) Si les instruments de mesure du temps (calendrier, montre) ont pour fonction, comme on l’a vu précédemment, d’intégrer les hommes à l’espace social en coordonnant les rapports qu’ils peuvent entretenir entre eux, sortir du calendrier revient donc à sortir de la société.
Mais, dès le chapitre suivant, l’échappée hors des contraintes s’est déjà refermée : « Cette fête a une fin morale » (127), dit Sam, qui met ainsi un terme à cette « poussée dé-civilisatrice » (Elias, 1994 : 59). Il sait revenir dans le temps calendaire et maîtrise parfaitement « la libération contrôlée du contrôle de [ses] émotions » (Delzescaux, 2002 : 170). Ce qu’offre l’aventure de Sam, c’est une sorte d’équilibre « instable » entre des moments contraignants et des espaces où les sentiments, les sensations peuvent davantage s’exprimer. Certes, il s’agit bien « d’une libération », « d’un éveil des émotions », « d’un dé-contrôle », mais toujours sur le mode tempéré, modéré.
Si un espace de liberté est octroyé aux jeunes adolescents parce que nécessaire au bon déroulement du processus éducatif, il s’agit toujours d’une liberté plus ou moins sous-contrôle. Mais, quand bien même cette liberté n’est pas totale, on ne quitte pas de gaité de cœur ce temps privilégié de la jeunesse pour se glisser dans « l’étroitesse, la régularité et la réglementation de la vie que connaîtra le jeune individu une fois adulte » (172). Le passage d’un univers à l’autre est toujours vécu comme une rupture que chaque individu dépasse avec plus ou moins de facilité. Et c’est bien ce que dit Bando, le peu conformiste professeur de littérature anglaise, dès sa première rencontre avec Sam :
Il s’est assis, a frotté son front dans ses mains et m’a regardé. « Thoreau, j’ai mené une vie variée – plongeur, saxophoniste, professeur. Ça me paraissait une vie intéressante. Maintenant je la trouve très banale. » Il est resté assis un moment la tête baissée, et puis il a levé les yeux vers les montagnes et les rochers et les arbres. Je l’ai entendu soupirer. (Georges, 1987 : 103)
Ma Montagne est cet îlot de jeunesse, cette « sorte de rêve heureux » (Elias, 1991 : 67) dont les personnages-adultes du roman, essentiellement des hommes, gardent la nostalgie.
Sam ou l’expérience du « Je » et du « Nous »
Ma Montagne se présente comme un récit à la première personne (« Je suis sur ma montagne » [Georges, 1987 : 7]) qui mêle à la narration des fragments du journal rédigé par le héros lors de son aventure. Le choix de ce mode énonciatif correspond à une des caractéristiques du genre. Daniel Defoe annonce, dès le titre original en anglais de son roman, The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe of York, Mariner, que « la vie et les aventures étranges de Robinson Crusoé de York, marin » ont été « rédigées par lui-même ». Il invente, nous dit Lise Andries, le faux récit autobiographique (2002 : 10).
Une narration en « je » dans un roman pour la jeunesse peut également se comprendre comme une stratégie facilitant l’activation des processus d’identification : en lisant, nous nous imaginons être Sam. Cette identification non seulement soutient le lecteur dans sa lecture, mais soutient aussi le projet didactique, la volonté d’apprentissage à l’œuvre dans la littérature pour les jeunes et dans la robinsonnade.
