1. Présentation
Apoutsiak, le petit flocon de neige (Victor, 1948) nous servira d’exemple pour entrer en familiarité avec l’ethnocritique et saisir les principales étapes constitutives de cette démarche critique. Il s’agira d’une formalisation méthodologique, disons, ou mieux d’un essai de clarification épistémologique, en rien d’une guidance dans l’orthodoxie d’un travail critique qui par définition est exploratoire voire aléatoire !
Démarche de l’ethnocritique
Apoutsiak, donc. Apoutsiak est un album écrit et illustré par Paul-Émile Victor qui fut en son temps un célèbre explorateur, un ethnologue du monde arctique et un scientifique mondialement reconnu. Paru chez Père Castor en 1948, cet album inaugure la collection « Les Enfants de la Terre1La collection lancée par Paul Faucher, le fondateur du Père Castor, comptera une vingtaine d’ouvrages publiés de 1948 à 1983. Tous de format à l’italienne, ils ont 32 pages chacun. Après Apoutsiak suivront, à titre d’exemple, Amo le Peau Rouge (Guilcher, 1951), Mangazou le Pygmée (Guilcher, 1952), Jan de Hollande (François et Guilcher, 1954), etc. », une collection destinée aux enfants de 7 à 12 ans.
Au premier regard, le lectorat identifie deux textes à la typographie bien distincte :
- un écrit aux petits caractères serrés, disposés dans des colonnes régulières (le texte des lecteurs et lectrices confirmés) (Victor, 1952 [1948] : 72Les numéros des pages renvoient aux pages de l’album Apoutsiak. Quelle que soit sa date d’édition, l’album compte seulement 32 pages – y compris la page de titre. Ainsi, même si les pages ne sont pas numérotées, il est facile de les retrouver.);
- un écrit aux caractères beaucoup plus gros (le texte des premières lectures), quantitativement moins dense mais qui peut courir d’une page à l’autre (20-21).
Enfin, des dessins sont présents à toutes les pages et y occupent une place importante. Cette matérialité graphique et typographique importe particulièrement ici, car ce dispositif éditorial permet d’appréhender presque visuellement l’hétérogénéité et la pluralité des cosmologies culturelles qui s’hybrident et se dialogisent dans cet album. C’est ce que nous allons montrer et analyser.
I. L’ethnographie du « texte » (le corpus, le donné verbo-iconique)
Tout un ensemble d’informations se trouve dans le texte imprimé en petits caractères qui utilise le présent de l’indicatif. Ce texte mathésique, pour parler comme Roland Barthes, est presque toujours disposé en colonnes au bas de la page ou sur les côtés, de part et d’autre de l’illustration. La couleur des lettres varie pour s’harmoniser avec celle d’un élément du dessin commenté. Les dessins eux-mêmes fourmillent de détails descriptifs et ne sont pas sans rappeler les carnets de terrain de l’ethnologue3Boréal et Banquise sont les deux journaux de route rédigés par Paul-Émile Victor lors des deux expéditions de 1934 et 1936. On y trouve des observations et des notes précises, mais aussi des photos et des croquis. Certains de ces croquis retravaillés se retrouvent dans l’album, par exemple celui montrant le dépeçage du phoque.. Toutes ces informations relèvent à l’évidence de l’ethnographie de la vie quotidienne des Inuits.
On commence par les mamans qui portent leur bébé dans le capuchon de leur vareuse. Au loin, ou pas si loin…, les beaux icebergs qui sont d’énormes morceaux de glace flottant sur la mer. Puis sont évoqués la chasse et les harpons pour les narvals, les phoques, le propulseur qui permet de lancer le harpon plus fort. Il y a aussi la manière de dépecer un phoque, le traineau, les chiens et le grand fouet, de plus de cinq mètres de long, dont on ne se sert que pour corriger les animaux désobéissants. Le kayak est là aussi bien sûr (20), avec à l’avant son écran blanc derrière lequel le chasseur se cache pour que les animaux ne le voient pas. Et l’oumiak (le grand bateau inuit) (20) beaucoup plus grand mais pas aussi grand que la hutte d’hiver où il fait si bon que tout le monde se met torse nu (11). En somme, essentielle et essentiellement ici la culture matérielle des Inuits, leurs technologies et leurs façons de faire. En texte et en technicolor.
II. L’ethnologie du discours
Les dessins de Paul-Émile Victor et les textes informatifs en petits caractères parlent aussi du rapport des Inuits à la Nature. C’est, dans le ciel, le vol des eiders avec le duvet desquels on fait des eiderdons ou édredons. C’est l’attention portée aux phénomènes naturels dont la rareté et la beauté exotique caractérisent le Groenland : la parhélie et ses cinq soleils, l’aurore boréale et sa draperie déployée dans le ciel… C’est aussi l’herbe verte en été quand la neige a fondu, quand poussent les pissenlits et que l’on cueille les myrtilles. Comme se plaisait à le dire Pierre Bourdieu, l’ethnologie est la plus esthète des sciences sociales (2004 : 61) ! Mais, au-delà de cette posture marquée et de plus en plus remarquée, il reste que sur le plan purement anthropologique, dans notre album, cette Nature fait corps avec la Culture. Ce continuum ou comme dirait Philippe Descola cette continuité ontologique entre les humains et les non-humains (2005) est donnée à comprendre par exemple dans la vision de l’au-delà, le paradis inuit, qui clôt l’album. Là, dans ce lieu où tous les désirs sont comme réalisés/réalisables, les animaux et les humains par exemple vivent en harmonie : « […] et surtout des phoques, des morses, des ours se promènent partout comme des amis » (Victor, 1952 : 31).
La dimension ethnologique sinon l’expérience ethnologique se retrouvent également dans ce qui est dit par exemple des relations entre parents et enfants :
- La maman d’Apoutsiak veille sur lui et lui ne quitte pas la chaleur du corps maternel jusqu’à ce qu’il soit devenu grand. Ensuite sa maman dormira, la nuit, avec ses petits frères et sa petite sœur dans les bras. Ce sera alors à leur tour de profiter des bienfaits du peau à peau.
