La conversion à la raison graphique est une préoccupation très présente dans les récits d’apprentissage destinés à de jeunes publics. On peut y voir à l’œuvre les processus d’acculturation à l’ordre de l’écrit comme les modes de mises à distance des pratiques d’oralité traditionnelles et personnelles. Les résistances aussi. Or l’un des points forts de la recherche en ethnocritique est l’analyse anthropologique de la polylogie des fictions modernes et contemporaines. Ces fictions orchestrent des pratiques sociales et langagières aussi variées que fréquentes qui combinent, selon diverses configurations, des traits caractéristiques de l’oralité (l’interaction communicationnelle à corps présent) et des traits de la littératie, la culture écrite1.
L’autorité symbolique et la légitimité culturelle de la littératie triomphent évidemment avec la scolarisation de masse. Les messages « pédagogiques » des corpus jeunesse peuvent concerner des publics éloignés de la culture écrite pour des raisons socio-historiques (les classes populaires au XIXe siècle par exemple). Gaspard, dans La Fortune de Gaspard (1866), de la comtesse de Ségur ; Rémi, dans Sans famille (1878), d’Hector Malot ; Clopinet, dans « Les Ailes de courage », un récit tiré des Contes d’une grand-mère (1873-1876), de George Sand, sont des héros représentatifs de ce parcours littératien. Leur incorporation plus ou moins laborieuse de la raison graphique, leur appropriation plus ou moins conflictuelle des savoirs alphabétisés sont à l’origine même de leur quête. Elles fondent le système très didactique des valeurs affichées dans les textes ; elles constituent le moteur même de l’avancée de la fiction romanesque.
Les corpus des œuvres elles-mêmes sont pris dans cette grande entreprise de légitimation littératienne. Les célèbres contes de Perrault (1687-1695) sont particulièrement concernés : ils offrent en effet la mise en mots littéraire de contes appartenant souvent à la littérature orale traditionnelle. Aussi ont-ils donné lieu à de surprenantes formes de réappropriation fictionnelle et de recomposition narrative. Dans les années 1860, deux planches de l’imagerie populaire d’Épinal et de Metz, La Mere L’Oie (1861) et Histoire de la Mere-L’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit (entre 1861 et 1865) reprennent ces contes à l’usage des enfants. Elles racontent la transformation des contes dits en contes écrits, le passage d’une culture folklorique et à l’aura mythique au moralisme d’une culture folklorisée. En d’autres termes, la victoire de l’art de l’imprimerie sur la transmission de bouche à oreille. Il faut convaincre le jeune public de l’incontournable pouvoir de l’écrit et de ses savoirs. Il n’y a d’autre avenir pour les contes que d’être imprimés dans des livres afin de développer chez tous les enfants le savoir-lire indispensable à leur éducation. Et ce sont donc bien les contes de Perrault érigés en Bible des enfants qui jouent le rôle de médiation culturelle.
Les publics dont parle la littérature de jeunesse peuvent aussi être éloignés de la culture écrite en raison de leur très jeune âge. Dans les albums contemporains adressés au tout jeune public, on raconte alors comment chaque enfant doit accomplir, pour lui-même, le passage des oralités enfantines à la littératie. Et il suffit de penser combien ce passage est très précoce dans le monde moderne pour comprendre l’importance de l’enjeu.
Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école, publié en 1992, est un album fréquemment utilisé à l’école. Le jeune héros, un petit Africain, ne veut pas s’acculturer aux pratiques scolaires parce qu’il ne veut pas renoncer aux jeux qui sont censés faire de lui un être « naturel » qui s’épanouit dans le monde idyllique de l’oralité. L’ethnotype de l’enfant noir, l’évocation partielle et partiale de la culture traditionnelle des Peuls, le choix générique de la fable et du conte, les jeux typographiques du support sont autant d’éléments qui rendent compte de cet enchantement culturel. Mais il faudra bien basculer dans le monde de la littératie…
La conversion à la raison graphique est une préoccupation très présente dans les récits d’apprentissage destinés à de jeunes publics. On peut y voir à l’œuvre les processus d’acculturation à l’ordre de l’écrit comme les modes de mises à distance des pratiques d’oralité traditionnelles et personnelles. Les résistances aussi. Or l’un des points forts de la recherche en ethnocritique est l’analyse anthropologique de la polylogie des fictions modernes et contemporaines. Ces fictions orchestrent des pratiques sociales et langagières aussi variées que fréquentes qui combinent, selon diverses configurations, des traits caractéristiques de l’oralité (l’interaction communicationnelle à corps présent) et des traits de la littératie, la culture écrite1.