Et la dimension éducative est peut-être ici à trouver dans les différentes configurations du rapport « je-nous » que propose le roman. Le « je » doit, pour exister, se construire comme « un être autonome qui commande sa propre vie » (Elias, 1991 : 208) et donc se dégager du groupe, du « nous », de la famille par exemple. Mais dans le même temps, il ne doit pas oublier de satisfaire, sous peine de souffrance, le besoin de relations affectives qui est spécifique à l’existence humaine. De plus, le « je » adolescent qu’est Sam n’est pas encore sorti du « long processus d’apprentissage » qui doit lui permettre « d’acquérir le savoir des autres avant d’être en mesure de poursuivre individuellement l’élaboration de la connaissance acquise » (261). Il ne peut donc totalement voler de ses propres ailes ! Ce sont toutes ces tensions, tous ces jeux/je d’équilibre que nous offre la robinsonnade. L’un des personnages du roman fait d’ailleurs remarquer au jeune héros toute la difficulté de l’entreprise :
Rends-toi à l’évidence, Thoreau ; tu ne peux pas vivre en Amérique aujourd’hui et être tranquillement différent. Si tu choisis d’être différent, tu vas te distinguer des autres, et les gens vont entendre parler de toi ; et dans ton cas, s’ils entendent parler de toi, ils te ramèneront en ville ou bien ils viendront à toi, et tu ne seras plus du tout différent. (Georges, 1987 : 206)
L’aventure commence par le départ, la fuite même hors du domicile parental : « J’ai quitté New York en mai. » (15) Mais, à la différence de Robinson Crusoé, qui part contre l’avis de son père, le jeune héros de Ma Montagne fait, comme nous l’avons vu, une fugue annoncée et préalablement approuvée. Il n’en demeure pas moins qu’il cherche à échapper au « nous » familial, même au prix de quelques bouffées de tristesse qui peuvent l’envahir à l’évocation nostalgique de « notre » appartement. Cette volonté de désaffiliation est sous-tendue par le désir de réaliser ce que le père a voulu faire, mais n’a pas eu le courage de mener à bien : « Il était monté sur un bateau en partance pour Singapour, mais quand le sifflet avait annoncé le départ, il était déjà en bas de la passerelle et de retour dans son lit avant qu’on sache qu’il était parti. » (17) Sam veut se différencier des autres (père, mère, frères, sœurs), rompre avec la vie familiale new-yorkaise.
La structure des sociétés évoluées de notre temps a pour trait caractéristique d’accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur « identité du je », qu’à ce qu’ils ont en commun, leur « identité du nous ». (Elias, 1991 : 208)
La valeur que les parents et Sam lui-même accordent au projet de vivre sur la montagne permet la rupture inaugurale qui justifie la présence prédominante du pronom personnel « je » tout au long du texte.
Mais l’individuel, le singulier n’excluent pas le social. Norbert Elias rappelle avec vivacité, dans son étude sur les transformations de l’équilibre « nous-je », comment « l’existence de l’homme en tant qu’être individuel est indissociable de son existence en tant qu’être social » (1991 : 241). Il ajoute « qu’on ne pourrait pas se distinguer des autres individuellement, si les autres n’existaient pas » (241). Ainsi, Sam ne peut s’essayer à dire « je » que parce qu’il a en tête les pronoms personnels qui représentent les autres membres de sa famille.
Si dans le récit, le « je » personnage-narrateur domine par la fréquence des occurrences, cela n’empêche pas la présence de « nous » diversifiés qui renvoient à des référents différents de la famille. D’autres relations, d’autres attachements sont possibles. Et c’est à Sam de choisir, d’explorer ces différentes configurations. La robinsonnade, avec l’échappée hors de la famille qui en est un des traits génériques constitutifs, offre à Sam un champ d’expérimentation où il peut nouer des liens de durée et d’intensité variables. Et il ne s’en prive pas ! Ainsi, il y a des « nous » qui renvoient à des rencontres fugitives, plus ou moins impliquantes : Bill qui apprend à Sam l’art du feu (« Nous avons passé l’après-midi à mon entraînement » [Georges, 1987 : 26]) ; la petite vieille acariâtre (« Nous avons travaillé un bon moment avant de repartir » [50]) ; la bibliothécaire dévouée (« Nous avons travaillé tout l’après-midi, et j’en ai appris suffisamment. » [53]).