- Les adultes mettent parfois des masques taillés dans du bois pour effrayer les enfants (13) : si les petits ont peur, les plus grands, initiés eux par définition, n’ont plus peur. Ils savent qui et ce qui se cache sous ces figures grimaçantes. On songe aux rites initiatiques des poupées kachinas chez les Indiens Pueblo que Claude Lévi-Strauss – autre ethnologue de terrain et écrivain – analysera dans son fameux essai Le Père Noël supplicié, en 1952. Et c’est bien parce qu’il a été initié – « Il n’avait plus peur de rien ni des hommes ni des chiens […]. » (13) – qu’Apoutsiak pourra bientôt raconter à son tour aux plus jeunes des histoires de chasse inuite, histoires en partie imaginées et en partie gardées en mémoire.
- Ce sont en effet des histoires de chasse à l’ours (17), où Apoutsiak affronte l’animal rien qu’avec un petit couteau comme le faisaient les Inuits de jadis. En rappelant les pratiques ancestrales, il en assure ainsi la transmission, sans école et sans écrit. C’est par l’oralité coutumière et les apprentissages concrets in situ que se socialisent les enfants et qu’ils accèdent à la cosmologie propre à leur culture. La maîtrise pratique se double d’une maîtrise symbolique dans un apprentissage par corps et par logos4« Le conteur [traditionnel] emprunte la matière de son récit à l’expérience : la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. Et ce qu’il raconte devient expérience en ceux qui écoutent son histoire », mémoire culturelle transmise tant que subsiste parmi la petite communauté ce que Walter Benjamin appelle le don de prêter l’oreille (2000 : 114-151). Les petits Inuits semblent bien tout ouïe, si nous osons dire !.
III. L’ethnocritique du symbolique
Pour continuer notre « initiation » à l’ethnocritique, nous convoquerons volontiers quelques remarques épistémologiques cruciales que Pierre Bourdieu a développées en particulier dans Choses dites (1987). Ces observations nous sont très précieuses, comme on va voir.
Bourdieu critique vertement ce qu’il appelle le philologisme (c’est l’idée positiviste que les corpus littéraires peuvent être traités comme des thésaurus culturels). Il souligne au contraire que dans une œuvre littéraire « on ne peut pas traiter les traits culturels qu’elle mobilise comme de simples éléments d’information ethnographique […] » (141). Une œuvre littéraire est un opus langagier, dirions-nous, non réductible à un corpus de textes. Il ajoute, comme une salutaire et plus précise mise en garde épistémologique : « Cette seule “lecture” serait une dérive ethnologiste car elle laisserait échapper tout ce que le récit doit à la réinterprétation que son auteur fait subir aux éléments primaires. » (141-142) L’enjeu est donc d’échapper à deux écueils à la fois opposés et complémentaires :
- l’ethnologisme qui tend à ignorer « la réinterprétation savante » que le récit littéraire opère presque par définition. Ne tenir compte que des éventuels contenus ethnographiques du texte reviendrait en effet à considérer l’album comme un simple document ou documentaire, fût-il de qualité ;
- la neutralisation académique qui, elle, tend à ignorer cette fois la complexité culturelle d’un univers et sa cosmologie propre. Ce serait par exemple ne pas penser la relation des éléments ethnographiques et ethnologiques écrits ici en petits caractères d’imprimerie – leur fonction est essentiellement explicative et descriptive – avec le texte narratif qui lui se déploie en gros caractères italiques sur la page ou la double page… et raconte une histoire originale dans un style original.
En fait, c’est ce que cherche précisément à faire l’ethnocritique : passer en quelque façon de la culture dans le texte à la culture du texte.
Un des derniers Inuits
Revenons plus directement à notre album et poursuivons notre démonstration. Un autre texte, que nous avons à peine évoqué, vient en effet s’ajouter aux notices informatives dont nous avons parlé.
Ce texte, écrit en gros caractères gras et légèrement inclinés, s’étage en fragments de longueurs différentes sur toute ou une partie de la page. Abandonnant parfois la rigueur pédagogique de la ligne d’écriture, il ondule ici d’une page à l’autre (Victor, 1952 : 20-21), il décrit là une boucle ou un arc de cercle qui peut aller jusqu’au cercle presque parfait de la dernière page. La ligne écrite ondule comme une ligne mélodique et produit un effet d’oralité. Mais si la coalescence de la mélodie de la parole et de la scripturalité du signe fait entendre une voix, c’est une voix pour l’œil, une voix de papier. Ces phénomènes de coalescence de régimes langagiers correspondent à ce qu’on désigne par « polylogie » en ethnocritique (Privat, 2019 : 183-184).
Du point de vue du genre littéraire, ce texte écrit en gros caractères est une fiction, plus exactement un récit biographique qui raconte l’histoire d’Apoutsiak, de sa naissance à sa mort, en d’autres termes les aventures d’une vie. Une fiction ethnologique comme dirait Roland Barthes (1975 : 87).
Et si le dispositif éditorial de l’album sépare bien visuellement les notices explicatives de la narration – comme on l’a vu au début –, il arrive bien souvent que les notices elles-mêmes racontent un moment de vie : le papa d’Apoutsiak, par exemple, lui a fait un traineau avec un fouet et le petit garçon – nous citons – « ne s’en sert que pour rire » (Victor, 1952 : 15). Le mot « Apoutsiak » se retrouve systématiquement dans chaque notice. Il renvoie au récit qui lui-même est construit à partir de ce nom (un nom à la fois lointain et proche pour un ou une francophone, exotique par ses consonances et dans le même temps facile à prononcer). Il n’y a d’ailleurs pas une seule phrase qui n’utilise ce vocable qui appartient à la langue inuite et qui dans le même temps est facilement mémorisable par un locuteur ou une locutrice exogène. Et quand ce n’est pas le mot « Apoutsiak » qui est utilisé, c’est sa traduction française littérale qui est sollicitée par le syntagme « Petit-flocon-de-neige »5En dialectes inuits, le terme « aputik » ou ses variantes signifie « neige ». Il en va de même de l’ethnonyme « Apoutsiagayik », qui signifie, comme l’indique le récit, le « Tout-petit-flocon-de-neige ». Les traits d’union marquent graphiquement que l’appellatif s’entend d’un trait, comme à l’oral.. Ce bilinguisme en miroir (Apoutsiak = Petit-flocon-de-neige = Apoutsiak) se lit comme une possible rencontre entre deux univers verbaux. Cette co-présence d’un monde à l’autre se lit/se voit dans les lettres ornées du titre de la première de couverture de l’édition originale de l’album. À l’imitation stylistique de l’art inuit6En 1927, Franz Boas publie L’Art primitif/Primitive Art. Dans cet ouvrage, le premier consacré à l’art non occidental, il étudie entre autres les traits caractéristiques de l’art dans les sociétés traditionnelles : formes, style, motifs, géométrisation, stylisation…, chaque lettre majuscule qui compose le mot-titre « Apoutsiak » est ici comme striée par de petits traits en pointillés et en couleur qui pictographient la typographie.