L’autorité symbolique et la légitimité culturelle de la littératie triomphent évidemment avec la scolarisation de masse. Les messages « pédagogiques » des corpus jeunesse peuvent concerner des publics éloignés de la culture écrite pour des raisons socio-historiques (les classes populaires au XIXe siècle par exemple). Gaspard, dans La Fortune de Gaspard (1866), de la comtesse de Ségur ; Rémi, dans Sans famille (1878), d’Hector Malot ; Clopinet, dans « Les Ailes de courage », un récit tiré des Contes d’une grand-mère (1873-1876), de George Sand, sont des héros représentatifs de ce parcours littératien. Leur incorporation plus ou moins laborieuse de la raison graphique, leur appropriation plus ou moins conflictuelle des savoirs alphabétisés sont à l’origine même de leur quête. Elles fondent le système très didactique des valeurs affichées dans les textes ; elles constituent le moteur même de l’avancée de la fiction romanesque.
Les corpus des œuvres elles-mêmes sont pris dans cette grande entreprise de légitimation littératienne. Les célèbres contes de Perrault (1687-1695) sont particulièrement concernés : ils offrent en effet la mise en mots littéraire de contes appartenant souvent à la littérature orale traditionnelle. Aussi ont-ils donné lieu à de surprenantes formes de réappropriation fictionnelle et de recomposition narrative. Dans les années 1860, deux planches de l’imagerie populaire d’Épinal et de Metz, La Mere L’Oie (1861) et Histoire de la Mere-L’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit (entre 1861 et 1865) reprennent ces contes à l’usage des enfants. Elles racontent la transformation des contes dits en contes écrits, le passage d’une culture folklorique et à l’aura mythique au moralisme d’une culture folklorisée. En d’autres termes, la victoire de l’art de l’imprimerie sur la transmission de bouche à oreille. Il faut convaincre le jeune public de l’incontournable pouvoir de l’écrit et de ses savoirs. Il n’y a d’autre avenir pour les contes que d’être imprimés dans des livres afin de développer chez tous les enfants le savoir-lire indispensable à leur éducation. Et ce sont donc bien les contes de Perrault érigés en Bible des enfants qui jouent le rôle de médiation culturelle.
Les publics dont parle la littérature de jeunesse peuvent aussi être éloignés de la culture écrite en raison de leur très jeune âge. Dans les albums contemporains adressés au tout jeune public, on raconte alors comment chaque enfant doit accomplir, pour lui-même, le passage des oralités enfantines à la littératie. Et il suffit de penser combien ce passage est très précoce dans le monde moderne pour comprendre l’importance de l’enjeu.
Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école, publié en 1992, est un album fréquemment utilisé à l’école. Le jeune héros, un petit Africain, ne veut pas s’acculturer aux pratiques scolaires parce qu’il ne veut pas renoncer aux jeux qui sont censés faire de lui un être « naturel » qui s’épanouit dans le monde idyllique de l’oralité. L’ethnotype de l’enfant noir, l’évocation partielle et partiale de la culture traditionnelle des Peuls, le choix générique de la fable et du conte, les jeux typographiques du support sont autant d’éléments qui rendent compte de cet enchantement culturel. Mais il faudra bien basculer dans le monde de la littératie…
Histoire de la Mere-L’Oie, ou le secret d’avoir de l’esprit, no 22, gravure sur bois colorié (?), 4 x 5 vignettes, 435 x 335, Metz-Paris, Impression et fabrication d’Images de Thomas et Rey-Guérin-Muller et Cie, entre 1861 et 1865.
La Mere L’Oie, no 1008, lithographie couleurs, 4 x 4 vignettes Pellerin, Imprimerie-Libraire, Épinal, 8T2817, 1861.
Belmont, N., S. Ménard et J.-M. Privat (dir.), Oralités enfantines et littératures, Cahiers de littérature orale, no 88, 2020, https://doi.org/10.4000/clo.8772.
Léonard, M. et A. Prigent, Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école, Paris, Magnard, 2000 [1992].
Malot, H., Sans famille, Paris, Le Livre de poche, 2000 [1878].
Perrault, C., Contes, édités par G. Rouger, Paris, Classiques Garnier-Bordas, 1991.
Sand, G., Contes d’une grand-mère, Paris, Garnier Flammarion, 2004 [1873-1876].
Ségur, C. de, La Fortune de Gaspard, Paris, Casterman, 2004 [1866].