La littérature de jeunesse, en fonction du lectorat particulier auquel elle s’adresse – filles et garçons, depuis l’enfance jusqu’à l’adolescence – tend à tenir un discours genré, qu’il soit conscient ou pas. Les exemples proposés montrent comment l’ethnocritique permet d’entrer dans la problématique du genre, même et peut-être surtout dans des fictions qui naguère dé-historicisaient et, ce faisant, ne problématisaient pas les assignations genrées. C’est la mise en littérature de cette « invisible initiation » que nous voudrions analyser.
Les romans de la comtesse de Ségur, et plus particulièrement sa célèbre trilogie (Les Malheurs de Sophie, Les Petites filles modèles, Les Vacances, 1858-1859), ne cessent de raconter des histoires… d’éducation1. Ces textes nous racontent comment, au XIXe siècle, on éduque les petites filles, bien sûr, mais les petits garçons aussi. Ils nous signifient en quelque façon comment le rôle féminin ou masculin de chacune et de chacun s’apprend et comment se construit l’identité de genre. La démonstration se doit d’être répétitive pour que le modelage soit efficace. Ainsi trois aventures reviennent systématiquement dans chacun de ces romans, trois épisodes forestiers où filles et garçons vont devoir se comporter comme il se doit2.
En retravaillant le corpus ségurien et notamment un roman de la trilogie, Les Petites filles modèles (1858), on découvre un chapitre intitulé « Le rouge-gorge ». Ce chapitre raconte la tragique histoire de Mimi, d’abord adopté par Madeleine et qui périt ensuite, « victime d’un moment d’humeur » (Ségur, 1980 : 133). Ma Montagne (1959), de l’américaine Jean George, raconte l’histoire d’un garçon, Sam, qui, lors d’une année de vie sauvage dans les montagnes new-yorkaises des Catskill, apprivoise un faucon femelle et noue avec cet oiseau majestueux une relation affective très forte. On imagine que « ce temps des oiseaux » doit avoir un enjeu éducatif, et qu’il raconte sûrement quelque chose du processus d’apprentissage des individus, garçons et filles.
« La Voie des oiseaux » (1986), le très bel article que Daniel Fabre consacre à la formation masculine par l’oiseau, est évidemment un élément essentiel de cette lecture3. Le monde des oiseaux va permettre à Sam, le dénicheur, de fréquenter les marges qui fondent l’identité masculine. L’oiseau tombé du nid offre aux petites filles séguriennes une situation ludique qui les ramène inévitablement dans les limites du domestique.
Ma Montagne est du point de vue générique une robinsonnade pour la jeunesse avec pour héros un garçon, comme nous l’avons vu précédemment. En effet, il n’y a quasiment pas de « robinsonne » dans la littérature de jeunesse, c’est la loi du genre littéraire de la robinsonnade. Même si le texte de Jean George prend ses distances par rapport à son modèle, le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719), il n’en reste pas moins le récit de l’apprentissage de la vie, plus précisément de l’apprentissage social. Dès les premières pages de son ouvrage, La Société des individus (1987), Norbert Elias évoque d’ailleurs Robinson Crusoé pour postuler « la nature intégralement sociale » (1991 [1987] : 63-64) de l’homme. Si l’enfant « a besoin de l’empreinte sociale » (63) pour devenir un individu humain, Elias montre bien que la spécialisation croissante des sociétés urbanisées et industrialisées allonge considérablement et complexifie profondément la préparation aux fonctions d’adulte. Ce « processus de civilisation », comme dirait Elias, un processus dans lequel est engagé Sam, le héros de Ma Montagne, est un projet de socialisation masculine. Nous en suivrons les différentes étapes.