Ainsi, du récit aux notices et des notices au récit, cet anthroponyme joue de plusieurs manières le rôle d’une sorte d’instance verbale transitionnelle qui renforce l’arrimage des informations à la narration et les fait se dialogiser dans l’espace culturel de la page.
Mais pourquoi l’album propose-t-il cette organisation complexe et ces jeux d’articulations entre narration et information ? Pourquoi cette hybridation générique relativement subtile entre documentaire informatif et récit d’une fiction biographique qui conte et raconte ? On comprend en réalité qu’il s’agit moins de faire découvrir les mœurs et les coutumes d’un peuple lointain (l’univers géographique et culturel d’une petite société inuite) que de créer un monde culturel propre à l’album, une cosmologie qui raconte un certain point de vue sur ce monde. À la vérité, la fin d’un monde.
En 1948, Paul-Émile Victor a déjà derrière lui une expérience polaire de treize années. En 1936, il a notamment vécu seul pendant quatorze mois au milieu d’une famille inuite. Il a vu l’effacement inexorable d’un monde singulier. Paul-Émile Victor, l’ethnologue, se fait alors écrivain7On sait que Vincent Debaene a théorisé ce qu’il appelle « les deux livres de l’ethnographe », un ouvrage d’ethnographie classique, suivi d’un récit de fiction peu ou prou affilié à l’univers culturel du premier (2013 : 39-51). Pour poursuivre la réflexion, on peut aussi solliciter les travaux d’Éléonore Devevey (2021), qui interrogent la reconfiguration des rapports entre littérature et anthropologie à partir d’un corpus d’écrits publiés de 1945 à nos jours. et réalise une sorte de conte ethnographique et poétique d’un des derniers Inuits8Avant 1948, Paul-Émile Victor a déjà organisé deux expéditions polaires. En 1934, il est nommé chef de l’expédition française sur la côte est du Groenland. Avec un anthropologue, un géologue et un cinéaste, il embarque à bord du Pourquoi pas ? du commandant Charcot. La mission reste un an chez les Inuits d’Angmassalik. En 1936, il organise l’expédition française Trans-Groenland. Avec trois autres explorateurs, il traverse d’ouest en est la calotte glaciaire. Il reste ensuite, tout seul cette fois, quatorze mois dans une famille inuite à Kangerdlugssauasiak. De ces différentes missions, il rapporte une étude approfondie des populations inuites, des objets ethnographiques, des enregistrements sonores de chants traditionnels, un film ethnologique et de très nombreux clichés. Il rapporte également des travaux de cartographie, car il explore les étendues glacées de l’arrière-pays d’Ammassalik. Enfin, en 1938 et 1939, il fait deux séjours d’études ethnologiques en Laponie. C’est donc un spécialiste confirmé des mondes arctiques qui écrit l’album..
Si les précisions ethnologiques des notices et le récit forment un tout, c’est qu’ils expriment, chacun à leur manière, une même « sensibilité aux mondes finissants » (Adell, 2016 : 73). Ils poursuivent un même but qui est de « témoigner des failles temporelles dans lesquelles des pans de sociétés, des cosmologies culturelles, des modes de vie ont été engloutis » (Fabre, 2010 : 55). On aura peut-être reconnu ici les analyses de Daniel Fabre, qui a particulièrement étudié l’intérêt porté par la discipline anthropologique à ces soirs de mondes, qu’il a théorisés sous le nom de « paradigme des derniers9Le Dernier des Mohicans (1826), de Fénimore Cooper ; Les Aventures du dernier des Abencérage (1826), de Chateaubriand ; Les Immémoriaux (1907), de Victor Segalen, etc. ».
Aussi le récit en gros caractères qui conte et qui raconte choisit-il comme héros un personnage-monde qui incarne à lui seul tous les Inuits du Groenland. Dès l’incipit, l’imparfait s’impose : il inscrit les actions dans la durée, sans début ni fin délimités. Le temps semble échapper aux ruptures temporelles : « Il s’appelait Apoutsiak, le petit-flocon-de-neige. Il était rond, doré et beau. Bien au chaud dans le dos de sa mère, il dormait. Au réveil, il souriait, tout frais comme un petit flocon, et, dans le fond de ses yeux noirs, des étoiles brillaient. » (Victor, 1952 : 3)
Le corps du monde semble se miroiter dans l’œil de l’enfant. Et le nom, « Apoutsiak, le petit-flocon-de-neige », le lie et le relie explicitement au pays neigeux qui est le sien : un enfant de neige en quelque sorte. Une autochtonie heureuse. La vie du petit flocon se déroule en effet sans embuche, sans tension. Une enfance où il n’est privé de rien, puis une vie d’homme où tout lui réussit. Apoutsiak est un fameux chasseur, son kayak est le plus beau, ses chiens sont les plus rapides, ses enfants et les enfants de ses enfants admirent sa force et sa hardiesse. Lorsqu’il devient vieux, tous les membres de sa famille « s’ingéni[ent] à lui rendre la vie plus douce et plus belle » (27). En quelque sorte les étapes ethnotypiques d’une heureuse existence.