D’autres « nous » signalent un engagement amical plus ou moins fort. Deux référents au « nous », Tom Sidler ou Matt Spell, sont de jeunes garçons que Sam reçoit avec plaisir dans son arbre-maison sur la montagne. Mais la fréquence du « nous » qui inclut Bando montre le grand intérêt que le héros porte à cette relation : « Nous sommes devenus très bons amis pendant la semaine ou les dix jours où il est resté avec moi, et il m’a beaucoup aidé. » (103-104) Aussi, après le départ de Bando, le « je » est-il malheureux : « Je me sentais si seul que pour m’occuper j’ai continué à coudre mes mocassins. » (107) La tristesse sera définitivement chassée par les retrouvailles avec un autre « nous » un moment délaissé ; « “Oiseau”, j’ai dit. J’avais presque oublié comment nous parlions tous les deux. » (107)
Les « nous » qui intègrent Terrible sont de loin les plus nombreux. Ce référent suscite chez Sam un investissement affectif extrêmement intense. Dès la capture du faucon, le héros est conquis : « J’aimais cet oiseau. Oh, comme je l’ai aimé, cet oiseau, dès cette minute odorante. » (59) Et quelques lignes plus bas, il ajoute : « “Terrible”, j’ai susurré. “Tu vas aimer ce que nous allons faire”. » (59) Dès la première utilisation du « nous », l’enfant et l’animal forment un couple profondément soudé. La suite du récit ne fait que confirmer la solidité de ces liens. Ainsi cet exemple, pris à peu près à la moitié du livre : « En tout cas il [le raton laveur] était venu à nous pour qu’on l’aide, je me suis dit, alors Terrible et moi nous l’avons emmené à la maison et nous l’avons nourri. » (90) Cette accession à l’humanité du faucon marque un stade avancé de domestication : Terrible vit « en commensal de l’homme » (Barthes, 2002 : 60). Elle devient un substitut d’être humain et n’est plus considérée comme une simple pourvoyeuse de nourriture. « Terrible n’était pas indispensable à ma survie ; mais je l’aimais tant. Elle était plus qu’un oiseau. Je savais qu’il fallait que je la retrouve pour parler et jouer avec elle, si je voulais réussir à passer l’hiver ici. » (Georges, 1987 : 115-116) Mais cette « prédisposition à l’anthropophilie » de l’animal doit être précocement mise en place. Sam capture dans son nid l’oisillon duveteux dès qu’il vient de naître : il lui donne un nom, lui donne son affection, puis il le nourrit et le dresse pour la chasse. En retour, l’oiseau lui obéit, s’attache à lui. Le pouvoir que le héros exerce sur le jeune faucon « crée de l’affect » (Barthes, 2002 : 60).
L’expérience relationnelle du « nous » qui associe le garçon au faucon est totalement nouvelle : elle permet à Sam d’occuper conjointement le rôle de père, de mère et d’amoureux de Terrible, c’est-à-dire d’essayer des places sociales, d’éprouver des émotions fortes qu’il n’avait pas jusque-là ressenties.
Par contre, à la fin du texte, réapparaît un « nous » bien connu du héros et dont il avait réussi à se dégager au début du récit : celui qui inclut la famille. En effet, tout au long du roman a dominé un « je » autonome, libre de nouer des relations plus ou moins longues et de former ainsi des « nous » avec qui lui plaisait. L’individu Sam régnait alors en maître sur sa montagne. Mais le voilà rattrapé par les parents, les frères et sœurs, les Gribley, qui viennent s’installer à leur tour dans ce coin des Catskill. Pour justifier ce retour triomphant de la famille, le père explique : « Les Gribley ont eu de la terre depuis trois générations. Nous les pionniers, nous ouvrons le pays. » (Georges, 1987 : 214) Et ainsi le héros retrouve sa place dans la fratrie : « Le lendemain j’ai emmené John, Jim et Hank dans les pâturages avec Terrible. » (215) Sam n’est pas seulement le « garçon sauvage », c’est aussi un fils, c’est aussi un frère. Son âge, sa situation de mineur (« Ça sera comme ça jusqu’à tes dix-huit ans » [216]) ne lui permettent pas de s’affranchir définitivement des liens familiaux.
Mais en a-t-il vraiment le désir ?