La littérature de jeunesse contemporaine n’ignore pas les dragons4 et cet « animal » semble être considéré comme un excellent passeur pour entraîner les jeunes lectrices et les jeunes lecteurs dans le monde de l’imaginaire. Le dragon, comme on le sait, n’est pas un inconnu : il nous arrive du lointain des légendes et des mythes, tout chargé de significations complexes et subtiles. Mais, bien évidemment, en passant des légendes, des rites sacrés et des contes folkloriques aux livres pour enfants, il s’est transformé. Pour mieux cerner ce questionnement, nous avons délimité notre corpus aux ouvrages où le héros est une héroïne. Donner le rôle principal à une fille dans un scénario qui, traditionnellement, fait la part belle au garçon n’est pas un choix que les auteurs et les autrices, encore aujourd’hui, font très facilement. Mais on peut faire l’hypothèse que, lorsqu’une petite fille active se trouve en face d’un dragon, les modifications apportées à la figure du dragon seront en quelque sorte emblématiques de son évolution dans le champ de la littérature pour le jeune public. Ce travail nécessite de solliciter les fonds légendaire et mythologique à partir desquels ces « bricolages » culturels – pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss (1962 : 30-36) – s’opèrent. Nous verrons qu’entre tradition et modernité, les « arrangements » sont nombreux et que les jeux d’hybridation culturelle rendent possibles des recompositions extrêmement diversifiées.
La littérature de jeunesse, en fonction du lectorat particulier auquel elle s’adresse – filles et garçons, depuis l’enfance jusqu’à l’adolescence – tend à tenir un discours genré, qu’il soit conscient ou pas. Les exemples proposés montrent comment l’ethnocritique permet d’entrer dans la problématique du genre, même et peut-être surtout dans des fictions qui naguère dé-historicisaient et, ce faisant, ne problématisaient pas les assignations genrées. C’est la mise en littérature de cette « invisible initiation » que nous voudrions analyser.
Les romans de la comtesse de Ségur, et plus particulièrement sa célèbre trilogie (Les Malheurs de Sophie, Les Petites filles modèles, Les Vacances, 1858-1859), ne cessent de raconter des histoires… d’éducation1. Ces textes nous racontent comment, au XIXe siècle, on éduque les petites filles, bien sûr, mais les petits garçons aussi. Ils nous signifient en quelque façon comment le rôle féminin ou masculin de chacune et de chacun s’apprend et comment se construit l’identité de genre. La démonstration se doit d’être répétitive pour que le modelage soit efficace. Ainsi trois aventures reviennent systématiquement dans chacun de ces romans, trois épisodes forestiers où filles et garçons vont devoir se comporter comme il se doit2.
En retravaillant le corpus ségurien et notamment un roman de la trilogie, Les Petites filles modèles (1858), on découvre un chapitre intitulé « Le rouge-gorge ». Ce chapitre raconte la tragique histoire de Mimi, d’abord adopté par Madeleine et qui périt ensuite, « victime d’un moment d’humeur » (Ségur, 1980 : 133). Ma Montagne (1959), de l’américaine Jean George, raconte l’histoire d’un garçon, Sam, qui, lors d’une année de vie sauvage dans les montagnes new-yorkaises des Catskill, apprivoise un faucon femelle et noue avec cet oiseau majestueux une relation affective très forte. On imagine que « ce temps des oiseaux » doit avoir un enjeu éducatif, et qu’il raconte sûrement quelque chose du processus d’apprentissage des individus, garçons et filles.
« La Voie des oiseaux » (1986), le très bel article que Daniel Fabre consacre à la formation masculine par l’oiseau, est évidemment un élément essentiel de cette lecture3. Le monde des oiseaux va permettre à Sam, le dénicheur, de fréquenter les marges qui fondent l’identité masculine. L’oiseau tombé du nid offre aux petites filles séguriennes une situation ludique qui les ramène inévitablement dans les limites du domestique.