La narration prend en charge cette héroïsation d’une vie heureuse – ne serait-ce que très visuellement – en utilisant une graphie ludique et inventive qui, comme nous l’avons vu, s’affranchit de la rigueur de la linéarité imprimée. La graphie va même jusqu’à jouer avec le dessin, suggérant par exemple dans la disposition des lignes la silhouette stylisée d’un homme (9). Cette silhouette presque calligrammatique, cette esquisse de poème graphique qui redistribue l’alignement conventionnel des lignes d’écriture, nous fait songer aux étagements de pierres que les Inuits appellent un inuksuk et que nous appelons un cairn. Ces formes d’empilements de pierres inscrivent dans le paysage un point de repère (pour la chasse par exemple) ou indiquent le lieu mémoriel de quelque événement (souvent tragique).
Ailleurs, une sorte de collier de mots accompagne le visage souriant d’Apoutsiak, le reste de son corps étant là encore stylisé par une disposition anthropomorphe des lignes d’écriture, comme si le corps de la lettre et le corps de l’enfant ne faisaient qu’un seul être, dans une sorte d’euphorie créative et récréative (10). Plus loin, c’est le geste du bras qui envoie le harpon, là encore dans une sorte de joyeuse et colorée mimographie (14). Le continuum entre le gestuel et le textuel, l’iconique et le langagier, l’oralité du monde et son évocation graphique saute aux yeux. Bref, c’est tout un imaginaire des formes et une picturalité des signes de l’écrit qui donnent une si subtile dimension artistique, plastique et poétique à l’album.
Les dessins eux-mêmes, dont nous avons déjà parlé, fourmillent de détails qui renforcent la précision des notices. Mais cette précision presque technique se donne à voir dans des couleurs douces. L’omniprésence d’Apoutsiak (son visage épanoui, sa joie de vivre, la sérénité des scènes et des autres personnages qui l’entourent), tout contribue fortement à magnifier la vie heureuse évoquée dans le récit. Et même si, à 50 ans, Apoutsiak est un vieux monsieur qui ne tarde pas à mourir, il n’y a aucune tristesse à éprouver, car « il est bien content de laisser là sa vieille carcasse tout usée » (28). L’illustration montre un Apoutsiak endormi sur sa peau de phoque, détendu et souriant, une bonne mort en somme (28). Son double se détache d’ailleurs du dormeur alangui : il a le même sourire aux lèvres. Peut-être sourit-il, satisfait d’avoir pu encore mener une belle vie d’Inuit.
Cette héroïsation à l’adresse des enfants escamote la rudesse de la vie arctique ou plutôt l’euphémise (l’album, d’ailleurs, ne s’aventure pas non plus à parler directement de religion, de sexualité ou de luttes de pouvoirs). Mais, en faisant de chaque tâche de la vie quotidienne une prouesse, une sorte de haut fait, l’album ne laisse-t-il pas entendre, en filigrane, toute la difficulté à « survivre » dans un environnement éprouvant10Même si le but visé est identique – montrer la fin d’un monde –, on est loin du film Nanook of the North (Nanouk l’Esquimau), réalisé par Robert Flaherty en 1922, qui montre, dans toute sa violence, la lutte pour survivre dans le Grand Nord canadien. ?
Un bonheur sans fin ?
Le-petit-flocon-de-neige est en effet bien fragile face au vent mauvais de l’Histoire. Mais en a-t-il conscience ? Notre Apoutsiak ne parle pas. Aucune parole rapportée ne nous est donnée. Il est montré mais – au fond – on ne sait pas ce qu’il pense. Que ressent-il face aux avancées d’un autre monde qui se fait de plus en plus menaçant ? On n’en sait rien. Ce sont les notices informatives qui annoncent au détour d’une phrase cette fin d’un monde. Elle se voit aussi au détour d’un dessin : sur un dessin pleine page, on voit Apoutsiak qui fume la pipe (20). On voit dans l’oumiak de nombreux rouleaux de peaux de phoques. Le texte précise que ces rouleaux seront échangés au comptoir danois contre des chandails de laine, du tissu, du riz, du sucre et aussi du tabac très certainement. La chasse aux phoques n’est donc plus uniquement organisée pour subvenir aux besoins vivriers du groupe familial mais pour en faire commerce. Tuer plus de phoques pour accumuler plus de peaux permet d’acheter et d’introduire dans la vie quotidienne des produits manufacturés bien différents des objets traditionnels fabriqués localement. Sur un autre dessin, Apoutsiak, allongé sur la glace, a installé son fusil pour chasser l’ours (23). On peut lire en vis-à-vis : « Caché derrière l’écran de tissu blanc monté sur son fusil, Apoutsiak attend le bon moment pour tirer. » Ces mots – comptoir danois, chandails de laine, tissus, riz, sucre, tabac, etc… –, signes annonciateurs de l’effacement d’un monde de chasseurs-pêcheurs nomades et de l’avènement d’une société mercantile, se trouvent donc essentiellement dans les notices documentaires. En effet, le texte qui conte et raconte bien souvent en surplomb du texte informatif ne semble pas concerné.
Un exemple suffira pour préciser cette remarque. Au-dessus de l’explication sur la position du chasseur-tireur d’ours, le texte qui raconte tutoie le ciel immense et la parhélie avec ses cinq soleils (23). Il ne fait aucune allusion au fusil. Les gros caractères typographiques évoquent un monde qui s’en est allé, un univers d’avant la colonisation, une cosmologie originale… Il reste les rêves : « Et quand le soir venait, bien fatigué, il s’endormait et rêvait de chasse à l’ours (à l’ours blanc, évidemment !). » (23)
La fin de l’album
Est-ce que la fin de l’album résout vraiment à la dernière page (p. 32 pour les éditions de 1948 à 1966 et pour toutes les éditions après 1997) cette belligérance douloureuse entre une civilisation inuite magnifiée et son inéluctable disparition ?