Pendant un long moment, je suis resté planté là à me demander si j’allais à la rencontre de Papa ou si je m’enfuyais pour toujours. J’avais acquis mon autonomie, je pourrais visiter le monde entier sans jamais avoir besoin d’un sou, sans jamais rien demander à personne. Je pourrais passer en Asie en canoë par le détroit de Béring. Je pourrais partir en radeau sur une île. Je pourrais voyager de par le monde et vivre des fruits de la terre. Je me suis mis à courir. Je suis allé jusqu’à la gorge puis j’ai fait demi-tour. Je voulais voir Papa. (212)
Ce plaidoyer pour un « je » libre de toute attache se termine par une sorte de cri d’amour qui annonce le consentement à revenir dans le cadre familial. « Je suis descendu de la montagne pour accueillir et affronter les gens qu’il avait amenés de la ville pour me photographier, m’interviewer et me ramener chez mes parents. Je marchais doucement sachant que tout était fini. » (212) Cette acceptation se fait aussi dans la joie que suscitent les retrouvailles avec les gens qu’on aime. « Et puis j’ai sauté en l’air et j’ai ri de plaisir. J’ai reconnu la chanson joyeuse de mon petit frère de quatre ans. La famille ! Papa avait amené la famille ! Pas un ne manquait. » (212)
Sam a grandi : il peut maintenant consentir à réintégrer le groupe familial, car il sait qu’il sera capable, quand le moment viendra, de le quitter à nouveau. Ce qu’il a appris, c’est à se construire un « habitus social ». « L’identité je-nous fait partie intégrante de l’habitus social d’un individu. […] Cette identité apporte la réponse à la question de savoir qui l’on est, et ce, à la fois à titre de personne sociale et à titre de personne individuelle. » (Elias, 1991 : 240) Cette nouvelle configuration, qui réunit Sam et le groupe Gribley, illustre bien ce que l’expérience de la robinsonnade a permis au jeune héros de comprendre :
[…] le nom qui se compose de deux parties, le prénom et le nom, ou le nom de famille, désigne à la fois l’individu comme unique et comme membre d’un certain groupe, en l’occurrence sa famille. […] La forme double du nom montre assez clairement ce qui est dans le fond une évidence, à savoir que chaque individu pris isolément est issu d’un groupe d’autres individus dont il porte le nom associé au prénom qui l’individualise. (241)
La robinsonnade, symptôme et outil de civilisation
Comme nous venons de le voir, le roman de Jean George questionne le monde dans lequel évoluent les personnages et raconte comment le héros, un jeune garçon, régule les tensions engendrées nécessairement par le processus de civilisation. Les bienfaits des conduites policées et normalisées comme le contrôle des ruptures dé-civilisatrices y sont narrativisés, voire didactisés.
Mais Ma Montagne, comme toute robinsonnade, n’est pas seulement une fiction qui relate une succession d’événements ; c’est également la mise en scène d’une écriture, celle du Robinson qui narre son aventure. Ce qui nous est donné à lire, c’est aussi son journal. Et le recours à l’écriture met le héros en situation d’être observateur de lui-même et de ses expériences. Il décrit sa vie dans les Catskill. Il parle des difficultés rencontrées : « Quand j’ai écrit ça l’hiver dernier, je n’en menais pas large et je pensais que peut-être je ne réussirais jamais à sortir de mon arbre. » (Georges, 1987 : 9)
Il note ses découvertes : la fabrication du sel, la préparation d’un menu. Il dessine les objets qu’il fabrique : le lit, la grille pour fumer, les pipeaux. Il dessine aussi les plantes qu’il cueille : l’aubépine, la sagette, le nénuphar, la framboise sauvage. Il raconte sa plus belle soirée, quand Terrible a attrapé sa première proie ; sa rencontre avec Bando, la confection de la confiture de myrtilles et la fabrication des pots (86, 104-105).
Si la pratique régulière de l’écriture développe chez le jeune Robinson ses capacités d’observation, elle lui apprend surtout à faire interagir distanciation et engagement5Voir Elias, 1991 : 169.. Le rapport qu’entretiennent ces deux notions éliasiennes est particulièrement intéressant pour notre propos. Alors qu’une grande implication émotive paralyse le discernement intellectuel et les réactions pratiques, la distanciation favorise la réflexion et permet ensuite une action mieux adaptée.