Ma Montagne est du point de vue générique une robinsonnade pour la jeunesse avec pour héros un garçon, comme nous l’avons vu précédemment. En effet, il n’y a quasiment pas de « robinsonne » dans la littérature de jeunesse, c’est la loi du genre littéraire de la robinsonnade. Même si le texte de Jean George prend ses distances par rapport à son modèle, le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719), il n’en reste pas moins le récit de l’apprentissage de la vie, plus précisément de l’apprentissage social. Dès les premières pages de son ouvrage, La Société des individus (1987), Norbert Elias évoque d’ailleurs Robinson Crusoé pour postuler « la nature intégralement sociale » (1991 [1987] : 63-64) de l’homme. Si l’enfant « a besoin de l’empreinte sociale » (63) pour devenir un individu humain, Elias montre bien que la spécialisation croissante des sociétés urbanisées et industrialisées allonge considérablement et complexifie profondément la préparation aux fonctions d’adulte. Ce « processus de civilisation », comme dirait Elias, un processus dans lequel est engagé Sam, le héros de Ma Montagne, est un projet de socialisation masculine. Nous en suivrons les différentes étapes.
La littérature de jeunesse contemporaine n’ignore pas les dragons4 et cet « animal » semble être considéré comme un excellent passeur pour entraîner les jeunes lectrices et les jeunes lecteurs dans le monde de l’imaginaire. Le dragon, comme on le sait, n’est pas un inconnu : il nous arrive du lointain des légendes et des mythes, tout chargé de significations complexes et subtiles. Mais, bien évidemment, en passant des légendes, des rites sacrés et des contes folkloriques aux livres pour enfants, il s’est transformé. Pour mieux cerner ce questionnement, nous avons délimité notre corpus aux ouvrages où le héros est une héroïne. Donner le rôle principal à une fille dans un scénario qui, traditionnellement, fait la part belle au garçon n’est pas un choix que les auteurs et les autrices, encore aujourd’hui, font très facilement. Mais on peut faire l’hypothèse que, lorsqu’une petite fille active se trouve en face d’un dragon, les modifications apportées à la figure du dragon seront en quelque sorte emblématiques de son évolution dans le champ de la littérature pour le jeune public. Ce travail nécessite de solliciter les fonds légendaire et mythologique à partir desquels ces « bricolages » culturels – pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss (1962 : 30-36) – s’opèrent. Nous verrons qu’entre tradition et modernité, les « arrangements » sont nombreux et que les jeux d’hybridation culturelle rendent possibles des recompositions extrêmement diversifiées.
Elias, N., La Société des individus, Paris, Fayard, 1991.
Fabre, D., « La Voie des oiseaux », L’Homme, vol. 99, no 3, juillet-septembre 1986, p. 7-40.
Fabre, D., « L’Invisible initiation : devenir filles et garçons dans les sociétés rurales d’Europe », Canal-U, Campus Condorcet, 9 février 2015, https://www.canal-u.tv/video/campus_condorcet_paris_aubervilliers/l_inv….
Fabre, D., Passer à l’âge d’homme dans les sociétés méditerranéennes, Paris, Gallimard, 2022.
George, J., Ma Montagne, Paris, L’École des loisirs, 1987.
Lévi-Strauss, C., La Pensée sauvage, Paris, Presses Pocket, 1962.
Ribémont, B. et C. Vilcot, Caractères et métamorphoses du dragon des origines. Du méchant au gentil, Paris, Honoré Champion, 2004.
Scarpa, M., « La Voie du faucon », dans J.-M. Privat (dir.), «Ma Montagne. Lectures pluridisciplinaires d’une robinsonnade pour la jeunesse», Recherches textuelles, no 6, 2006, p. 149-175.
Ségur, C. de, Les Malheurs de Sophie, Paris, Gallimard, 1977 [1858].
Ségur, C. de, Les Petites filles modèles, Paris, Gallimard, 1980 [1858].
Ségur, C. de, Les Vacances, Paris, Gallimard, 1978 [1859].
Vinson, M.-C., L’Éducation des petites filles chez la comtesse de Ségur, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1987.