Les notices informatives ont disparu. Apoutsiak est auréolé d’un cercle parfait formé par le texte qui proclame : « Et maintenant Petit-flocon-de-neige est heureux comme on ne peut l’être qu’au paradis… » (32) Le présent intemporel ou d’éternité a ainsi définitivement arrêté le temps. Mais qui semble véritablement heureux dans cette image ? Le dessin fige la figure du dernier Inuit assis sur la glace, dans ses habits traditionnels. À sa droite, une femme comme accablée ou inexpressive porte dans son capuchon de fourrure un bébé aux traits à peine ébauchés. À sa gauche, un jeune garçon accroupi joue, tout seul et on ne sait à quoi. Derrière eux se dresse une tente démesurément grande. Si aucun élément exogène ne semble venir factuellement perturber cette scène finale, l’histoire semble se clore sur une sorte de belligérance axiologique entre un texte à dénotation euphorique et une image à connotation dysphorique. Il y a bien le mot « paradis » – qui d’ailleurs rappelle le long travail de christianisation des missionnaires – mais les derniers mots du texte précisent dans une ultime parenthèse : « (au paradis des Esquimaux, bien entendu) » (32). Apoutsiak est donc désormais chez lui, parmi les morts, parmi ses ancêtres.
Et même si le récit nous apprend que cette micro-société a encore un à venir (la fratrie d’Apoutsiak et toute sa nombreuse famille existent bel et bien), tout ce petit monde (une vingtaine de personnes solidaires et chatoyantes) tient dans l’oumiak, cet oumiak qui couché sur le côté ressemble étrangement à une parenthèse, ou une parenthèse à un oumiak… si l’on partage l’optimisme de ses passagers et du narrateur : « Tout le monde est content. Le beau voyage d’été commence. » (21)
La fin est donc bien une fin de monde, une acculturation irréversible en toute hypothèse – sinon une apocalypse culturelle. Quand les enfants des enfants d’Apoutsiak auront grandi, sauront-ils encore raconter des histoires de chasse à l’ours traditionnelle et sauront-ils émerveiller leurs jeunes publics ? Rien n’est moins sûr si l’on compare la muette et comme inerte image finale avec (exactement au centre pour ne pas dire au cœur de l’album) la magnifique scène de contage animée (c’est le mot) par Apoutsiak conteur et chasseur11On songe à Carlo Ginzburg et à son paradigme indiciaire : « Pendant des millénaires, l’homme a été un chasseur […]. Au cours de poursuites innombrables, il a appris à enregistrer et à interpréter des traces infinitésimales comme des empreintes inscrites dans la boue, des branches cassées, des plumes enchevêtrées […]. Peut-être l’idée même de narration […] est-elle née pour la première fois dans une société de chasseurs, de l’expérience du déchiffrement des traces […]. Le chasseur aurait été le premier à “raconter une histoire”, parce qu’il était le seul capable de lire une série cohérente d’événements dans les traces […] laissées par sa proie. » (1986 : 218-294) où tout n’est qu’oralité, vitalité, sociabilité, créativité (17). Oui ce sont bien… les derniers des Inuits d’autrefois. Et ce paradis n’est – ne sera bientôt plus ? – qu’un paradis de papier.
Il existe d’ailleurs une autre fin (p. 32 pour toutes les éditions entre 1966 et 1996), bien différente de l’édition première, qui apparait avec l’édition de 196612L’édition de 1966 d’Apoutsiak semble coïncider avec le passage de la zincographie (impression couleur par couleur des six couleurs) à l’offset (quadrichromie automatique) par Paul Faucher, le Père Castor. Ce passage marque la modernisation des techniques d’impression et la réduction des coûts… mais il appauvrit aussi le dessin comme la typographie. C’est donc dans ce nouveau contexte qu’apparaissent les changements éditoriaux que nous signalons. Ces changements portent aussi bien sur le dessin et sa palette de couleurs que sur le choix des caractères et la mise en page des textes. De 1968 à 1996, c’est au tour de François Faucher de diriger le Père Castor. Pendant tout ce temps, Apoutsiak est réédité dans sa version modifiée. Avec Hélène Wadowski, qui succède à François Faucher en 1997, la publication d’Apoutsiak reprend l’édition princeps.. Il nous semble intéressant de la signaler comme un indice ou mieux un symptôme possible d’une sourde tension qui travaille le point de fuite du récit.
D’entrée, le dessin semble en harmonie avec le texte narratif : tout le monde est souriant, apaisé, bref, heureux. Apoutsiak a, en face de lui, une femme que nous voyons de dos. Peut-être lui parle-t-elle ? Visiblement, règne une aimable sociabilité. Les animaux du monde polaire sont bien là : le phoque et l’ours blanc, ce dernier souriant lui aussi. La dernière image convoque les éléments emblématiques de la culture inuite. Mais elle introduit à sa façon une forme de mise en ordre scolaire de la dernière scène. L’uchronie sereine est comme académisée. C’est ainsi que la graphie a perdu de sa créativité : le texte est bien rangé de part et d’autre du dessin. La notice informative, qui était dans l’autre version à l’avant-dernière page, vient donner ici sur un mode dépoétisé les dernières informations nécessaires à un aperçu didactique sur l’au-delà inuit.
Cette fin heureuse, enjolivée, serait-elle conçue comme plus adaptée pour un album destiné aux enfants ? Ce paisible enchantement contraste avec la version originale qui, elle, clôt le récit sur un trouble interprétatif (l’image contredit le texte, le texte est un déni de l’image), une sorte d’adieu qui voudrait être un au revoir. On pense au « salut amical et nostalgique » qu’adresse Claude Lévi-Strauss au Brésil, à ses habitants et à sa jeunesse lointaine (1935-1939) dans Saudades do Brasil, publié en 1994. Il y aurait un peu de Saudades do Angmassalik dans Apoutsiak.
IV. L’auto-ethnologie du lecteur et de la lectrice
Tout au long des pages, des interactions ne cessent de se tisser entre l’album, son univers culturel et la cosmologie de son jeune lectorat (une cosmologie médiée par sa culture icono-verbale). Il s’agit d’éveiller dans l’imaginaire de l’enfant qui lit des similitudes (et/ou des différences) entre sa culture propre et la culture du Petit-flocon-de-neige. L’album propose à ses lecteurs et lectrices de s’ouvrir peu ou prou à la compréhension d’une culture autre. C’est le propre du projet éditorial de la collection « Les Enfants de la Terre » et c’est, plus largement, l’enjeu du projet anthropologique, tel que formulé par Claude Lévi-Strauss :
La fascination qu’exercent sur nous des coutumes, en apparence très éloignées des nôtres, le sentiment contradictoire de présence et d’étrangeté dont elles nous affectent, ne tiennent-ils pas à ce que ces coutumes sont beaucoup plus proches qu’il ne semble de nos propres usages, dont elles nous présentent une image énigmatique et qui demande à être décryptée ? (1962 : 251)
Lectorat impliqué et altérité relative
La lecture de l’album, son contrat de lecture si on veut, consiste en quelque façon en une expérience de l’altérité relative des autres (et de soi par rapport aux autres). On pourrait se référer à l’anthropologue italien Ernesto de Martino, qui conçoit l’ethnologie non pas comme une « science des cultures autres que la nôtre », mais comme une « science du rapport entre nous et les autres cultures » (cité dans Mancini, 1997 : 11).