Quand Sam prend des notes dans son journal, il se met volontairement en retrait de l’événement pour le commenter, l’analyser, le garder en mémoire pour une relecture future. À la fin de la période de la chasse, enfin libre de ses mouvements, le héros se prépare un succulent repas :
Je me suis gavé jusqu’à ce que je me sente plein de tendresse pour l’humanité. J’ai écrit ceci : « Les chasseurs sont d’excellents amis utilisés comme il faut. Ne vous laissez pas voir mais suivez les de tout près. Dans ce but utilisez de préférence les cimes des arbres, car les chasseurs ne regardent pas en l’air. Ils regardent par terre, à droite, à gauche et droit devant eux. Donc si vous restez dans les arbres, vous pouvez non seulement voir ce qu’ils tirent, mais où ça tombe, et si vous êtes très, très prudents, vous pouvez parfois arriver avant eux et cacher la prise. Voilà comment j’ai eu mon troisième cerf. (131)
L’écriture permet aussi de garder les traces d’une émotion ressentie mais contenue dans des formes littéraires :
Nous avons fait de la musique jusqu’à ce que la lune se lève. Bando arrivait même à jouer du jazz sur les pipeaux de jonc. Ce sont de merveilleux instruments, qui ont le même genre de son que le vent dans les cimes des sapins. Les airs tristes conviennent mieux aux pipeaux de jonc. Quand nous avons joué « The Young Voyageur » les larmes nous sont montées aux yeux, c’était si triste. (107)
L’atmosphère du moment est rendue par des notations temporelles (« jusqu’à ce que la lune se lève »), une comparaison (« le même genre de son que le vent dans les cimes des sapins »), le rythme des répétitions (« pipeaux de jonc »), la valorisation de l’adjectif final (« c’était si triste »).
Selon Elias, pour pouvoir écrire, Sam doit savoir contrôler les situations dans lesquelles il est engagé comme les affects auxquels il est soumis. Tenir son journal engage le scripteur dans un véritable processus d’auto-civilisation.
Enfin, la lecture de Ma Montagne est en elle-même, comme toute lecture, « l’indice d’une forte poussée civilisatrice. Car pour écrire et pour lire, il faut que la transformation et la régulation des pulsions aient déjà atteint un certain niveau. » (Elias, 1975 : 241) En effet, par le biais de l’identification au héros, la personne qui lit peut éprouver des sentiments, des émotions qu’elle est obligée habituellement de censurer, mais cela n’est possible que lorsque les mécanismes d’auto-contrainte sont très fortement intériorisés par un nombre important d’individus.
La lecture comprise comme « activité de loisir » fournit alors « un cadre imaginaire destiné à provoquer une excitation imitant celle produite par des situations de la vie réelle, tout en évitant ses dangers et ses risques » (Elias, 1994 : 54). Sa pratique permet par exemple au lecteur de ressentir de façon mimétique la peur de l’isolement et la rudesse du froid hivernal, la fierté de se surpasser face à l’adversité, la sensualité d’une caresse sur le corps tiède d’un faucon qui vient de naître, mais en toute sécurité, sur le mode imaginaire. Car le lecteur sait bien qu’à la fin du livre– c’est un trait générique de la robinsonnade –, il lui faudra quitter l’île ou la montagne perdue pour revenir dans l’univers rassurant, et peut-être, d’une certaine manière frustrant, de la vie ordinaire, l’univers dans lequel vit la majorité des jeunes de son âge.
Bibliographie
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Barthes, R., Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Paris, Seuil IMEC, 2002.
Delzescaux, S., Norbert Elias. Civilisation et décivilisation, Paris, L’Harmattan, 2002.
Elias, N., La Civilisation des mœurs, Paris, Livre de Poche / Calmann-Lévy, 1973.
Elias, N., La Dynamique de l’Occident, Paris, Presses Pocket / Calmann-Lévy, 1975.,
Elias, N., La Société des individus, Paris, Fayard, 1991.
Elias, N., Engagement et distanciation, Paris, Presses Pocket/Fayard, 1993.
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George, J., Ma Montagne, Paris, Médium/École des loisirs, 1987.
Thoreau, H. D., Walden ou la Vie dans les bois, Paris, Gallimard/L’Imaginaire, 1999.
Vinson, M.-C., « La Civilisation des Robinsons » dans J.-M. Privat (dir.), « Ma Montagne. Lectures pluridisciplinaires d’une robinsonnade pour la jeunesse », Recherches Textuelles, no 6, Université Paul Verlaine-Metz, 2006, p. 95-116.
Pour citer
Vinson, Marie-Christine, « La civilisation des Robinsons », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, « Ethno/livre », 2024, https://ethnocritique.com/4-3-la-civilisation-des-robinsons/.