Et en effet, l’album, surtout dans les premières pages, fait naviguer le lectorat entre le proche ou le familier et l’éloigné voire un lointain étrange.
Les notices, le dessin
Les notices informatives et les dessins rendent compte le plus souvent du monde inuit avec ses coutumes « très éloignées des nôtres ». La rédaction des notices est d’ailleurs très travaillée et fait l’objet d’un échange suivi entre l’auteur et son éditeur pour rendre le texte le plus explicite et le plus convaincant possible. Pour le montrer, observons un exemple pris parmi beaucoup d’autres13La correspondance entre Paul-Émile Victor et son éditeur Paul Faucher est conservée dans le « Fonds Paul Faucher », Maison du Père Castor, Meuzac (Haute-Vienne). Nous remercions Anaïs Charles, archiviste, qui nous a signalé l’existence de ces documents.. Voilà comment commence la notice : « La chasse au narval est très dangereuse. On le chasse au harpon. Si on le tirait au fusil, le narval tué coulerait aussitôt. » (Victor, 1952 : 26) Avant d’en arriver à cette version définitive, deux réécritures ont été nécessaires. Version 1 : « On chasse le narval au harpon. Si on le tirait au fusil, il coulerait aussitôt tué. C’est une chasse très dangereuse. » Version 2 : « La chasse aux narval est très dangereuse. On le chasse au harpon. Si on le tirait au fusil, il coulerait aussitôt tué. » L’auteur, on le voit, se pose des questions : comment commencer ? Où placer l’adverbe « aussitôt » pour que la succession immédiate des actions soit la plus intense ?
Les notices sont également soucieuses de guider le jeune lecteur ou la jeune lectrice et de l’accompagner dans ses découvertes :
- « Quant à ça, c’est une lampe esquimaude… » (4) ;
- « Tu vois sur cette image que le matelas d’Apoutsiak n’est pas autre chose qu’une belle peau de phoque. » (5) ;
- « Voici un coin de la grande hutte… » (6) ;
- « Remarque aussi le récipient de bois : il est incrusté de petits morceaux d’os taillés en forme de phoque. » (7) ;
- « Cette image représente un masque taillé dans du bois “pour effrayer les enfants”. » (13)
Il est même parfois directement demandé à l’enfant qui lit d’interagir avec ces pratiques autres : « Aurais-tu peur, toi, d’un tel masque ? » (13) Tout de suite après cette question, il est précisé : « En tout cas les enfants esquimaux en ont généralement peur ; mais pas Apoutsiak… » (13) Un faux petit dialogue didactique est ainsi esquissé par l’auteur qui interpelle, explicite et cherche à faire réfléchir sur la façon dont une émotion – ici la peur – peut être utilisée comme moyen éducatif dans des cultures autres.
Prenons un dernier exemple, très significatif : « La belle draperie, dans le ciel, est une aurore boréale. On ne peut la voir que la nuit et dans des pays très loin au nord, comme le Groenland. C’est magnifique ! Tu sais : chaque fois qu’on en voit une, on reste tout étonné, comme toi quand tu as vu un arc-en-ciel pour la première fois. » (29) Non seulement le guidage attentionné de Paul-Émile Victor propose à son jeune interlocuteur ou à sa jeune interlocutrice un phénomène connu pour découvrir un phénomène nouveau, mais il inscrit cette découverte dans le partage d’une émotion esthétique et poétique, voire cosmique.
Il arrive aussi, à de rares moments, que des éléments du dessin soient donnés sans explication, dissociés de toute notice. Ce sont les petits traits rouges, rappels de l’art inuit, qui ornent les lettres du titre sur la première de couverture et dont nous avons déjà parlé. Ce sont les ficelles accrochées à la cheville du petit Apoutsiak jouant à glisser sur la neige avec d’autres enfants. Ces ficelles évoquent vraisemblablement les très célèbres jeux de ficelle que Paul-Émile Victor a étudiés lors de ses expéditions sur la côte est du Groenland (1937 : 378-379). Ce sont encore les quatre corbeaux à droite de l’image où l’on voit Apoutsiak allongé sur la glace, son fusil caché par un écran blanc, prêt à chasser à l’ours. La notice informative nous précise que ces oiseaux charognards suivent les ours et mangent leurs restes. Mais rien n’est dit de leur forte présence dans les mythes inuits. Dans le coin, en bas de la page, presque invisibles au regard de la parhélie qui illumine le ciel, ils se détachent, noirs oiseaux de mort, sur le blanc de la glace, comme les caractères d’imprimerie sur le blanc de la page. Ces signes non explicités sont autant de fragments éparpillés et entreposés dans l’album comme un trésor. Ils sont là, mis à l’abri, et le lectorat pourra les découvrir, les réveiller un jour ou l’autre au gré de sa curiosité, et même peut-être lire dans le masque effrayant à la parfaite esthétique ethnique, l’humoristique signature chamanique en V de son dessinateur-conteur…
La narration
Quant à la narration, elle prend plutôt en charge, à certains moments, la proximité avec « nos propres usages ». Apoutsiak bébé se conduit comme tous les bébés : « Il tétait les yeux fermés et, du bout de ses doigts, caressait le cou de sa mère. » (3) Quelques pages suivantes, Apoutsiak, devenu plus grand, joue comme beaucoup d’enfants « dehors avec ses frères et sœurs et ses cousins et cousines. Dans la neige, ils glissaient sur le fond de leur pantalon. » (8) Et encore un peu plus loin, le texte précise : « Car, comme tous les enfants du monde, c’est ce qu’il n’avait pas qu’il désirait. » (15)
Plus subtilement le récit cherche aussi à captiver le lectorat, car, comme le dit encore Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962), « quand une coutume exotique nous captive en dépit (ou à cause) de son apparente singularité, c’est généralement qu’elle nous présente, comme un miroir déformant, une image familière et que nous reconnaissons confusément pour telle, sans réussir encore à l’identifier » (285).
Petit-Flocon-de-neige observe souvent sa mère qui découpe et prépare la viande. On peut lire : « Parfois elle le laissait, avec son couteau à lame ronde, couper la viande de phoque ou d’ours au ras de son nez. » (Victor, 1952 : 7) Cette phrase d’une « apparente singularité » amuse certes, mais elle frappe aussi l’imagination. Peu de petits Français ou de petites Françaises, même en 1948, ont l’opportunité de dépecer un phoque ou un ours, cela va sans dire. Mais dans le même temps, comme plongeant son regard dans « un miroir déformant », chaque enfant peut convoquer en lui-même une image « familière », celle du jour où ses parents lui ont permis pour la première fois d’utiliser un vrai couteau qui coupe et dont il se souvient.
Une autre stratégie de la narration permet de rapprocher les jeunes lecteurs et les jeunes lectrices des enfants inuits. De façon répétitive, aussi bien au niveau de la structure grammaticale que du rythme sonore, reviennent des syntagmes assez courts. Ils sont enfermés mais on pourrait tout aussi bien dire qu’ils sont comme embrassés, entre deux parenthèses – on a déjà observé ce jeu icono/graphique. C’est par exemple : « Puis il s’endormait en souriant aux anges (aux anges esquimaux, naturellement). » (5) Bien évidemment Paul-Émile Victor, connaisseur du chamanisme inuit, sait bien que les anges de Grand Nord n’existent pas. Mais, très habilement, le texte, entre parenthèses, après une reprise anaphorique de « aux anges », ajoute le qualificatif « esquimaux ». Il ponctue le tout avec l’adverbe « naturellement ».
Il s’agit dès lors de proposer au jeune lectorat une reformulation qui instaure une équivalence entre le monde qu’à l’époque il est censé connaitre (les anges) et l’altérité culturelle du monde qu’on lui donne à découvrir (les esprits et le Pays des Morts dans la cosmologie inuite d’alors). Ces constructions interactives reviennent à cinq reprises dans l’album. Par leur isomorphisme, leur isorythmie, elles fonctionnent un peu comme une formulette de comptine ou un refrain : « […] [I]l s’endormait sur une peau d’ours en souriant au marchand de sable (au marchand de sable esquimau, évidemment !). » (9) On peut aussi les comparer aux ritournelles que les conteurs et les conteuses utilisent au cours de leurs récits pour encourager la participation de leurs jeunes auditoires.
Le jeu d’hybridation entre le proche et le lointain que l’album met en place crée une situation de lecture où l’enfant apprend à s’inscrire dans une forme de dialogisme culturel, une dialectique civilisationnelle plus exactement, entre domestication d’une pensée sauvage (l’enfant est en surplomb du microcosme que l’album offre à ses yeux) et propre ensauvagement de sa pensée domestique (d’autres enfants comme moi vivent autrement, aujourd’hui, là-bas…).
Ainsi, les notices informatives guident le jeune lectorat à travers une culture autre alors que la narration, elle, multiplie les réassurances d’une évidente proximité entre les enfants d’ici et ceux d’ailleurs. Celle ou celui qui lit ne peut qu’entrer en empathie avec le jeune héros, peut-être s’identifier à lui, ou tout au moins souhaiter qu’il devienne son ami. Et ce n’est pas une moindre plus-value culturelle et éducative, plus-value symbolique (plus que violence symbolique14Certes, il n’y a pas de point de vue neutre, pas plus sur sa propre culture que sur des cultures autres. Ce n’est pas faire particulièrement violence ethnocentrée que de postuler comme une sorte d’invariant anthropologique que les comportements enfantins inuits (le désir de ce qui nous manque, par exemple) sont du même ordre que chez les autres enfants du monde. Il y a pire comme universalisme occidentalo-centré.) que quêtent alors les albums du Père Faucher et le mouvement militant de l’Éducation Nouvelle sur un fonds de valeurs avant-gardistes pour l’époque où se conjuguent universalisme (et non plus patriotisme) et esthétisme (et non moralisme).
L’auteur-médiateur qui implique ou même interpelle le lectorat peut aussi être interpellé par lui
Ainsi par exemple, et c’est une évidence, le lectorat d’aujourd’hui n’est pas identique au lectorat d’hier. La place des filles et des garçons dans l’album est marquée du point de vue du genre – et petites lectrices comme petits lecteurs contemporains sont en droit de se poser des questions. Effectivement, le héros est masculin. Il est constamment au premier plan alors que les personnages féminins occupent le plus souvent l’arrière-plan (22). Les seules fois où les femmes ne sont pas reléguées sous forme de petites silhouettes au fond de l’image, c’est quand elles s’occupent des enfants, de la nourriture et de la cuisine… Leurs actions ne sont pas glorifiées, et pourtant il y a tout à parier que, dans une économie de survie où les solidarités dans le travail sont absolument nécessaires (la littérature ethnographique ne cesse de le souligner), les femmes jouent elles aussi un rôle indispensable au bon déroulement de la vie quotidienne. Alors pourquoi jamais personne ne les admire debout sur le rivage ? Quel atelier de réécriture féministe donnera vie à un album où une petite fille inuite nous racontera sa vie15Paul-Émile Victor s’est essayé de son vivant à imaginer un autre album, Pouyak, la petite fille eskimo qui jouait à la poupée tout le temps, qui aurait été comme le pendant d’Apoutsiak, le petit flocon de neige. L’auteur n’avait pas jugé bon de publier cet album – à juste titre selon nous… Le manuscrit, abandonné dans des cartons, a été retrouvé par ses enfants qui, eux, ont eu un avis différent (Victor, 2008). ?
Les jeunes lectrices et les jeunes lecteurs d’aujourd’hui pourront également s’interroger sur l’emploi du mot « esquimau » et son remplacement par le mot « inuit », un terme qui explique qu’un peuple préfère être dénommé par un nom qu’il a choisi pour se désigner dans sa propre langue.
Et nous-même, nous sommes prise dans cette boucle de l’auto-ethnologie ! En commençant l’étude de cet album, nous ne pensions pas que cette lecture ethnocritique nous mobiliserait si longtemps. Nous connaissions l’ouvrage, que nous avions lu de façon un peu distraite sans doute, ou disons distractive. À vrai dire, c’est surtout son dispositif éditorial qui nous avait d’abord attirée. Au fur et à mesure de notre travail, nous avons navigué à travers les notices informatives, allant de découverte en découverte, dépassant les effets du champ littéraire où les albums pour la prime jeunesse sont hypo/légitimes16À notre connaissance, il n’existe pas beaucoup de travaux critiques sur Apoutsiak, publication vedette de la série « Les Enfants de la Terre » pourtant, un classique même des albums pour la jeunesse. Nous pouvons signaler, à titre d’exemples, deux articles de Daniel Jacobi (2003a et 2003b). Signalons également, en 2012, l’article de Florence Gaiotti, et en 2019, celui de Corinne Bouquin (94-96)., nous voulons dire que l’on n’y accorde pas spontanément toute l’attention de principe qu’ils méritent. Ces découvertes, donc, nous ont amenée à prendre la mesure des recherches effectuées sur le terrain par Paul-Émile Victor, des travaux d’ethnographie qu’il a lus bien sûr – Mauss17Bien évidemment, nous pensons à Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Étude de morphologie sociale (1991 : 389-477). en tout premier lieu, dont il a été l’élève – et des livres qu’il a écrits lui-même ou en collaboration.
Parcourir par exemple l’impressionnante Civilisation du Phoque que l’éditeur Belin vient de rééditer en 2022, c’était pouvoir faire des allers et retours entre les connaissances scientifiques et les informations données dans l’album :
- Reconnaître dans le dessin de la mère d’Apoutsiak dépeçant un phoque, le croquis d’une femme enlevant la peau et la couche de graisse du phoque figurant dans la rubrique « Les gestes et les techniques – Techniques du corps » ;
- Faire le rapprochement entre les petites ficelles qui suivent Apoutsiak enfant s’amusant dans la neige et les jeux de ficelles répertoriés et décrits par l’ethnologue, avec les figures des mains représentées ;
- Suivre les différentes expéditions de Paul-Émile Victor, c’était suivre un homme qui voulait apprendre à être Inuit parmi les Inuits et voir dans l’album les efforts déployés pour faire connaitre ce monde menacé à des enfants et en même temps en raconter la disparition inexorable.
Le lu et le vu
L’album de Paul-Émile Victor, c’est donc le cru et le cuit, l’été et l’hiver, le visible et l’invisible, le magique et le technique, le père Mauss et le père Castor, l’ethnographique et l’artistique, et peut-être bien d’autre chose encore…
Mais ce que fait cette littérature de jeunesse à l’anthropologie culturelle et à l’anthropologie du symbolique, c’est de nous inviter aussi à une forme de rêverie anthropologique qui décolonise peu ou prou nos propres censures civilisationnelles. Une rêverie étrange et familière d’un soi qui n’est à chaque fois ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Une auto-ethnologie qui aurait le charme d’une auto-analyse, une auto/bio/graphie de son propre imaginaire et de ses inflexions existentielles.
Le lu et le vu, c’est en effet ici tout autant le nu et le tu. Ce qui est habituellement tu, c’est non seulement la présence factuelle et multiforme des corps nus ou demi-nus (corps du bébé, corps des angelots, corps de neige de l’enfant de neige, corps des femmes, corps des animaux, corps nu du monde en sa primitivité première), mais aussi le continuum des instances qui nous constituent en tant que sujets anthropologiques.
Il y a en effet, projeté sur l’écran des pages de cet album-là, comme un charme subliminal à suivre le dessin et le destin d’un imaginaire où coexistent dans une même synchronie du symbiotique, du somatique, du sémiotique et du symbolique18En fin de son article « “Ma belle machine à écrire ”, Blaise Cendrars » (2020), Jean-Marie Privat donne un bref exemple d’une approche anthropologique de la construction phénoménologique de la sémio-sphère et de sa formule poétique en littérature selon quatre instances qui font/fondent le sujet. Ces instances à la fois se succèdent, s’emboîtent, s’hybrident et se miroitent peu ou prou : le moment symbiotique – le moment somatique – le moment sémiotique – le moment symbolique. Voir aussi Coquet, 2007.. À titre d’exemple, revenons à l’incipit et aux sept premières phrases qui lancent le récit : « Il s’appelait Apoutsiak, le petit-flocon-de-neige. Il était rond, doré et beau. Bien au chaud dans le dos de sa mère, il dormait. » Le corps ensommeillé du nourrisson dans la chaude capuche maternelle, c’est le symbiotique. « Il tétait les yeux fermés et, du bout des doigts, caressait le cou de sa mère. » Le corps à corps vital et sensuel avec la mère, évoque le somatique. « Au réveil, il souriait, frais comme un petit flocon. […] Jamais il ne pleurait. Tout juste s’il réclamait à boire. » Cette fois le sourire comme premier signe de communication et la demande formulée aussi bien qu’informulée de substance, représentent le sémiotique. Enfin, « […] et dans le fond de ses yeux noirs, des étoiles brillaient » montre le miroitement du cosmos dans le logos (yeux = étoiles) et fait accéder au symbolique.
Cette présentation de l’ethnocritique à partir d’un album pour la jeunesse montre combien la dialogisation d’univers symboliques hybrides est heuristique. Nous pensons qu’elle peut s’avérer particulièrement éclairante pour analyser des récits qui font entrer les enfants, petits et grands, dans l’univers des signes propres à l’œuvre et plus largement dans la socialisation culturelle des jeunes lecteurs et des jeunes lectrices.
À la croisée de l’anthropologie culturelle et de l’analyse littéraire donc, l’étude des exemples qui suivent se veut représentative de cet intérêt.
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Pour citer
Vinson, Marie-Christine, « Présentation », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, « Ethno/livres », 2024, https://ethnocritique.com/1-presentation/.